Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 138-154).
CHAPITRE VII


DERNIÈRES ANNÉES. — LA ROULETTE


Le miracle de la Sainte Épine, survenu pendant la lutte avec la Société de Jésus, avait fortement touché Pascal. Il y avait vu la marque des desseins de Dieu sur lui. Son zèle déjà grand pour la conversion des pêcheurs et des incrédules en fut accru. Et comme il savait maintenant à quel point l’esprit du siècle peut régner dans l’Église elle-même, il fut plus exact que jamais à recommander autour de lui le pur esprit de l’Évangile.

Le miracle même dont il avait été témoin fit de lui l’instrument d’une conversion remarquable. Parmi les personnes qui vinrent alors à Port-Royal faire leur dévotion devant la Sainte Épine se trouvait Mlle de Roannez, sœur du duc de Roannez, que Pascal connaissait depuis 1660, et qu’il avait converti peu de temps après sa propre conversion définitive. Elle avait vingt trois ans. Elle était tout à fait dans le monde. Touchée de la grâce, elle eut l’idée de se faire religieuse. Elle s’en ouvrit à quelques personnes de Port-Royal, peut-être tout d’abord à Pascal, qu’elle ne pouvait manquer de y connaître, puis, par lui, à M. Singlin. Et elle refusa un mariage que lui proposait son frère. Puis du Poitou, où celui-ci l’avait emmenée pour qu’elle s’examinât, elle engagea une correspondance avec Pascal. Elle lui envoie des reliques du Poitou. Pascal lui fait part, en échange, de prières à dire à trois heures de l’après-midi. La question qu’ils vont agiter est la suivante : Mlle de Roannez doit-elle rester dans le monde ou en sortir ?

Pascal l’invite à méditer cette parole d’une sainte qu’il ne faut pas examiner si on a vocation pour sortir du monde, mais seulement si on a vocation pour y demeurer, comme on ne consulterait point si on est appelé à sortir d’une maison pestiférée, mais si on doit y rester. C’est en ces termes qu’il faut poser la question, étant donné qu’il faut prendre en toutes choses le parti le plus sûr.

Cependant Mlle de Roannez sent en elle une douloureuse anxiété, et hésite à se détacher.

La souffrance, répond Pascal, n’est pas un obstacle : c’est un signe de vocation. Certes, quand on vient à suivre volontairement celui qui nous entraîne, on ne sent pas son lien. Mais quand on commence seulement à combattre son penchant et à marcher, on souffre bien. La souffrance est le sentiment de la lutte qui se livre en nous entre la concupiscence et la grâce. Et Pascal accumule les textes, les arguments propres à convaincre l’esprit un peu flottant de la jeune fille. Il les expose avec cette éloquence lumineuse, passionnée, énergique et presque violente, qui, en même temps qu’elle force l’adhésion de l’intelligence, étonne la volonté. Il suit pas à pas les mouvements intérieurs de la jeune fille, comme un directeur de conscience très expérimenté et très attentif. Il fait plus : il se met lui-même dans ses lettres, il réveille les souffrances et les émotions de sa propre conversion, il communique à sa correspondante ses angoisses au sujet des affaires présentes et des destinées de l’Église, il établit une communion entre l’âme timide et faible de la jeune fille et sa propre âme, si pleine de Dieu, si ardente, si puissante, si impérieuse.

Les lettres de Pascal sont une source de force pour Mlle de Roannez. Elle les désire. Elle se plaint, lorsque Pascal écrit à son frère sans y joindre des paroles pour elle. Pascal l’encourage. Je suis bien content de vous, lui écrit-il. J’admire que votre zèle se soutienne, car il est bien plus rare de continuer dans la piété que d’y entrer.

Cependant Mlle de Roannez s’aperçoit que de nouveau une tristesse et une amertume lui pénètrent l’âme. De quelle nature est cette souffrance ? Vient-elle de Dieu ou vient-elle de l’homme ? Est-ce la tristesse qui tue, ou celle qui ressuscite ?

