Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/12

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. Ill.-149).
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La Vacherie de Sardinapar.

XII


Physiologie parisienne. — La vacherie Sardinapar. — Les centauresses. — Révolution dans l’industrie du caoutchouc. — La guirlande romaine. — 69 en ligne. — Cucurbitacées. — Éclairage à giorno. — Le dernier mot du sport.


On ne lit plus, on ne pense plus, on ne cause plus, les soirées et les bals du beau et bon monde sont délaissés ; on fait du sport, on vadrouille.

La parole et le style sont télégrammiques, la phrase est courte, incisive, brutale ; les articles et les pronoms sont retranchés.

— Comment va ?

— M’embête.

— Dînons chez Mathilde ; t’invite.

— Peux pas ; ai affaire.

— Tu lu Figaro ; parle de Louspac.

— Journalistes crétins ; m’embêtent aussi.

On ne va plus au théâtre que pour les épaules des spectatrices et les jambes des actrices : Racine et Corneille, vieux jeu.

Les courses, les paris et les femmes, il n’y a plus que cela. Chevaux, taureaux, pigeons, cycles, automobiles, ballons, tout est motif à courses et à paris. On ne marche plus, on ne chemine plus, on ne se promène plus, on court. Omnibus, voitures, locomotives et bateaux à vapeur : des rosses.

Au repos, des abrutis qui soufflent et ruminent. Plus rien que des muscles ; les cervelles sont des tendons.

— Qu’est-ce ça ? Une lettre. M’embête c’t idiot, réponds pas.

— Rendez-vous ! Peut s’fouiller.

C’est le siècle de la mufflerie, le règne des Muffles.

Journalisme : archimuffle, reportages de détraqués. Penseurs : vieux bonzes. Science : des blagues. Poésie : et ta sœur ! Amour : des cochonneries. Sentiment : truc. Famille : embêtement à remontoir. Religion : brocante. Vertu : salopette. Patriotisme, charité, philanthropie : réclames. Grand monde : pendeloques des lustres de la publicité.

On est tout et tous aux trucs ; les uns plus canailles que les autres.

La génération actuelle a dans le sang neuf parties de nicotine, dix-huit d’alcool, vingt de bacilles de tous les vices, cinq de virus syphilitique pour quarante-huit parties d’eau. Le promoteur de l’incinération était un grand hygiéniste.

La suprême convenance est de montrer son c… au figuré.

On nomme pudeur la façon de ne le montrer qu’ainsi.

Il y a encore quelques gendarmes, sans quoi on pourrait se fouiller.

À partir de huit heures du soir, les boulevards s’animent : Paris va rigoler.

On se presse à la porte des beuglants et des vacheries, ou on s’empiffre de bière et d’alcool aux terrasses des cafés, hébêtés, les yeux atones.

Le Moulin-Rouge, les Folies-Bergère et la grande vacherie Sardinapar sont tout l’art.

On y trouve l’art plastique : des têtes de jeu de massacre et des putains aux enchères ; l’art chorégraphique : des tibias au port d’arme ; l’art musical : des vaches et des veaux qui beuglent ; l’art céramique : des assiettes de deux sous ; l’art pictural : des croûtes et de l’imagerie d’Épinal ; l’art culinaire : des plats et des sauces à empoisonner des rats ; l’art dentaire : la dernière création de la fumisterie ; l’art médical : microbes et Cie ; l’art gouvernemental : impôts et cipaux ; l’art théâtral : la peau ; l’art de la modiste : paquets ; l’art de la coiffure : du crin ; l’art de la couture : des seins, des cuisses et des fesses en faux ; l’art du cordonnier : de la basane à trente francs ; l’art du chemisier : colle et faux-cols ; l’art de cracher en l’air pour que cela retombe sur le nez du voisin ; l’art oratoire : expectorations de tuberculeux ; l’art chimique : tous les poisons ; l’art de vider les poches et de s’en faire des rentes…

En profonds observateurs, Sardinapar et sa cougaï Tafia — Grecs, Turcs, Arabes, Indous, Chinois : ils ne le savaient pas au juste — comprirent tout le parti que le truc pouvait tirer de la compétition de vices qui sont, à l’état ambiant, l’atmosphère parisienne. Des vacheries ! il y en avait à ne pouvoir plus les compter ; mais la vacherie modèle, la grande vacherie n’existait pas. Ils s’en firent les créateurs.

