Georges Crès et Cie (p. 46-76).

LOUVAIN

Louvain je t’ai aimée avec mon cœur naïf et fervent de jeune homme que l’étude attirait vers la vie et préparait à l’art. C’est entre les murs de tes collèges que, les soirs d’hiver, j’ai lu pour la première fois les hauts poètes dont les noms étaient : Dante, Shakespeare, Corneille, Gœthe, Vigny, Hugo. C’est par tes monuments illustres que la beauté des lignes et la splendeur des pierres bien ajustées se sont comme gravées dans mes yeux ! C’est par tes belles œuvres peintes que j’ai su ce qu’étaient les fiançailles heureuses de deux couleurs entre elles et que la beauté, telle que l’entendent les gens de mon pays, m’est apparue dans sa lumière propre. Je ne t’ai jamais éloignée de mon souvenir, Louvain, parce que jamais je n’ai pu t’éloigner de mon cœur. D’autres croyances que celles que tu gardes, d’autres idées que celles que tu éclaires, d’autres émotions que celles que tu éprouves ont pu traverser et mon torse et ma tête, sans que les liens moraux qui m’unissaient à toi fussent rompus ou même entamés. C’est que le tréfonds de mon être est encore dépendant de toi ; c’est que ma conscience la plus souterraine reçoit encore — sais-je moi-même par quel soupirail ? — un peu de ta lumière, c’est qu’on ne rompt jamais entièrement avec son passé, quand ce passé a fait partie d’une âme profonde et recueillie.

Je veux dire à cette heure ton art, et l’atmosphère qui l’entourait, et les témoins qui l’affirmaient en face d’un soleil bienveillant. Je veux dire ta vie studieuse et vivace et ce qu’étaient pour toi les lettres et les chefs-d’œuvre. Je veux le dire, aujourd’hui surtout que tout ce qui était clair, puissant et splendide en toi n’est plus que ruine et que cendre et qu’il faut essayer de dégager ton beau et tranquille visage de l’horreur du massacre et de l’effroi des incendies. L’homme monstrueux qu’est un soldat allemand t’a violée, pillée, brûlée, ô cité d’ordre et de science ; il t’a marquée de sa morsure féroce et sadique et sa joie s’est élevée à mesure que tombaient les voûtes et les murs de ta cathédrale et que se rabattait vers le sol, le vol rouge de tes livres dispersés dans les flammes et dans le vent. Tu as été la martyre choisie par la culture teutonne pour prouver au monde qu’elle était l’ennemie implacable de toute civilisation haute ; qu’elle ne concevait ni le bien ni le mal comme nous le concevons et qu’elle veut avec l’horreur et la barbarie remplacer la justice.

Il n’est pas de violence qu’on n’ait exercée contre toi. Le 25 août 1915, vers le soir, sans que rien pût justifier ou même pallier un tel crime, tu fus assaillie, toi qui avais déposé toutes tes armes, par les balles myriadaires d’une armée ivre et féroce. Les grenades, les sachets incendiaires, les pastilles inflammables, toute la chimie scélérate qu’avait préparée le laboratoire teuton, fut dirigée contre toi. Tes maisons brûlaient, tes places étaient encombrées de meubles sauvés à la hâte, tes habitants étaient poursuivis de rue en rue, de carrefour en carrefour, tes vieillards, tes femmes, tes enfants, tes prêtres étaient gibier de choix et marqués pour les traquenards les plus soigneusement préparés. Les pillages les plus méthodiques et les plus rapides que l’histoire rapporte étaient, sinon surpassés, du moins égalés. En une de tes demeures, une mère vient d’accoucher. La fusillade s’y fait vive. L’homme saisit sa femme souffrante, l’enveloppe de couvertures et s’enfuit avec elle par l’escalier, vers les toits. La nuit s’est faite. Toute la rue n’est que crépitements et lueurs. L’acharnement des assaillants redouble. Soudain, sur le bras qui soutient la tête de l’accouchée, on ne sait quoi de tiède et de mou se répand. L’homme ne voit rien dans les ténèbres. Il dépose son fardeau. Il allume à la hâte quelque lumière. Il contemple devant lui sa femme immobile, le crâne fracassé. Ce qui avait coulé, tiède et mou, sur son bras, près de sa main, était la cervelle de la morte. Et le soldat teuton, sur les trottoirs, au long de la rue, tirait et s’acharnait toujours.