Comme elle était dans cet état d’esprit, elle revint à Paris. Alors elle revit Pascal, et sa résolution fut désormais inébranlable. Elle en parla à sa mère, qui chercha à la retenir. Elle se sauva à Port-Royal.

Tant que Pascal vécut, elle brava les efforts que l’on fit pour la rendre au monde. En vain les jésuites réussirent-ils à l’arracher de l’abbaye. Elle vécut en religieuse chez sa mère. Pascal mort, elle se révolta contre la direction grondeuse d’Arnauld, se fit relever de ses vœux, et épousa à trente-quatre ans le duc de la Feuillade. Elle fut alors frappée dans ses enfants, dont le premier mourut sans baptême, dont le second naquit contrefait. Après avoir subi des opérations terribles, elle mourut à cinquante ans, en 1683. Dès 1671 elle s’était repentie, et avait fait un legs à Port-Royal. Elle avait conservé des lettres de Pascal, elle y trouva le moyen de sanctifier ses douleurs, elle y puisa la consolation. Elle acheva sa vie, en pensée, dans ce Port-Royal, où elle avait connu la joie.

La correspondance avec Mlle de Roannez avait une fois de plus révélé à Pascal sa vocation de conducteur d’âmes. Il fit désormais servir toutes ses réflexions au grand dessein qu’il avait formé d’écrire un ouvrage contre les athées, non seulement pour les confondre, mais pour les ébranler et les mettre dans la voie de la conversion. Lui qui avait vécu dans le monde, il n’ignorait pas la grande vogue du libertinage. Il savait que Mersenne comptait dans Paris cinquante mille athées, plus dangereux que les Ottomans. Il était souvent visité par des personnes qui trouvaient des difficultés dans la religion, par des esprits forts qui venaient pour disputer avec lui contre les dogmes de la foi.

Le miracle de la Sainte Épine lui suggéra de nombreuses réflexions qui semblent avoir été le point de départ de son travail. Mais la vraie cause était dans tout le passé et dans le génie de Pascal. Il n’eût pu se contenter d’une piété solitaire, et jouir en égoïste de la grâce divine. Il voulait être le canal par où elle se répand, et faire servir au bien des autres, avec ses facultés, les lumières qu’il avait acquises.

Persuadé que le plus grand bienfait des sciences était de nous mettre en possession de méthodes propres à démontrer, autant qu’elles peuvent l’être, les vérités de la religion, il prétendit faire voir, en ce sens, que la religion chrétienne avait autant de marques de certitude que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables. Cependant il songea que ceux qu’il combattait dans les Provinciales faisaient profession, eux aussi, de ramener à l’Église les incrédules. Or leurs principes n’étaient propres qu’à faire échanger une impiété contre une autre. Il ne suffisait donc pas de combattre les ennemis du dehors, il fallait combattre aussi ceux du dedans. C’était au christianisme véritable, à celui qui régénère et qui sauve, non à un vain simulacre de la religion du Christ, qu’il s’agissait de convertir les hommes. Et ainsi, son ouvrage sur la, religion devait être la condamnation des fausses Doctrines des jésuites, en même temps que la réfutation des mauvais raisonnements des libertins.

Pour composer cet ouvrage, il lut et relut l’Écriture et les Pères, principalement saint Augustin. Il se servit aussi d’un ouvrage du xiiie siècle, dirigé surtout contre les juifs, qui venait d’être réimprimé à Paris en 1651, le Pugio fidei du dominicain catalan Raimond Martin. Mais surtout il médita ; il donna un soin particulier à l’ordre des pensées, qui, selon lui, faisait la force du discours.

Ayant déterminé les lignes principales de son plan, il l’exposa un jour à Port-Royal dans une conférence qui dura deux ou trois heures. Ces Messieurs furent charmés de son discours, et jugèrent qu’ils n’avaient jamais rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus touchant ni de plus convaincant. Pascal sans doute, aurait pu, dès cette époque, c’est-à-dire vers 1658, écrire l’ouvrage en peu de temps. Mais il avait accoutumé de travailler infiniment tout ce qu’il composait. Il ne se contentait presque jamais de ses premières pensées ; il refaisait huit et dix fois des pièces que chacun trouvait admirables sous leur première forme. Il continua ses méditations.

