Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/13

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 151-158).
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XIII


Mme Paule vendeuse d’amour. — Fumeuses d’opium, haschichines, éthéromanes et morphinomanes. — Pasiphées. — Anubis. — Églogue normande. — Tragédie de la morphinomanie.


Dans le courant de novembre 189…, arriva à Paris, débarquant de la Chine, une femme, jeune encore, d’une beauté troublante qui, prétendait-on, possédait des secrets aphrodisiaques d’une puissance merveilleuse. Tous les reporters des journaux assiégèrent sa porte et racontèrent sur la doctoresse Kala, sa science et ses spécifiques, des choses mirobolantes dont ils ne savaient pas le premier mot, attendu qu’elle s’était refusée à tout interview.

Pour se soustraire à l’attention fatigante dont elle était l’objet, ou pour toutes autres causes, elle disparut subitement un jour, sans laisser son adresse, de l’hôtel Continental où elle était descendue.

Nous la retrouvons un an après, sous le nom de Mme Paule, occupant un somptueux appartement, comprenant tout le premier étage d’une belle maison de la rue de Rivoli.

La plaque en cuivre : Massage pour dames, aurait pu faire croire à une méprise, si on ne connaissait les raffinements commerciaux qui s’abritent sous cette firme. En tout cas, l’occupante devait masser dans la perfection, car la clientèle était nombreuse, choisie.

Son mari, le savant docteur Kala, n’était pas un professeur banal : toutes ses études furent consacrées à la recherche des sucs végétaux et des aphrodisiaques chimiques capables de produire le maximum de densité aux sensations voluptueuses des deux sexes et des animaux.

Sa collaboratrice et son sujet d’expérience était sa femme, qui acquit ainsi une science peu connue de sa pathologie spéciale.

Chose rare pour une femme de sa beauté et de son intelligence, elle n’aimait ni à se montrer ni à paraître. Pour être reçue chez elle, il fallait montrer patte blanche, prouver qu’on était de ses amies ou de ses amis.

Une fois entré, le mystère disparaissait, non que ce qu’on voyait chez elle fût vulgaire ; au contraire, c’était d’un grand intérêt scientifique et de curiosité.

Dans un vaste salon, meublé à l’orientale, orné de plantes à grand effet, des femmes demi-nues, étendues en cercle sur le tapis, la tête reposant sur de moelleux coussins, dans des poses gracieuses ou tourmentées, humaient et aspiraient avec délices la fumée d’un élégant conduit correspondant au narghilé central ; les unes divaguant, les autres déjà en puissance de l’extase.

Sur les divans étaient couchées des femmes, que leur toilette intime révélait comme appartenant également au meilleur monde. Celles-ci étaient les haschichines, qui, tout en mâchant une matière grisâtre en forme de pastille, paraissaient ravies dans un Élysée de délices.

Dans un salon plus petit, communiquant avec le premier, les éthéromanes, aussi étendues en cercle, comme les fumeuses d’opium, autour du vaporifère, se pénétraient des inhalations qui s’échappaient de conduits, dont il suffisait de fermer le robinet pour en arrêter les effets hallucinants.

Ces inhalations produisent une ivresse douce, héliaque, bientôt suivie d’hallucinations troublantes et de perturbations sensuelles, refoulant toute la sensibilité éthique au cerveau, qui s’emplit de visions érotiques, ou chastes, ou obscènes suivant la psychologie particulière du sujet et ses dispositions hystériques.

L’usance de ce voluptueux spécifique exacerbe peu à peu l’organisme, qui réclame alors des aphrodisiaques plus énergiques pour raviver ses sensations voluptueuses : d’abord les boissons opiacées d’éther, de jusquiame, de belladone, et les cantharidées ensuite dont Mme Paule préparait les compositions.

Pour les morphinomanes, dont les crises pouvaient amener des accidents tragiques, elles étaient confinées dans une salle spécialement aménagée, sous la surveillance de deux robustes servantes qui, aussitôt que se déclarait la crise aiguë, transportaient le sujet dans une salle matelassée, appelée la Rotonde, où il était livré aux soins d’infirmières que leur maîtresse avait elle-même préparées à l’emploi.

La caractéristique des morphinomanes est la passion des liqueurs fortes et des mixtures aphrodisiaques : cognac, rhum, absinthe, etc., etc., de distillation ou frelatés. Tout les tente, les rend expertes en ruse pour se les procurer, pour se plonger dans l’ivresse.

J’ai connu une morphinomane endiablée qui, en l’absence de son mari, un haut fonctionnaire qui ne lui laissait aucun argent afin de l’empêcher de se procurer les boissons pernicieuses, vendit, pour un flacon de mauvaise eau-de-vie, draps, linge, vêtements et jusqu’aux meubles du ménage.

