Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/23

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 249-260).
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XXIII


Physionomie générale de la prostitution. — Les maisons de tolérance. — Chabannais. — Comparaisons statiques. — Drames de l’adultère. — Invétération vénérienne. — La maîtresse de frère Ignace.


Rien d’uniforme, tout est différent dans la nature il n’y a ni un homme ni une femme qui soient exactement pareils à un autre homme ni à une autre femme, dont la forme, l’idiosyncrasie, le mouvement soient les mêmes. Il y a des ressemblances, des similitudes, mais jamais uniformité. Il est vrai que dans certains types et certaines situations on croit trouver une ressemblance parfaite. Cela provient de ce que nous voyons mal ce que nous croyons voir, que nous jugeons mal ce qui nous entoure. Nos sens sont imparfaits, cause première de toutes nos erreurs et de nos errements.

La prostitution, quels que soient son genre, sa manière d’être, n’échappe pas à cette loi générale, elle varie, change d’aspect et de caractère, suivant les êtres et les lieux qui l’actionnent.

Je n’irai pas jusqu’à faire la psychologie de la prostitution, d’abord parce que cela me mènerait trop loin, ensuite parce que rien n’embête les lecteurs comme n’importe quelle psychologie. On a déjà assez à faire de voir marcher l’aiguille du cadran sans avoir à s’occuper encore de ce qui se passe dans la boîte.

Je me contenterai donc d’établir les comparaisons les plus sensibles.

On ne peut comparer, par exemple, les maisons de tolérance, même les chabannais les mieux appropriés, où le client n’accomplit qu’un acte d’animalité, avec les clubs truqués, pour donner l’illusion de la passion à ceux qu’y attirent l’attrait du plaisir, la dépravation artistique ou l’entraînement érotique.

Les impressions de l’homme qui a conservé quelque sentiment de dignité, en sortant d’une maison de tolérance, ne peuvent être que le dégoût et la honte. Le feu de l’animalité acerbée éteint, il se reprend et il juge à quels vices crapuleux il est allé se frotter. Il se sent imprégné d’odeurs putassières qui l’écœurent et qui doivent le signaler partout comme un être immonde.

En effet, il a fait œuvre de cochon, ni moins ni plus.

La fille, bête de somme, avec laquelle il est monté, sur laquelle il s’est vautré, sur un lit fatigué, tamisé et infusé de microbes purulents, dans une chambre crasseuse, hante, cauchemardeuse, sa pensée. Il la revoit, manœuvrière d’une besogne turpide, le visage enfariné — on peut dire une gueule — flétrie, la voix rauque, la bouche puante de relents d’alcool et de tabac, les lèvres sèches de corrodations alcooliques, impatiente de la fin, articulant en sa nervosité de machine fatiguée, des interjections ordurières, grignotant à la chienne un morceau de bonbonnerie sale, maculé, ou attrapant des mouches au mur au moment pathétique.

Pas une sensation, la pâmoison est nulle, rien que de l’irritation contre le mâle qui l’obture.

— T’as pas encore fini !… Qu’t’es long… M… alors… Mince de fouterie !

Et la putain va se laver le c… dans son pot de chambre, accroupie devant le type qui se reculotte.

C’est à vomir tripes et boyaux.

Une appréhension mordante le suivra pendant plus d’un jour.

Sera-ce une chaude-pisse, des chancres, des bubons, la vérole simple, la syphilis ou le paquet complet : quinte, quatorze et le point bon ?

Le fornifouillon n’a pas à choisir, le virus vénérien est aussi subtil et aussi capricieux que le venin du serpent. S’il a compté sur les prescriptions hygiéniques de la Préfecture de police, tutrice légale de la prostitution réglementée, il a compté sans son maître. Tout dans les maisons de tolérance y est contaminé : filles, murs, meubles et linge.

On n’a qu’à parcourir les rôles des salles des vénériens dans les hôpitaux militaires pour s’en convaincre.

La fille est dénoncée, va faire une cure sommaire à l’hôpital, mais elle a empoisonné cent clients et elle revient au bouge jamais saine.

Ce qu’il y faudrait, c’est un badigeonnage général de chaque jour à l’acide phénique : maquerelles, putains, clients, maisons et tout ce qu’elles contiennent.

Comparés à ces pourrissoirs, à ces bouges à cochons, les chabannais à numéro sont des palais et cependant ils sont aussi empestés de microbes syphilitiques.

Si les salles du bas sont plus clinquantes, d’un toc plus riche, les chambres y sont aussi peu hygiéniques, l’air en est saturé de corruption ; c’est la même odeur putassière qui y règne.

Les filles sont en haut de la rampe, mais c’est toujours de la même descente de la Courtille.

La prostitution réglementée est la plus grande erreur administrative.