Doué d’une excellente mémoire, il écrivait peu. Mais, vers 1658, ses continuels maux de tête l’ayant rendu sujet à l’oubli, il prit l’habitude de noter sur des feuilles éparses les idées qui lui venaient à l’esprit. Son extrême difficulté à se satisfaire donnait lieu de craindre que l’œuvre ne demeurât inachevée, même s’il avait conservé quelque santé. Mais ses infirmités qui devinrent intolérables lui firent tomber la plume des mains avant qu’il eût abordé la composition proprement dite.

Tandis que son état de maladie mettait de plus en plus obstacle à son travail, il en usa pour s’appliquer à son perfectionnement intérieur. Son principe était que l’obéissance aux commandements de Dieu ne suffit pas, mais que le devoir est de réformer notre cœur, de manière à vouloir véritablement et pleinement ce que nous faisons pour honorer Dieu. Or il ne sentait que trop qu’il n’était pas né chrétien. Il avait une humeur bouillante, qui se portait aux excès, une fantaisie d’exceller en tout, une disposition à l’ambition, à l’orgueil, à la révolte. Il avait des affections impétueuses, était enclin à la colère, à l’ironie. Il ressentait, pour la science, une passion telle que, quand il s’y livrait, il oubliait tout le reste. Il comprit que la maladie, qui affaiblit le corps, et, par suite, là concupiscence, est l’état naturel du chrétien. Il en accrut encore les effets par la mortification. Il combattit méthodiquement en lui les trois concupiscences de la chair, de l’esprit, de la volonté.

Il portait une ceinture de fer garnie de pointes à l’intérieur, à nu sur la chair ; et quand il lui venait quelque pensée de vanité, il se donnait des coups de coude pour redoubler la force des piqûres. Il se refusait tout ce qui est agréable au goût. Il se faisait pauvre pour imiter Jésus-Christ. Il aimait les pauvres avec tendresse ; et il empruntait, plutôt que de leur refuser l’aumône. Ayant inventé un système de carrosses-omnibus, qui réussit fort bien, il demanda mille francs par avance sur sa part des bénéfices, pour les envoyer aux pauvres de Blois, que l’hiver de 1662 avait mis dans une grande détresse. L’affaire, par malheur, ne s’arrangea pas.

Il n’est pas croyable à quel point il était exact sur le chapitre de la pureté. Ses actes marquaient, à cet égard, une délicatesse qui excitait l’admiration des plus pieux ecclésiastiques.

Sa vivacité et son impatience avaient fait place à une douceur merveilleuse, particulièrement envers ceux qui l’avertissaient ou l’offensaient.

Il se déprenait de ses plus chères affections. Il tenait maintenant les mathématiques pour futiles, n’estimait les sciences que dans leur rapport à la piété. Il veillait à ce que sa grande tendresse pour les siens n’allât pas jusqu’à l’attachement. Réciproquement, il ne voulait pas que l’on eût de l’attache pour lui. « Je ne suis la fin de personne, disait-il, car je mourrai. » Dans le même temps, il écrivait à Mme Périer qu’engager sa fille dans le mariage, serait, selon l’expression de ces Messieurs de Port-Royal, commettre une sorte de déicide en la personne des deux époux.

Il était observateur scrupuleux des pratiques de la religion. Il prenait un plaisir toujours plus vif à la lecture de l’Écriture Sainte, et il arrivait à la savoir par cœur. Il aimait surtout le psaume cxviii, où on lit : quando facies de persequentibus judicium ? n savait que tout ce que Dieu exige de nous se résume dans l’amour ; et, en s’appliquant de toutes ses forces à quitter les plaisirs et à s’humilier, il s’offrait à l’inspiration divine.