Louvain brûla pendant une semaine. Toute la partie moderne de la ville, la place du peuple et la rue de la Station ne sont que décombres. Depuis ces temps de deuils, on a repeint la gare et masqué, grâce à elle, pour le voyageur qui passe, l’horreur qui se maintient derrière le monument. On m’assure que des barrages en planches séparent aujourd’hui le crime allemand de l’indignation et de la curiosité universelles. Mais que de jours ont passé, avant que, non pas la réprobation mais la honte, ait touché l’intelligence obtuse et basse des massacreurs. Ils disent : « Nous avons voulu faire un exemple. » Ils y ont réussi. Seulement, l’exemple donné s’est tourné contre eux. S’il a terrorisé la Belgique, il a surtout déshonoré l’Allemagne. On a vu clair dans l’âme de celle-ci. Et le monde, en s’y penchant, a comme reculé d’horreur.

Trois monuments célèbres attestent que l’art fut en honneur, à Louvain, naguère ; mille témoignages affirment qu’il l’est encore, aujourd’hui. Examinons le passé d’abord, le présent ensuite.

Quand une ville peut faire voisiner dans ses murs une cathédrale aussi ardente que celle de Saint-Pierre, un hôtel de ville aussi travaillé que celui de la grand’place, une université aussi sévère et grave que celle des halles, on peut en conclure qu’elle possède une vie complète : sa cathédrale, elle la dédie à sa vie religieuse ; son hôtel de ville à sa vie civique ; son université à sa vie savante.

Saint-Pierre est de style ogival tertiaire. Le temple s’est dépouillé de toute lourdeur ; il ne possède plus le gros pilier, l’ogive épaisse, l’abside ramassée. Il est tout élan et tout prière. Il ne s’élève pas vers le ciel ; il y fuse. Ses colonnes sont des faisceaux qui groupent pour ainsi dire les essors et les ardeurs, et les projettent en masse vers les voûtes. Ce sont comme les vœux rassemblés de tout un peuple qui partent vers la nue. Jamais on n’imprima zèle plus vif et plus pur aux pierres dociles ; jamais lignes architecturales ne furent poussées vers l’espace avec une passion plus chaude et plus folle. À certaines heures d’été, j’ai cru voir l’église de Saint-Pierre tout à coup spiritualisée et comme radiante se détacher du sol et se soulever dans l’extase. Elle réalisait vraiment un miracle aux yeux de ceux qui savaient voir.

Son jubé était taillé et fouillé comme certaines parois de grotte, au bord des mers et des golfes d’Italie. Çà et là se distinguaient des courbes pareilles à celles des vagues. C’était comme des eaux flexibles tout à coup immobilisées. Quant au tabernacle qui se dressait non loin de l’hôtel, dans le chœur, il aurait pu servir de clocher à quelque reliquaire arrangé et sculpté en chapelle. Il mesurait au moins 3 mètres. Il disposait l’un sur l’autre une dizaine d’étages où se montraient les petites statues des bienheureux et des bienheureuses avec leurs emblèmes de sanctification ou leurs instruments de martyre. Petite famille à part dans le grand temple que bien des gens honoraient d’un culte isolé.

Quand l’année académique s’inaugurait, la messe du Saint-Esprit se chantait à Saint-Pierre. Un cortège noir et violet de professeurs en toges se rendait de l’université jusqu’au porche de l’église. Les massiers, costumés comme aux siècles d’apparat espagnol, le précédaient. Ils étaient monumentaux et graves. L’un d’entre eux portait le nom d’Augustinus. On eût dit que tout le jansénisme s’était réfugié en lui.

L’office se déroulait comme une belle étoffe brodée, lentement, majestueusement. À l’offertoire, une voix claire et belle entonnait le Tu es Petrus qu’un musicologue louvaniste avait composé, jadis, avec bonheur. Ce musicologue dont la réputation n’éclipsa certes aucune autre, était un vieil aristocrate. Il s’appelait le chevalier van Elewyck. Chaque étudiant et chaque professeur connaissait le fameux Tu es Petrus et l’aimait pour les souvenirs qu’il évoquait. Une messe du Saint-Esprit, une inauguration d’année scolaire n’eût été complète si le chant sous les voûtes n’avait point retenti. La cérémonie terminée, le cortège regagnait les halles et l’on se désignait au passage les nouveaux professeurs que l’archevêque de Malines venait d’adjoindre aux anciens.

Que dire de la merveille d’art qu’est l’hôtel de ville ? Rien de plus régulier ni de plus varié que son architecture. On le prendrait pour un meuble de pierre — soit une châsse, soit un coffre — déposé au bord d’une grand’place. C’est à la fois son défaut et son charme.

Si la critique veut s’exercer elle affirmera qu’il n’est pas suffisamment un monument ; si au contraire c’est l’art seul qu’il examine, il se laissera séduire par la délicate, nombreuse, fouillée et magnifique décoration des quatre faces extérieures et tout blâme ne sera que fumée qui se dissipe.