Toutes ces dépravées étaient autant de proies, qui venaient d’elles-mêmes se livrer à la sensualité hystérique et à l’exploitation de la Levantine. En leurs démoniaques transports et leurs exaltations hystériques, elles étaient les jouets des voyeurs se pressant aux trous percés dans les murs de la Rotonde pour assister à leurs ébats.

La maquerelle avait encore libidinosé des chiens et des chats — les anubis — qui, aussitôt qu’une femme apparaissait chez elle, couraient se blottir sous ses jupes.

Les excès congénitaux émoussent gravement la sensibilité des organes de la volupté. Beaucoup de femmes ainsi insensibilisées, modernes Pasiphées, trompées d’ailleurs par leur imagination ardente, croient retrouver ou augmenter leurs sensations voluptueuses dans l’exagération de propulseurs vénériens factices. Aucune considération pathologique ni la perspective même de difformités physiques probables ne les arrêtent ; elles s’exubèrent par l’adoption du taurus mécanique pour mari.

Cette dépravation était aussi exploitée par Mme Paule, qui fournissait les taurus et le reste.

Lorsqu’une de ses clientes se pâmait, elle la signalait aux servantes, en disant :

— Elle a sa cuite.

Les douches, le bain et un repos prolongé faisaient croire aux adeptes perverses du culte lubrique, qu’elles assistaient à une résurrection d’elles-mêmes, mais arrivées chez elles, elles se sentaient envahies par une lassitude somnifère qui les replongeait dans leur stupeur habituelle.

L’exemple suivant peut servir de leçon à celles qu’un premier entraînement permet de se ressaisir.

Mlle d’E…, jeune fille ravissante, avait eu une jeunesse d’une pureté virginale. Sa mère, restée veuve, sans fortune, crut lui avoir assuré un avenir opulent en la mariant à un riche vieillard plus épris de ses qualités morales que de la solidité de ses charmes, et qui fut pour elle plus un père qu’un mari.

Veuve à vingt-quatre ans, assez ignorante de la vie et prédisposée par un tempérament naturellement sensuel aux excitations amoureuses, elle se sentit bientôt agitée de sensations troublantes, au sujet desquelles elle consulta une amie.

Pour son malheur, cette amie était une habituée du cénacle de perverses de la maison de la rue de Rivoli, elle lui conseilla les inhalations d’éther et, petit à petit, l’entraîna chez la doctoresse dont elle devint une fervente adepte.

À l’automne de…, elle s’était retirée à sa propriété de V…, en Normandie, où elle vivait en recluse, en proie à une mélancolie des plus pernicieuses.

Elle avait remarqué dans un pré dépendant de son domaine, un taureau paissant, attaché au piquet, séparé du bétail qui vaguait en liberté. Depuis, elle passa ses journées auprès de l’animal, hallucinée dans la fascination de son attribut sexuel ; l’approchant peu à peu, le caressant, lui parlant avec tendresse, lui tendant des gâteaux, livrant ses seins aux caresses de sa langue rugueuse.

Une après-midi, par une température échauffante qui présageait l’orage, passionnée, éperdue, elle se coucha sur l’herbe aux pieds de la bête, se troussa, se livrant.

Le taureau, d’abord étonné, s’enhardit de caresses intimes, et surexcité, la retourna d’un coup de corne et ployant les genoux l’assujettit entre ses jambes de devant.

Quand, le soir, les vachers arrivèrent pour rentrer le troupeau, ils trouvèrent la malheureuse morte, éventrée.

Près d’elle, la bête la regardait stupide, beuglant plaintivement.

Le cas de Mme U…, morphinomane invétérée, n’est pas moins tragique.

Jeune fille et jusqu’à la troisième année de son mariage, elle avait été d’une sobriété remarquable ; il fallait toutes les instances pour lui faire accepter une coupe de champagne. En moins d’une année la morphinomanie la déséquilibra entièrement ; sa passion des liqueurs fortes devint une frénésie. Trompant à force de ruses la surveillance active dont elle était entourée, un soir, elle se faufila chez une voisine récemment accouchée, à laquelle le médecin avait ordonné de prendre du cognac comme hémostatique. Apercevant une bouteille de Martel pleine sur la table du salon, elle s’en saisit fiévreusement et la but au goulot jusqu’à la dernière goutte.

Quand le mari de l’accouchée rentra, il trouva son cadavre roide sous la table.

Et cependant cette femme possédait des qualités réelles, un grand cœur, beaucoup d’élévation d’esprit. Dans des circonstances pénibles pour l’amant de son choix, elle s’était montrée héroïque, d’un dévouement sublime même. Jolie et d’une éducation parfaite, elle avait tout pour être heureuse et faire le bonheur des siens. La morphine en fit une brute.

Pauvre âme !