Et l’amour descendait en lui. Il sentait en son coœur la présence de Jésus-Christ. Il conversait avec lui.


Console-toi, lui disait le Sauveur, tu me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi. C’est mon affaire que ta conversion : ne crains point, et prie avec confiance comme pour moi.


Et Jésus lui révélait le mystère de sa double nature. Il a été bien véritablement homme, faible et misérable comme nous et plus que nous. Il a souffert, il s’est vu abandonné, il a été en agonie. Mais, tandis que nos souffrances, passivement subies, sont dissolvantes, les siennes, nées de l’amour, produisent la force et la vie. Et Pascal répondait du fond de son âme : « Seigneur, je vous donne tout ! Lui-même a fixé cet entretien sur le papier dans un fragment intitulé : Le Mystère de Jésus. À peine touche-t-il encore à la terre. La vertu ne lui suffit plus. Il cherche la sainteté. Comment se fait-il pourtant que, à cette même époque nous lui voyions organiser, avec une merveilleuse activité, un concours sur un problème de mathématiques, et écrire, à ce sujet, des lettres et mémoires qui rappellent la plus brillante période de sa vie scientifique ?

Une nuit qu’il souffrait d’un grand mal de dents, raconte sa nièce Marguerite Périer, il s’avisa, pour se soulager, de s’appliquer à quelque chose qui lui fît oublier son mal. Et ayant pensé au problème de la Roulette ; proposé jadis par le P. Mersenne, et que personne n’avait pu résoudre, il en trouva la démonstration, ce qui le guérit. Il n’eût rien fait de cette solution, si M. de Roannez ne l’eut averti que, dans le dessein où il était de combattre les athées, il devait leur montrer qu’il en savait plus qu’eux en tout ce qui est sujet à démonstration. Sur quoi M. de Roannez lui conseilla de consigner soixante pistoles comme prix proposé à celui qui résoudrait le problème. Pascal ouvrit le concours en juin 1658, fixant le délai a dix-huit mois. Ce temps écoulé, les examinateurs ayant jugé que personne n’avait résolu le problème, Pascal rédigea la démonstration, et employa les soixante pistoles à faire imprimer son ouvrage.

Tel est le récit de Mlle Périer. En réalité, le travail auquel se livra Pascal à cette occasion est considérable. Il médita ses démonstrations pendant plusieurs mois avant de proposer le problème ; et il écrivit sous le pseudonyme d’Amos Dettonville, anagramme de Louis de Montalte, un grand nombre de traités et de lettres, en latin et en français.

Si nous devons l’en croire, ce n’est point par amour pour les mathématiques qu’il y revint ainsi. Les mathématiques, écrit-il à Fermat en 1660, sont bonnes pour faire l’essai, non l’emploi de ses forces. Mais dans la même lettre il appelle Fermat le premier homme du monde. Et, en proposant son prix, il dit que son seul objet est d’offrir en hommage public à celui qui trouvera la solution, ou plutôt de déclarer le mérite de ce savant. Il parle de la gloire comme autrefois. Il reprend ceux qui se vantent à tort, comme autrefois. Ne serait-ce pas que, séduit, à son insu même, par cette science qui semblait lui être innée, il s’est oublié une fois encore ?

Heureuse faute ! Non seulement Pascal envisageait le problème de la Roulette en un sens beaucoup plus génial que l’on n’avait fait jusqu’alors, mais il employait des méthodes telles, qu’il doit être compté, ainsi que l’a montré M. Délègue dans un essai sur ses travaux mathématiques publié à Dunkerque en 1869, parmi les créateurs du calcul infinitésimal.