Au contraire, dans les clubs et les chabannais privés, on a l’illusion de l’amour et souvent la réalité de l’érotisme, car l’hystérie y tient ses assises.

Il est certain que les cocottes qu’on y reçoit, machinées par l’usance, ne peuvent plus éprouver des sensations délirantes, mais elles font leur métier en conscience. Les hystériques y sont des foyers d’incandescence. Toutes propres, d’ailleurs, corps et linge, appétissantes, artistes de la pose et de la machinerie ; déesses par la performance souvent, nymphes panpriapiques toujours. Elles ont tout de la divinisation féminine, excepté l’esprit, la pudeur et l’innocence, mais leur bagout est de lieu et de circonstance ; quant au reste, ce n’est pas de cela qu’elles se recommandent.

Aussi, le cadre y est décent, quelquefois luxueux. Rien d’apprêté, de servile. Rien non plus de la vénalité et de la mendigoterie crapuleuses des lupanars. On y est en bonne compagnie, les sensations y sont joyeuses, les impressions riantes, le ton clairement gaulois. On y a le sentiment intime du repos dans le mouvement général qui berce l’esprit. C’est du paganisme saturnal ; bien souvent ce n’est que du rabelaisisme joyeux.

Je ne fais pas de la morale : je constate.

Puisque l’humanité est subjective du dieu Eros, elle a bien le droit de se défendre des outrages de Vénus-Pestilence.

On dira que je suis bien savant pour mon âge. Je m’en fiche. Si je vidais mon écritoire, ce serait bien plus drôle.

Mais je ne veux égrillarder personne, au contraire, mon but est essentiellement moralisateur. Tant pis si je frappe à côté ; la foi sauve. Ce n’est pas en mettant le chandelier sous le boisseau qu’on éclaire.

Le caractère de chaque genre de la prostitution est inhérent au milieu dans lequel il se meut.

La prostitution ambulante du quartier des Écoles ne ressemble pas à celle des parages de la butte Montmartre, pas plus que la prostitution privée d’en deçà du Luxembourg ne peut être assimilée à celle du faubourg Saint-Honoré et du quartier de la Madeleine.

La sphérie des Champs-Élysées a son genre, très mondain, superbement copurchic.

Les étudiantes d’antan étaient de joyeuses grisettes, laborieuses, le cœur sur la main. Le moule est cassé.

Elles ont été remplacées par des buveuses de bocks, j’m’enfoutistes vivant à la providence du Mont-de-Piété.

Les grues compagnes des beuveries des escholiers sont soiffeuses, bruyantes, débrouillardes, et mendiantes comme des trimardeuses.

De l’autre côté de l’eau on y est à la pose et on fait sa pelote.

La prostitution dorée, comme la prostitution mondaine, s’affiche par cent indiscrétions sur la rive droite. Sur la rive gauche, elles ont un parfum prononcé de sacristie.

Je ne prétends pas qu’elles soient plus morales les unes que les autres, mais en amour le mystère est plus diplomatique que la fastuosité.

Les drames domestiques ne sont pas rares des deux côtés, mais ceux du boulevard Saint-Germain et des alentours y sont presque toujours étouffés.

J’ai été témoin de bien des drames de famille causés par le libertinage d’un de ses membres, mais il n’y en a aucun, je crois, qui présente un caractère plus horrible que celui que je vais citer.

Je ne puis citer ni le lieu où il s’est passé, ni les noms.

Un interne de l’hôpital *** reçut un jour la visite d’un camarade d’école M…, qui lui dit à brûle-pourpoint :

— As-tu ici une fille vérolée jusqu’aux dents ?

— Quel bateau vas-tu encore me monter ?… Tu sais bien que ce n’est pas la pourriture qui manque ici, répondit l’interne qui croyait à une plaisanterie macabre d’amphithéâtre.

— Ce n’est pas un bateau. Je cherche une femme invétérée d’une bonne vérole qui puisse se communiquer immédiatement. Je suis pressé, réponds-moi donc sans phrase.

— Si c’est pour une étude, j’ai dans la salle des vénériennes la fille Scorpène. Que veux-tu en faire ?

— Qu’elle me fiche la vérole, parbleu !

— Une expérience anima vili. Sais-tu que tu es héroïque !

— Ne me blague pas. Tu as deviné, c’est une expérience anima vili.

— Va l’attendre dans le cabinet de garde. Je vais te l’envoyer ; tu t’arrangeras avec elle.

Quelques jours après, M… vint retrouver son ami.

— Maintenant, tu vas me guérir, lui dit-il.

— C’est entendu… Es-tu satisfait ?

— Oui et non, cela ne va pas.

— Je comprends cela : tu es malade.

— Ce n’est pas cela, mais je crois que j’ai commis un crime.