Ce n’est pas cet hôtel de ville-ci qui vit la fameuse émeute populaire de 1379. Il n’a pas été témoin de l’immense rage des gens de métiers qui en ces temps rouges défenestrèrent les nobles. Les corps ainsi projetés dans l’espace étaient reçus, avant de toucher terre, au bout des piques des milices corporatives et promenés à travers les rues. Ce fut une révolte formidable dont les ducs de Brabant n’eurent raison qu’à grand’peine.

L’hôtel de ville actuel qui, par miracle, fut soustrait à la férocité allemande de 1914, ne date que de 1447. Déjà l’université de Louvain était créée par un bref du pape Martin V.

L’architecte du chef-d’œuvre fut Mathieu Leyens. Il en fit, lui seul, les plans et les dessins.

L’hôtel de ville est d’une unité peut-être trop stricte. La symétrie la plus fatale le serre en ses tenailles. Mais que de variété dans ses statues et ses bas-reliefs. On dirait qu’il ne fut fait que pour servir d’étagère à toute l’histoire sculptée de l’Ancien Testament. On y voit le monde biblique étaler les drames d’Abraham, de Joseph, de Job, de Sàül et de David, avec toute la naïveté du temps. Le sujet satirique y côtoie le sujet sentimental ; la tragédie, la farce ; la chronique, la légende. L’hôtel de ville de Louvain est un édifice qu’on lit et qu’on commente plus qu’on ne le voit. Il ne se laisse découvrir qu’à la réflexion minutieuse et à l’examen approfondi.

C’est la halle des drapiers qui devint sous le duc de Brabant, Jean II, les locaux de l’université naissante. Jusqu’à l’heure de son éveil scientifique, Louvain, tout comme Ypres, Gand et Bruges, est une ville de corporations et de métiers. Elle ne vit que de son travail précieux : ses draps sont renommés dans le monde entier. Son esprit populaire dressé contre l’esprit féodal l’exalte, la déchire et la ruine. Un jour ses ouvriers vont s’établir tout comme ceux d’Ypres, de Bruges et de Gand, là-bas, de l’autre côté de la mer, et ce qui fut les entrepôts, les comptoirs, et les maisons des Gildes devient la solitude et l’abandon.

Le pape Martin V établit trois facultés : celle de théologie, celle de droit, celle de médecine. Trois grands hommes les illustrent : Vesale, Érasme, Juste Lipse. Vesale rénove toute la science anatomique. Gallien, le Grec, ne disséqua jamais que des animaux, surtout les singes. C’est par analogie que ses remarques s’appliquent au squelette humain. La révolution que Vesale introduisit dans la médecine et la chirurgie fut donc essentielle. Pour la première fois on étudie la structure osseuse humaine et les précisions amènent mille découvertes.

On connaît la figure fine et maigre et l’œil comme embusqué d’Érasme. Holbein nous en a fixé la subtile réalité dans un chef-d’œuvre. Ce fut en pleine lutte religieuse, que le grand sceptique hollandais — certains le rapprochent de Montaigne, tandis que d’autres le rangent auprès de Voltaire — séjourna dans la cité brabançonne. Il y voulut vivre en paix, dans l’amical et studieux silence. Il aimait l’atmosphère douce des plaines aux lignes incurvées qui s’étendent vers Hérent ou vers Heverlé. Les bois versaient une ombre bienveillante à ses méditations et son existence tout entière se rassérénait en ce pays frais et lumineux. Quels livres écrivit-il pendant que les choses environnantes se faisaient comme attentives à ses pensées. Quelles paroles confia-t-il aux échos du mont César ou bien aux bords sinueux de la Dyle ? Dans quel logis séjourna-t-il ? Vécut-il chez les bourgeois, comme Spinoza le fit, au siècle suivant, là-bas, dans Amsterdam ?

Quant à Juste Lipse, il professa à l’endroit même où Érasme ne fit qu’écrire et que songer. Les deux humanistes étaient d’esprit bien différent. Le Hollandais souriait à la gravité du Belge. Il ne comprenait pas son agitation apeurée, ni sa vacillante conscience. Il se réservait où Juste Lipse prenait parti, quitte à regretter presque aussitôt les gages qu’il avait donnés.

L’apaisement s’est fait autour de sa mémoire. Le monde catholique d’aujourd’hui le réclame comme champion. Louvain, sur un terre-plein de la rue de la gare, lui a dédié une statue qui, sans doute, n’est aussi massive, aussi figée et aussi dûment fixée au sol que pour qu’il soit désormais impossible à Juste Lipse de changer encore d’attitude.