De ce calcul il possède tous les fondements métaphysiques. Il pose en principe que dans les grandeurs continues il y a différents ordres d’infini, tels que les uns sont de purs néants devant les autres : ainsi le point par rapport à la ligne ; puis il voit que toute grandeur unie peut être considérée comme divisée en une infinité d’éléments qui seront toujours entre eux comme les grandeurs infinies qui leur ont donné naissance. De ces principes il déduit la possibilité de débarrasser les raisonnements · géométriques des entraves qu’y apporte l’incommensurabilité des grandeurs continues évaluées en nombres formés d’unités indivisibles et finies ; la possibilité de ramener à la ligne droite les éléments des grandeurs les plus diverses ; la possibilité de considérer deux grandeurs infiniment voisines dans l’ordre de la succession comme égales entre elles ; la possibilité de simplifier l’expression de l’accroissement d’une grandeur, quand cette expression est susceptible de contenir des grandeurs hétérogènes.

Si, en outre de ces principes généraux, il n’a pas formulé les règles propres du calcul infinitésimal, il est certain qu’il a appliqué les plus importantes ; et l’on peut prouver qu’il possédait l’art de trouver les tangentes par la méthode des indivisibles.

Ses travaux eurent une influence sur la découverte de Leibnitz. En lisant les lettres de Dettonville, dit ce philosophe, subito lucem hausi. Le Traité de la Roulette, écrit d’Alembert, sera toujours précieux comme un monument singulier de la force de l’esprit humain, et comme reliant l’un à l’autre Archimède et Newton.

Un objet auquel Pascal n’avait cessé de s’intéresser était la politique, envisagée dans ses principes généraux. Il avait toujours été très exact au service du roi, disant que, dans une république, c’était un grand mal de chercher a instituer un roi, mais que, dans un État ou la puissance royale est établie, c’était une sorte de sacrilège de combattre la royauté ; car la puissance royale était, non seulement une image, mais une participation de la puissance divine. Il aimait à conférer sur l’éducation des princes, et il ne cachait pas qu’il eût volontiers sacrifié sa vie pour une œuvre aussi importante. Un jour, vers 1660, il eut l’occasion de donner des conseils à un enfant de grande condition, sans doute le fils aîné du duc de Luynes, âgé alors de quatorze ans. Il lui fit trois discours fort remarquables, dont Nicole a écrit une analyse, neuf ou dix ans après les avoir entendus. Chose étrange, on trouve, dans cette analyse même, l’empreinte du génie de Pascal, tant, comme le dit Nicole, tout ce qu’il disait faisait sur l’esprit une impression ineffaçable.


C’est par l’effet du hasard, dit Pascal au jeune prince, que voue possédez les richesses dont vous vous trouvez maître. De vous-même et par votre nature, vous n’y avez aucun droit. L’ordre en vertu duquel ces biens ont passé de vos ancêtres à vous est un ordre d’établissement, et d’établissement humain. Votre âme et votre corps sont d’eux-mêmes indifférents à l’état de batelier ou à celui de duc. Égalité parfaite avec les autres hommes, voilà votre état naturel. Le peuple, il est vrai, n’en a pas le secret : il croit que la noblesse est une grandeur réelle. Ne lui découvrez pas son erreur, qui est utile à la tranquillité de l’État. Mais, tout en agissant extérieurement selon votre rang, songez à votre condition véritable, et gardez-vous de l’insolence.

Il y a deux sortes de grandeurs, les grandeurs naturelles science, vertu, santé, force ; et les grandeurs d’établissement, créées par la volonté des hommes en vue de la paix, telles que les rangs, les dignités, la noblesse. Dieu a voulu que noue donnions quelque chose aux unes et aux autres. Aux premières nous devons l’estime, aux mondes le respect extérieur. Il faut parler aux rois à genoux. C’est sottise et bassesse de leur refuser cet hommage. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue. Au contraire, je passerai devant le géomètre, mais je l’estimerai plus que moi.

Dieu est le roi de la charité vous êtes, vous, un roi de concupiscence. Agissez donc en roi de concupiscence. Ne prétendez point dominer les hommes par la force, mais contentez leurs désirs, soulagez leurs nécessités, mettez votre plaisir à être bienfaisant selon le monde. Ceci, il est vrai, ne mène pas loin ; et si vous en restez là, vous vous perdrez en honnête homme, mais vous vous perdrez. Il faut faire plus : il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne désirent que les biens de la charité.