L’interne pâlit.

— Voyons, dit-il, tu n’as pas abusé de ma confiance, de mon amitié ?

— Non, rassure-toi, il s’agit d’une affaire qui ne regarde que moi.

— Tant mieux pour moi… Mais je vois que tu as le teint plombé ; il est temps d’agir.

— Je me suis déjà médicamenté. Pour le reste, fais-moi une ordonnance énergique.

Voici l’explication de cette scène, je la tiens de M… lui-même, dont j’avais fait la connaissance à un banquet de baptême.

M… était fils unique d’une bonne famille bourgeoise qui vivait honorablement de ses rentes. À sa sortie de l’université, il s’était lancé dans la vie joyeuse au lieu de s’appliquer à se faire une position médicale. Un peu timbré, il s’était jeté dans la politique tintamarresque, embrassant les idées les plus baroques. Sa bête noire était le cléricalisme ; il aurait mangé du curé si on lui en avait servi, quoiqu’il eût dû savoir que ce n’était ni sain, ni digestif.

Son père était du conseil des marguilliers de sa paroisse et sa mère prétendait à une haute dévotion.

C’était fatal… C’est dans le monde des sacristies que la Libre Pensée doctrinaire recrute ses plus virulents énergumènes.

Ce qui horripilait le plus M… était de voir le curé de la paroisse admis chez lui en commensal.

Un fait insolite lui apprit que, malgré leur grande dévotion, son père couchait avec la servante et sa mère avec le curé.

Cela lui était bien égal au fond, mais le curé était de trop, et la pensée de véroler toute la famille lui passa comme un éclair par le cerveau, qui n’était déjà plus de première fraîcheur.

Cette idée, il l’avait mise à exécution.

Il communiqua le virus à la servante qui le propagea.

Par fausse honte, probablement, le curé négligea de se confier à un médecin. Il mourut quarante-deux jours après son invétération, dans d’atroces souffrances.

Depuis ce moment, le caractère de M… changea totalement ; de joyeux et bruyant qu’il était, il devint morose, ombrageux, irritable.

Il s’était mis à boire outre mesure, se pochardant dans les cabarets de bas étage, consommant dix, quinze absinthes par jour.

Dans des hallucinations d’ivrogne, il devait sans doute être poursuivi du souvenir de son crime, car on l’entendait marmotter :

— Le curé… le curé… M… pour le curé ; il m’embête, le curé.

Un soir, que, complètement ivre il rentrait chez lui, il tomba dans le vestibule, en proie à une attaque de delirium tremens, criant :

— Le voilà, ce sacré curé !

Il mourut dans la nuit.

Quand M… me raconta les détails de ce drame de famille, j’avais cru à une blague de corps de garde. Je sus plus tard que tout était vrai.

J’ai reçu bien des confidences de l’espèce. Les plus drôles furent celles qui me furent faites par des centaines de congréganistes, que je défendais contre les pressurages de leur administration générale, dans la Revue Gerson. Ces confessions, souvent monstrueuses, quelquefois plaisantes, de la luxure congréganiste, m’avaient suggéré le plan d’une réforme complète des communautés religieuses, dont la revue que je dirigeais se fit l’écho. Le gouvernement a repris mon projet d’une façon peut-être trop violente, mais il n’y a pas à lui en vouloir, il était plus que temps d’aviser. D’ailleurs, c’est l’affaire de M. Combes ; qu’il se débrouille. Toutefois, sans rien inférer de sa méthode, je crois qu’il a vu juste ; aussi je lui promets la rosette d’officier d’instruction publique lorsque je serai ministre à mon tour.

Voici une anecdote qui prouve que les congrégations ne sont pas aussi peu modernistes qu’on le croit.

Le frère Ignace, honoré des fonctions de visiteur des écoles des chers frères, avait une maîtresse, mère de deux enfants dont il était l’auteur, et qu’il entretenait avec le rabiot fait sur la communauté.

Obligatoirement retenu la nuit à la communauté, sa maîtresse venait deux fois par semaine le retrouver dans sa chambre, en s’aidant d’une échelle qu’elle savait où trouver.

Les jeunes frocards eurent vent du manège, et chaque soir il s’en détachait cinq ou six qui allaient se poster en embuscade pour surveiller la manœuvre.

En bons petits confrères, ils firent chanter frère Ignace, qui n’eut plus qu’à se taire sur leurs faits et gestes.

Le supérieur général, frère Joseph, prévenu par une lettre anonyme, fit une pension alimentaire à la femme, prit les deux enfants dans un des collèges de la communauté et laissa frère Ignace libre de découcher à son bon plaisir.

Voilà ce que j’appelle une brave et bonne action. Si cet institut congréganiste n’en avait que de semblables à son actif, il serait défendable.