Le sous-sol, qui leur servait de champ de manœuvres, n’était pas luxueux, mais il était vaste ; pour une vacherie, cela suffisait, et les vaches ne manquaient pas.

Le grand chic était de voir ça. Bourgeois, gens du monde, gommeux, étudiants, fonctionnaires, cocottes, cocodès et cocodettes s’empaquetaient chaque nuit dans le caboulot, assis ou debout.

Les femmes d’exercices — des troupeaux — lampaient à toutes les tables, lascives, cochonnes, s’offrant, pour après la représentation, pour cent sous, trois francs.

Chaque séance comportait trois grands numéros et des intermèdes variés.

Sardinapar avait créé quatre numéros suggestifs, dont un entrait dans les trois qui composaient la séance du soir.

Paris curieux savait que, tel jour, on aurait les Femmes Centauresses ; tel autre, la Guirlande Romaine, un autre, les 69 en ligne, ou encore les Cucurbitacées.

La séance se terminait par un chef-d’œuvre de l’art sportif : la course des araignées.

La création du premier numéro spécial avait été la cause première d’une véritable révolution dans l’industrie du caoutchouc ; Sardinapar avait fait modeler avec cette matière, en dix-huit dimensions graduées, les attributs de la virilité qui s’adaptaient au bas-ventre par une ceinture à double courroie : circulaire et transversale. Cela faisait des centauresses formidables.

Cet article est maintenant dans le commerce.

La guirlande romaine n’était pas moins rosse : une longue théorie de femmes — à poil, naturellement, comme il convient à des vaches — ployées à angle droit, une main appuyée sur la croupe de sa devancière, ce qui la mettait de zigzag, la masturbait en intervertie.

Le 69 en ligne était l’entre-croisement. Cet exercice se pratique en parties carrées dans toutes les maisons de tolérance.

Les cucurbitacées était le même exercice en groupe, les autres parties des corps disparaissant sur des toiles vertes ; ce qui, à distance, donnait l’illusion d’un potager des plus grotesques.

« Faut voir ça » avait remplacé sur le boulevard le fameux « As-tu vu Lambert » de l’Empire.

Sardinapar avait pensé à adresser une requête au ministre des Beaux-Arts, réclamant les palmes académiques, motivant sa demande sur ce que son académie procurait le pain quotidien à plus de cent putains.

Elle leur donnait aussi du suif.

La grande attraction des cyclomanes était la course des araignées.

Le gaz baissé, vingt femmes gantées de noir jusqu’aux épaules, des bas, également noirs, jusqu’aux cuisses, couraient la piste à quatre pattes, une bougie allumée entre les fesses. Le champion était celle qui arrivait première après trois tours de la piste sans avoir éteint sa bougie.

Il avait été fortement question d’organiser un match de ce genre : Paris-Bordeaux. On dut y renoncer à cause d’un certain Bérenger.

Mais le gouvernement sera bien forcé un jour d’en arriver là, lorsque le public blasé sur les courses de chevaux, de cycles et d’automobiles, il lui faudra procurer un nouveau divertissement au peuple pour se maintenir. Cela fera le pendant du jeu des Trente-six Bêtes de la Cochinchine.

Que les parlementaires s’engueulent, se mangent le nez, se déportent, vident la caisse et se trémoussent, on s’en fiche ; les courses et le jeu suffisent à tout. On ne leur demande pas même du pain ; quand la France ne produira plus de blé, on en fera venir de l’Amérique.

Si encore ils se guillotinaient mutuellement, ce serait du sport ; on les conduirait à la nouvelle place de la Révolution en automobile.

Ce n’était pas les palmes académiques que Sardinapar aurait dû demander, c’était la croix, pour service rendu à l’État.

Mais il ne faut désespérer de rien ; on en a bien vu d’autres.