Tandis que Pascal s’appliquait ainsi, sans plus se mêler aux querelles des hommes, à développer sa piété en lui-même et chez les autres, il fut brusquement rejeté dans les cruels conflits de la conscience et de la force.

Depuis 1657, la question du formulaire paraissait tombée dans l’oubli, et Port-Royal respirait. Les solitaires, peu à peu, revenaient au désert. Mais en. 1661, la cour, qui voulait en finir avec la faction de Retz, et qui considérait Port-Royal comme le foyer de la résistance, demanda que l’on renvoyât toutes les pensionnaires, ainsi que les novices et les postulantes. Les vicaires généraux du cardinal rédigèrent alors un mandement pour ordonner la signature du formulaire. Ce mandement était, paraît-il concerté avec Port-Royal ; on dit même que Pascal avait contribué à la rédaction. Mais les religieuses trouvèrent que, si le mandement était obscur et embarrassé, en revanche le formulaire qui le suivait n’était que trop clair. Et elles furent saisies d’inquiétude à la pensée de signer ; car l’ombre même du mal faisait peur à ces saintes filles. On leur demandait de condamner la doctrine de Jansénius comme n’étant pas celle de saint Augustin. Elles appréhendaient que cette distinction ne fût fausse, et qu’en condamnant Jansénius, on ne condamnât en effet saint Augustin.

De toutes les religieuses, la sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie fut celle qui témoigna le plus de répugnance. Il n’y a que la vérité qui délivre, écrivait-elle en juin 1661 à la sœur Angélique de Saint-Jean, sous-prieure au monastère de Paris. — Mais peut-être on nous retranchera de l’Église ? — Qui ne sait que personne n’en peut être retranché malgré soi, et que, l’esprit de Jésus-Christ étant le lien qui unit ses membres à lui et entre eux, nous pouvons bien être privés des marques, mais non jamais de l’effet de cette union, tant que nous conserverons la charité. Selon la sœur Euphémie, le mandement ne faisait autre chose que consentir au mensonge sans nier la vérité. Je sais bien, ajoute-t-elle, que ce n’est pas à des filles à défendre la vérité. Mais puisque les évêques ont des courages de filles, les filles doivent avoir des courages d’évêques. Si ce n’est pas à nous à défendre la vérité, c’est à nous à mourir pour la vérité.

Cependant Arnauld répondit aux objections ; et son autorité décida Port-Royal-des-Champs à signer, comme avait déjà fait la maison de Paris. Jacqueline signa, et en mourut de douleur trois mois après, à l’âge de trente-six ans. Jacqueline était la personne que Pascal aimait le plus. Quand il reçut la fatale nouvelle, il dit simplement : « Dieu nous fasse la grâce d’aussi bien mourir ! »

Or, les ennemis de Port-Royal ne désarmèrent pas, mais exigèrent une nouvelle signature, accompagnée d’une adhésion plus catégorique. Alors il sembla que l’esprit de Jacqueline eût passé dans l’âme de son frère, lequel, désormais, se montra inébranlable. Les doreurs et les confesseurs de Port-Royal faiblissaient. Pascal écarte définitivement la subtile distinction du fait et du droit ; et, dans un écrit sur la signature, il déclare simplement que signer le formulaire sans restriction, c’est signer la condamnation de Jansénius, de saint Augustin et de la grâce efficace. Et il rejette sans ambages toute voie moyenne, comme abominable devant Dieu et méprisable devant les hommes.

