Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/21

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 231-239).
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XXI


Trop de lumière. — Les chauffeurs. — Les chevaliers de la Moufle. — Hermione de la Baissonnière. — Les femmes à lubies. — Pèlerinage des adultères. — Le drame.


Les philosophes, c’est-à-dire les prétendus tels, en ont assez fait voir de toutes les couleurs à leurs contemporains, pour se croire autorisés à déclarer que le dix-huitième siècle était un siècle de lumière. Les Bobèches qu’ils ont engendrés ont supercoquelicantieusement rabâché que le dix-neuvième siècle était le siècle de lumière. À son tour, le vingtième siècle, quoiqu’il n’ait encore produit que des vessies, se proclame un siècle de lumière.

Cela fait trois siècles de lumière, et on est encore à se demander où elle est.

Paris-Lumière, un enfant comprend cela. Avec ses quarante-huit mille réverbères, ses trente mille foyers électriques, ses dix millions de lampes ménagères, ses mètres cubes de bougies et de chandelles, sans compter celles que les dégringoleurs de pantes font voir à leurs victimes, on ne peut pas dire que Paris n’est pas éclairé… le soir, s’entend. Pendant le jour… mon Dieu ! le soleil luit pour tout le monde.

Cependant, il faut tenir compte d’un élément à qui Paris doit peut-être d’être appelée la Ville-Lumière, car il éclaire singulièrement la situation.

Je veux parler du chauffeur ; le personnage le plus encombrant, celui qui se fait partout place à force de pompe, d’impudence et de cynisme.

Il n’est nullement question ici du bipède, moitié ours, moitié pompier…, poussant au volant une mécanique qui infecte les boulevards, et qui, soit dit en passant, ne chauffe rien du tout.

Le véritable chauffeur ne se recommande que des dames ; il est toujours élégant, luisant, pommadé.

Il y a aussi à Paris quinze mille de ces individus, venus de tous les points du globe, ne possédant ni propriété ni titre de rente, sans un sou vaillant légitimement acquis, ne faisant œuvre de leurs dix doigts, et qui cependant vivent sur le pied de cinquante mille francs de revenus, sont de toutes les fêtes mondaines, encombrent les champs de courses, se pavanent aux balcons des théâtres, sont inscrits à tous les clubs et donnent le ton à la fashion. On les connaît partout : à Nice, à Monte-Carlo, à Monaco, à Trouville, etc.

Ce sont des rastas évidemment, mais si bien embusqués dans leur position, qu’on les confond avec les hommes du monde.

Il y a parmi eux nombre d’affublés et de titulaires de titres de prince, de duc, de comte, de vicomte et de baron ; cela ne les place pas en dehors de la catégorie des écumeurs de salons : chauffeurs de marmites, casseroles de polices internationales, cachalots de la marée richardaire.

Le monde les a sacrés et ils y sont en bonne place, comme chevaliers de la Moufle.

La proie spécialement visée par cette aristocratie de bohème est la femme mariée.

Malheur aux victimes qui tombent sous leur coupe : si elles ne sont pas les dernières des garces, elles seront les dernières des malheureuses.

Quand ils ont jeté leur dévolu sur une femme, ils la pressent, l’entourent, la chauffent, l’assiègent, la captivent jusqu’à la chute qui, en passant par une des maisons de rendez-vous, les fait ses seigneurs et maîtres.

Alors c’est pour la crucifiée le chemin du calvaire, chemin du mensonge perpétuel, de ruse et de diplomatie honteuses, de vols domestiques, de frayeurs mortelles, de scélératesses blanches, d’insomnies fiévreuses : du crime qui suggestionne les adultères, peut-être.

Et cette ignominie, pourquoi ? Pour s’engoncer d’un phallus de contrebande !

Que ne s’adressait-elle à la fabrique de caoutchouc qui fait l’article ?

Désormais marmite, pressée par les demandes réitérées d’argent de son misérable amant, menacée du chantage du rufian, qui a collectionné ses lettres, ses corsets, ses pantalons, ses bas et ses bijoux comme preuves, elle devra le pourvoir d’argent, de linge, de vêtements, de souliers, de cravates et de chapeaux, payer la location de sa garçonnière et les extras.

Les femmes mariées ne sont pas les seules eaux dans lesquelles barbotent les rufians de salon, ils sont encore les associés des chauffeuses professionnelles, auxquelles ils amènent les provinciaux fraîchement débarqués, les fils de famille rencontrés au raccrochage et les pouacres des lubricités séniles. Ils vont même jusqu’à leur jeter en pâture les victimes de leur piraterie galante, qu’ils abrutissent par les pratiques du lesbéisme.

Voici un drame qui n’est qu’un épisode des crimes commis par les écumeurs de salons.

M. de la Baissonnière était un de ces savants, bons garçons, avec lesquels on peut causer, loyal, franc et assez libéral pour passer condamnation sur les travers de tous les siècles de lumière. On aimait en lui la lucidité de son esprit qu’il prodiguait sans afféterie, sans ce pédantisme et ce casuisme si communs aux bonzes dont une coupole quelconque couvre le chef comme une cloche à fromage.

Très caustique aussi quand il se trouvait en présence d’imbéciles ou de poseurs.

Très riche, tous les salons lui étaient ouverts.