Il était né à Ysche, petit village de paysans laborieux mais bons vivants. Les kermesses y sont en grand honneur. On en aperçoit l’église et le cimetière situés sur la grand’place du bourg. Des auberges et des cabarets les entourent. Quand les orgues, les pistons et les clarinettes y font rage, c’est, me dit-on, pour réjouir les morts plus encore que pour amuser les vivants.

Les marches solennelles du grand escalier des halles universitaires qui conduisent à la bibliothèque ont dû certes connaître les pas de Vesale, d’Érasme et de Juste Lipse. Parmi les livres de choix, se trouvaient toutes leurs œuvres. On cite l’admirable exemplaire du Traité anatomique de Vesale donné par Charles-Quint.

La bibliothèque contenait en outre des incunables rarissimes ; elle se glorifiait de merveilleux manuscrits. On y pouvait étudier la miniature flamande depuis ses débuts jusqu’à sa décadence. Ô les chastes images des vierges et des saints ! Ô la multicolore parure des scènes évangéliques ! Ô les traits fins et souples qui semblaient faits avec des plumes minuscules tirées de l’aile d’un roitelet !

Hélas ! que sont devenus les incunables et les manuscrits ? Quel sort fut réservé à l’Anatomie humaine par Vesale ? Où la magnifique couverture aux armes impériales ? Et les écrits d’Érasme et de Juste Lipse et ceux de Jansénius, évêque d’Ypres, dont la vie se passa, elle aussi, dans la solitude studieuse et charmante de Louvain ? Tous les chefs-d’œuvre n’ont servi qu’à rendre ou plus rouge, ou plus sombre, la flamme allemande qui les dévora.

Les étudiants de Louvain vivent entre les trois grands monuments dont nous venons de parler et avec les ombres illustres que nous avons évoquées, voici un instant. Il n’est guère possible qu’une âme jeune et ferme ne s’en sente pas grandie. D’autant que l’enseignement de Louvain est essentiellement traditionnel et que le passé le remplit plus abondamment que le présent. À Bruxelles au contraire, où la science universitaire est comme portée par les souffles nouveaux, l’avenir à conquérir et à former inquiète les âmes beaucoup plus que l’exemple à honorer et à suivre. Il y a rivalité entre les deux institutions comme entre les deux idéals. Toutefois, pendant la guerre une telle détente se fit dans les esprits que l’université de Bruxelles répondit à l’autorité teutonne qui lui ordonnait d’ouvrir ses cours : « Aussi longtemps que Louvain sera privée de ses maîtres et de ses élèves, nous, ses concurrents et ses rivaux, nous avons à cœur de ne point profiter des avantages que le sort nous octroie et nous refusons d’obéir. »

Et le dialogue suivant se poursuivit entre la kommandantur et l’autorité académique.

— Il faut ouvrir les cours pour ne point nuire à l’avenir de vos élèves.

— Les deux tiers sont au front.

— Et l’autre tiers ?

— Il ne nous intéresse pas.

Lorsque j’étais sur les bancs universitaires à Louvain l’art y était honoré avec sollicitude.

Les tableaux conservés à la Collégiale de Saint-Pierre attiraient nos yeux émerveillés. Leur auteur était Thierri Bouts, peintre venu de Haarlem, mais fixé en Brabant depuis longtemps et tout imbu de l’enseignement et de la technique des écoles de Bruges et de Gand. Il y a peu d’années, Louvain possédait également La légende de sainte Anne, par Quentin Metsys.

À côté de Jean Van Eyck qui incarne la gravité et la force, Quentin Metzys instaure la distinction et la grâce. De même l’élégance de Van Dyck s’oppose à la vigueur et à l’emportement de Pierre-Paul Rubens. Lorsqu’on prétend que la peinture flamande n’est qu’énergie allant jusqu’à la brutalité, il importe d’opposer à cette appréciation hâtive sinon malveillante, la présence parmi nos grands maîtres de Metzys et de Van Dyck. Ils sont les créateurs dans la peinture septentrionale, de la souplesse, de la distinction et du raffinement. Je sais telles mains peintes par Metzys que le plus illustre des Italiens, soit Botticelli, soit Ghirlandajo, soit même Philipino Lippi désirerait signer. Et qui peut douter que le talent aristocratique de Van Dyck n’ait donné son caractère et sa fierté à l’élégance anglaise ? Il l’a définie aux yeux de la postérité. Il lui a voué la vie preste et aisée de son pinceau. Si les Buckingham posèrent devant lui, ils étudièrent et perfectionnèrent leur attitude devant ses toiles et imitèrent le tour qu’il avait imprimé à leur maintien. Il y eut influence du modèle sur le peintre, mais aussi du peintre sur le modèle. Van Dyck et Quentin Metzys sont tous les deux des peintres suprêmes et charmeurs.

