Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/17

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 197-204).
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XVII


Solliciteuses. — Apostillées. — Imposantes. — Importantes. — La croix des braves. — Le corset révélateur. — Magistrats poètes. — Opinion d’un juge anglais. — À la vertu.


Il y a certainement de l’exagération dans le mépris, presque universel, qu’inspire la magistrature actuelle, mais il faut aussi reconnaître qu’elle a beaucoup fait pour l’autoriser, et que les nouvelles mœurs sociales et politiques l’ont pénétrée de la base au sommet.

Je pose ci-après quelques faits, qui sont devenus, pour ainsi dire, la règle en matière d’introduction de procédure correctionnelle et criminelle.

Aussitôt qu’une personne appartenant à la bourgeoisie ou au nobiliaire ou au monde de la politique, du fonctionnarisme ou de la finance, est compromise dans ce qui se nomme une sale affaire, c’est une course au clocher des parents, des relations auprès des influences, qui, à un titre quelconque, exercent une pression réelle sur l’action judiciaire, et il arrive, dans les trois quarts des cas, que la magistrature dominée, sollicitée, séduite, fléchit et étouffe définitivement la plainte et les témoignages.

Encore, si les criminels ainsi amnistiés et leurs protecteurs avaient le tact de se taire, de se faire oublier ; mais non, ils ne s’en cachent pas, au contraire, ils le publient comme une sorte d’immunité de classe, un privilège personnel.

Les femmes sont surtout habiles pour ces sortes de sollicitations. Ministres, présidents de cour et de chambre, procureurs, juges, elles les assaillent tous, bravent leur pudeur, avec une foi héroïque en leur talisman sexuel. Partout, à leur domicile, à leur cabinet, dans les salons, à l’église comme dans la rue, elles s’offrent, avec un cynisme déconcertant, en expiation, exaltées en leur jeunesse, leur beauté et leur stratégie séduisante.

Les magistrats ne sont pas plus de bois que les autres hommes ; au contraire, l’idiosyncrasie particulière aux professions qui exigent avec l’immobilité du corps un labeur cérébral continu, les prédispose à l’érotomanie constitutionnelle.

Enfin, il faut tenir compte de la dilution morale de l’époque et du dualisme de l’esprit moderne. Les caractères sont tellement rares de nos jours qu’il faut autre chose que la lanterne de Diogène pour en découvrir un, Donna è mobile n’a de valeur que comme mot satyrique. Tous les hommes sont changeants : on est aujourd’hui ce que les intérêts et les passions exigent, comme on sera demain ce que de nouveaux intérêts et de nouvelles passions exigeront. L’homme se meut et l’intérêt l’agite, voilà le conduit de tirage. Il est légitimiste avec un Bourbon, doctrinaire avec un d’Orléans, impérialiste avec un Napoléon et se combine dans un des cent partis qui personnifient la République une et indivisible, comme il retourne, le cas échéant, sa veste et sa cocarde sans plus de sans-gêne. L’opinion, c’est l’intérêt personnel qu’on trouve à la soutenance d’un régime ou d’un état de choses quelconque.

Les pires ennemis de la magistrature sont les crétins qui lui prêtent une sorte d’infaillibilité morale et qui en ont fait le dogme de la justice. Si cette présomption grotesque ne s’était pas encrassée dans le cerveau des imbéciles, au lieu de crier au scandale à propos de bottes, à propos de c…, à propos de rien, ils diraient :

— Voilà bien des affaires pour s’être laissé charmer par une jolie voix, de beaux yeux, une jambe suggestive, des cuisses sculpturales, des seins pommés, et pour avoir piqué une tête dans le bassin de la volupté !

Qu’on ne vienne pas ici parler de conscience quand il n’y a que des intérêts et des appétits pour régulateurs des mœurs et de la morale publique. Assez d’hypocrisie !

Le magistrat prend ses intérêts là où ils sont. En fait d’appétits, il doit être plutôt blasé.

Le scandale judiciaire est de voir le pauvre diable porter, comme en matière d’impôts, tout le poids de l’injustice judiciaire.

La Justice est un mot
Fait pour tromper un sot.

La solliciteuse sort heureuse des bras du magistrat qui l’a solidement apostillée ; elle croit qu’elle l’a enfoncé.

Mais pas du tout, c’est elle qui a été enfoncée et même défoncée : elle est venue servir des intérêts, le magistrat a fait la part de ses appétits. En cet acte tout personnel, il n’y a pas de marron.

Elle peut y revenir, elle sera galamment réapostillée.

Le président B… a été le magistrat le plus galant de l’époque républicaine actuelle ; avec toutes les grandes dames qu’il a couvertes de sa protection, il pourrait refaire Brantôme.