J’oublie l’accessoire, il était célibataire, bel homme et s’habillait avec goût. C’est un détail sans importance, je le sais, mais il n’est pas donné à tous les savants d’être célibataire, bel homme et de pouvoir s’habiller autrement qu’en sac.

Parmi les jeunes femmes qui lui faisaient leur cour — c’est la seule méthode possible aujourd’hui d’attraper un mari, quand on n’a pas au moins dix mille francs de rente à verser au contrat — il choisit la plus pauvre, la charmante Hermione de la Bergerie, blonde, visage angélique, galbe suggestif, musicienne, peintre, diseuse exquise et le reste, d’âge à ne plus jouer à la poupée et d’une fortune qu’on peut évaluer à zéro, si on tient compte des charges qu’une femme du monde occasionne au mari.

Ce que le savant croyait avoir trouvé en faisant son choix, c’était une maîtresse de maison, intelligente, affectueuse et une bonne mère pour sa future progéniture.

Le mariage se fit en grande pompe. On fit connaître orbi et urbi à tout Paris qu’on se mariait devant le maire et le curé, pour qu’il n’y eût pas d’équivoque. La concierge de M. de la Baissonnière en fut spécialement avisée, afin de lui enlever tout prétexte à des suspicions hétéroclites.

Hermione, entourée de luxe et d’affection, aurait dû être heureuse avec les deux enfants que Cupidon lui avait donnés en vingt mois.

Pas du tout, elle s’ennuyait à mourir. Elle trouvait que puisque M. de la Baissonnière était marié, il n’avait plus à s’occuper de ses livres, de ses séances académiques et autres, d’écrits ni de recherches. Il se devait à sa femme, rien qu’à sa femme. Bref, c’était une femme à lubies, et une femme à lubies, c’est cent fois plus dangereux qu’une femme à passions.

C’est pour les femmes à lubies que les magasins du Bon Marché, du Louvre, du Printemps, du Petit Saint-Thomas, de la Samaritaine, de la Belle Jardinière et tutti quanti ont été créés, ont un budget de publicité énorme et coulent dans les boîtes aux lettres leurs milliards de prospectus.

D’après la statistique courante, il y a deux cent et trente-huit mille femmes à lubies qui visitent journellement ces déballages de fantaisies coûteuses. Ce chiffre paraîtra bien bas si on considère qu’il en passe vingt fois autant à côté.

La lubie par excellence d’Hermione était la conversation mondaine.

Le diable lui envoya, dans une visite au Louvre, un particulier qui se disait comte Cosaco de l’Ambuscada : brun, grand, mince, une tête de gitano comme il s’en trouve des centaines sur le boulevard, parlant toutes les langues, de tout et de tous, et vêtu comme un gentleman qui a la passion des bijoux.

De conversation en conversation, Mme de la Baissonnière descendit rapidement la pente fatale.

En bas de la rampe, il y avait un pont — le pont des soupirs… il fut franchi.

Au delà du pont il y avait une prairie fort propre à la conversation : on s’y assit.

Puis un ravin, le Rubicon des adultères : on s’y perdit.

Six mois après, nous retrouvons Hermione, échevelée, pâle, défaite, un fer de crocheteur devant le secrétaire de son mari, présidant en ce moment un Congrès de quelque chose à Genève.

Elle en fixait le trou de la serrure, les yeux hagards.

L’ange gardien du foyer s’était fait cambrioleur.

Il lui fallait cinq mille francs : la rançon des billets qu’elle avait eu la stupidité d’écrire à son suborneur, et des corsets qui lui avaient été chipés dans sa garçonnière.

Le dégoût du rufian lui donnait des nausées. La gorge serrée par les sanglots qui ne pouvaient s’en échapper, elle crispait d’une main fiévreuse, le corps secoué de mouvements convulsifs, le crochet cambrioleur.

Si elle avait pu pleurer, peut-être qu’une bonne pensée d’en haut lui serait venue.

Mais elle était toute à la fascination du danger qu’elle courait. Dans une heure il fallait que le rufian eût les cinq mille francs, ou gare à la bombe.

Il attendait en face, lorgnant l’étalage d’un bijoutier.

Cette pensée la terrorisait ; elle se sentait devenir folle, et elle était seule, sans appui, sans conseil.

Son indignité lui faisait grossir le danger.

Elle regardait dans le vague sans voir.

Le secrétaire seul de son mari pouvait lui donner la rançon libératrice. Ses bijoux, ses dentelles et jusqu’à son linge avaient été engagés pour satisfaire l’avidité du marlou.

Elle fit résolument un pas au-devant du meuble.

Tout à coup, elle se recula suffoquant, portant la main à son cœur.

Vision ou hallucination, la corporalité diaphane de son mari venait de s’interposer entre elle et le secrétaire, paraissant attendrie, la main tendue en signe de pardon.

Elle tomba à genoux, criant grâce. Le son de sa voix la fit se reprendre. La vision avait disparu.

Trois quarts d’heure encore : le rufian attendait.

Elle se releva, éperdue, folle, et se précipita vers le secrétaire et introduisit tremblante, convulsée, le crochet dans la serrure.

Un déclic se fit entendre, immédiatement suivi d’une détonation.

Hermione était étendue sur le parquet, morte, le cœur traversé d’une balle.

Le secrétaire était à combinaison armée.

Le chevalier de la Moufle vit aux crochets d’une vieille baronne dont il héritera.