Mais bien plus que la peinture, les lettres nous occupaient et nous exaltaient à Louvain. Un savant professeur, M. Léon de Monge, dont les idées inébranlablement classiques ne l’empêchaient point de commenter les romans de chevalerie et le merveilleux des légendes celtiques, nous faisait aimer, tout en les lardant de ses sarcasmes, Hugo, Musset, Vigny, Gautier, Baudelaire. Il présidait la Société littéraire avec juste le degré de partialité qu’il faut pour y entretenir l’état de lutte ardente et féconde. Il était gentilhomme avant tout. Avec quelle courtoise et souriante ténacité il combattait le romantisme au nom du goût et de la vérité ! Ce qui ne l’empêcha jamais d’être prompt à l’éloge, même si le travail qu’il jugeait bien fait heurtait et malmenait quelque peu soit Corneille, soit Racine, soit Boileau. Et puis, dès que la discussion devenait trop vive, il avait le talent de nous réconcilier tous, grâce à l’universelle admiration professée pour Molière.

Si j’insiste sur ces discussions dont la puérilité nous apparaît aujourd’hui manifeste, c’est que ceux qui y participaient étaient quasi tous appelés à quelque fier destin. Notre renouveau littéraire qui produisit des poètes, tels que : Albert Giraud, Iwan Gilkin, Georges Rodenbach, sortit de la Société littéraire de Louvain. Tout le mouvement appelé « Jeune Belgique » auquel se joignirent plus tard Maurice Mæterlinck, Charles Van Lerberghe, Georges Eeckhoud, Fernand Severin, Max Elscamp, y découvre ses origines.

Avant 1883, il y eut en Belgique quelques écrivains isolés : Charles Decoster, Octave Pirmez, Camille Lemonnier, Edmond Picard, Victor Arnould ; il n’y eut pas de groupe ou plutôt de phalange. La flamme qui alluma le brasier et en répandit les lueurs sur l’horizon littéraire tout entier, fut composée et comme fourbie en sa ligne et en sa courbe, à Louvain. Que de jeunesse, d’enthousiasme, de parti pris, de fureur et de folie nous y avons mis ! Que d’audace, que de courage, que de volonté, que de belle et mystérieuse aventure !

Ce qu’il importe de retenir c’est que ceux que Louvain abrita, voici quarante ans, se sont tous, grâce à son atmosphère studieuse, grâce à ses chefs-d’œuvre visités et aimés, grâce à l’ombre de ses grands morts, comme armés pour l’existence d’art dont ils rêvaient. Louvain n’a pu faire qu’ils fussent soit des génies, soit des talents, mais elle a aidé à l’éclosion de leurs cerveaux prédestinés. Elle leur a parlé dans ses rues, ses carrefours, ses parcs, ses boulevards, sa banlieue. Elle leur a indiqué le banc sous les ombrages où il faisait bon lire les poètes et méditer les prosateurs. Elle leur a soufflé un peu de son âme idéaliste et profonde et leur a montré les chemins écartés et glorieux où s’engagent ceux qui laissent la trace de leurs pas dans l’histoire de leur siècle.

Cette ville de Louvain pleine de calme, de bienveillance et de sagesse doit revivre à la lumière et sortir de sa ruine. L’Allemagne y instaurerait sa science brutale et courte ; ses professeurs à gages comme ses officiers ; ses méthodes sans souplesse, sans liberté et sans vie. La science, qu’elle soit esthétique, industrielle ou militaire n’est rien si elle n’est rehaussée d’art.

Or c’est précisément l’art, cette chose mystérieuse mais indispensable, que l’Allemagne ignore en tout ce qu’elle projette, pense, veut et fait. Elle mécanise le monde, mais ne le grandit pas. Dans cette lutte immense où se joue le sort de l’Europe, elle ne produit aucun capitaine de génie. Sa tactique guerrière est toujours la même. Elle attaque et se défend d’après des plans inchangeables, tout comme la bête dans les bois. Elle porte le glaive ; jamais elle ne dresse le flambeau. Ce dernier symbolise l’art. Si elle était victorieuse, quelque chose de très haut, quelque chose de suprême disparaîtrait de la terre. La méthode remplacerait le don. Et l’Allemagne ne se douterait même pas que la pensée humaine aurait été diminuée par elle. Elle se sentirait d’autant plus orgueilleuse qu’elle aurait été plus incompréhensive et plus néfaste.