Il était arrivé, pensa-t-il, cela même qu’il avait prévu dans la dix-septième Provinciale. C’était la grâce efficace que l’on avait visée et qu’aujourd’hui l’on atteignait à travers Jansénius. Or la soumission que nous devons au Saint-Siège ne saurait nous faire relâcher de ce que nous devons à la sincérité chrétienne. Pascal estimait d’ailleurs que le pape n’a non plus d’autorité indépendamment de l’Église que l’Église en dehors du pape. Unité et multitude étaient, selon lui, inséparables. La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion, l’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie. Les Pères parlent du pape, tantôt comme d’un tout, tantôt comme d’une partie : il faut unir ces deux assertions, sous peine de manquer à la parole des Pères. L’autorité à laquelle nous devons l’obéissance, c’est l’autorité du pape en communion avec l’Église.

Pascal appréhendait que ses amis ne fussent disposés à la condescendance, dans le désir de conserver la maison de Port-Royal. Il nous appartient, disait-il, d’obéir à Dieu, et non de calculer les suites de notre obéissance. « Le Port-Royal craint, c’est une mauvaise politique. »

Une longue discussion eut lieu entre ces Messieurs. À la fin, tous se rangèrent à l’avis d’Arnauld et de Nicole, qui proposaient de signer, moyennant une restriction. Pascal se trouva mal, et tomba sans parole et sans connaissance.

Mais l’addition sur laquelle avaient délibéré ces Messieurs fut repoussée, et l’on exigea que les religieuses signassent purement et simplement. Elles refusèrent. Était-ce là se séparer du Pape et de l’Église ? Dans la pensée de Pascal, c’était au contraire rester uni à l’Église catholique indivisible, invisible et éternelle, qui seule est la véritable Église de Dieu.

Cependant, dès le mois de juin 1661, l’état de santé de Pascal s’était aggravé. Il n’en fut que plus attentif à s’oublier pour les autres, et à donner toutes ses pensées à Dieu. Il avait recueilli chez lui un pauvre ménage, dont un enfant prit la petite vérole. Craignant la contagion pour les enfants de sa sœur, qui venait chaque jour chez lui, au lieu de déplacer le petit malade, il quitta lui-même sa maison pour loger chez Mme Périer.

Ses amis de Port-Royal, notamment Arnauld et Nicole, le visitaient de plus en plus fréquemment, et l’entretenaient des choses de la religion. Il se confessa plusieurs fois à M. de Sainte-Marthe. Il se confessa aussi à M. Beurier, curé de Saint-Étienne-du-Mont, sa paroisse. Celui-ci, ayant su qu’il était l’auteur des Provinciales, lui demanda s’il n’avait rien à se reprocher là-dessus. Il répondit tranquillement que sa conscience ne lui reprochait rien, qu’il n’avait agi que pour la gloire de Dieu et la défense de la vérité, sans avoir jamais été poussé par aucune passion contre les jésuites.

Se sentant près de sa fin, il demandait instamment à communier. Comme on lui refusait cette grâce, à cause de son état de faiblesse, il voulut au moins communier avec Jésus-Christ dans ses membres, qui sont les pauvres, et il exprima le désir de voir près de lui un pauvre malade, à qui on rendit les mêmes services qu’a lui. Ceci même ne se pouvant faire incontinent, il pria qu’on le portât aux Incurables, afin qu’il pût mourir en compagnie des pauvres. Cependant il souffrait de plus en plus, et il souhaita, non sans scrupules de conscience, une consultation. Les médecins essayèrent de le rassurer, mais il ne les crut pas, et voulut avoir un ecclésiastique pour passer la nuit auprès de lui. Vers minuit il eut une convulsion, qui, comme par miracle se suspendit, de telle sorte qu’il pût recevoir le Saint-Sacrement dans la plénitude de sa connaissance. « Voilà, lui cria le curé, celui que vous avez tant désiré. Puis, comme M. le curé l’interrogeait, suivant la coutume, sur les principaux mystères de la foi. « Oui, monsieur, répondit-il, je crois cela de tout mon cœur. Et, ayant reçu la communion, il dit : « Que Dieu ne m’abandonne jamais ! » Ce furent ses dernières paroles. Il mourut le 19 août 1662, à l’âge de trente-neuf ans et deux mois.

Ceux qui l’avaient approché vénérèrent en lui un bienheureux et un saint.