Un ministre, dont il a été le protégé, disait de lui :

« C’est le plus grand fouteur de France. »

Il en était aussi le plus j’m’enfoutiste.

Si des apostillées, je passe aux imposantes, la transition est à peine sensible ; la seule différence est, qu’elles sont abonnées à l’apostille et timbrées au cachet particulier de chacun des magistrats qu’elles ont enchaînés.

Monsieur Chose de la Finance, ou Monsieur Machin de la particule, ou Tartempion a eu la mésaventure de se faire pincer dans une sale affaire ou une autre. Par bonheur pour lui, il est un frère d’une des trente-six coteries qui exploitent trente-six millions de gogos, et auxquelles un magistrat doit appartenir, s’il ne veut pas rester un sabot de prétoire à vie. L’imposante tuyautée arrive et dit entre deux blagues :

— Tu sais, mon petit, je te préviens que tu vas faire un impair avec cette affaire de Z… Jette bien vite tout le dossier au panier, tu auras ainsi le mérite de l’initiative. J’ai vu le ministre qui t’en parlera ce soir et Mme de Régilaville qui te veut du bien.

— Compris !

L’importante est Mme de Régilaville dont l’imposante vient de parler ; elle est tabou, elle tranche et édicte.

Elle ne fait pas l’amour, elle accorde des faveurs. Si elle se trousse, c’est une grâce qu’elle accorde à qui veut l’embrasser. Le chic est de l’affronter sans témoin et de l’oublier. Si sa jarretière ou son corset se retrouve sur le canapé d’un ministre ou d’un magistrat, honni soit qui mal en pense.

Elle ne vend rien, elle se donne. C’est grand, noble et royal.

Qui a donc dit que Marianne était une plébéienne !

Un certain après-midi, Mme de Régilaville fut introduite dans le cabinet de M. le Président ***. L’affaire qui l’avait amenée devait être compliquée, sinon obscure, car l’entretien dura deux heures.

La noble dame sortit enfin accompagnée du magistrat, au grand plaisir du garçon de bureau qui avait affaire dans le cabinet.

En y pénétrant, celui-ci aperçut un corset roulé dans l’encoignure du canapé. Sans prévenir personne, il le reporta le lendemain à sa propriétaire, qui lui fit répondre qu’il se trompait d’adresse.

Rembarré de ce côté, le brave homme prit le parti de le restituer au président, qui l’envoya se coucher.

Par droit d’aubaine, le corset devint la propriété de la femme du garçon de bureau.

En le décousant pour se l’arranger, elle trouva, inclus entre deux doublures, un papier qu’elle remit à son mari.

Après l’avoir lu sans en rien retenir, sinon le chiffre additionnel, les noms d’hommes politiques compromis dans une sale affaire, il le porta au président qui le transmit immédiatement au Président de la République, non sans l’avoir montré à son ami, le préfet de police.

Le président *** est aujourd’hui un des grands dignitaires de la magistrature.

Il est des lettres de noblesse qui ne valent pas mieux.

Il est des magistrats poètes ; tous sont anacréontiques ; certaines de leurs œuvres pourraient être signées Piron ou de Sade.

Les vieux magistrats ont la prétention de connaître les hommes : je crois qu’ils connaissent mieux les femmes.

Un favori d’Elisabeth d’Angleterre lui demanda un jour son opinion sur la vertu de son sexe, elle le renvoya au juge Barcley, qui avait écrit :

« La vertu de la femme est une aiguille dans une meule de foin. »

Il a aussi écrit :

« La vertu d’un magistrat n’est que de l’esprit d’à-propos. »

Il atteste cependant la vertu :

La grande vertu est de ne pas en avoir,
Car son fardeau est lourd, lorsqu’au repos du soir,
Sans hypocrisie, il faut se juger soi-même,
S’accuser au Tout-Puissant, fléchir l’anathème.
Sans vertu, l’esprit libre en tout voit le néant ;
Sans ombre de lui-même, il en est le géant
Aussi bien que des Cieux que sa main peut abattre

Sans avoir, avec Dieu, aucun compte à débattre.
Étouffer, écraser la gueuse, le remord
Est d’un héros superbe, insultant à la mort ;
C’est se déifier, vermine de la terre,
Hausser l’humanité que la folie enserre ;
C’est… descendre, jusqu’en bas, les échelons pourris
De l’autel sacrilège où, pharisiens flétris,
Les muffles font du Veau d’or leur vision dernière
Et crèvent abrutis, sans ami, sans prière.


Vertu ! troublante énigme, où te chercher encor ?
Vagabonde, où es-tu : au midi ou au nord ?…
Partout ! crient mes voix. Regarde-la austère,
En l’âme du héros, dans le cœur de la mère.