Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/19

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 215-222).
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XIX


Fuite sensationnelle. — Rire général. — Paris s’amuse. — À force de rire, on devient enragé. — L’invasion de l’Europe et de l’Amérique par une armée française.


La disparition des époux Blanqhu s’était rapidement répandue à Paris et dans les départements, y occasionnant une gaieté hilarante. C’était un de ces faits bénis qui permettent, comme au bon temps de Mazarin, de chansonner le pouvoir et les autorités. Il y avait longtemps qu’on n’avait plus ri en France, aussi allait-on se rattraper.

À Paris, on exultait littéralement ; le grand monde riait jaune, dans le monde des métalliques on riait vert, et partout ailleurs on riait rouge ou blanc.

Les Facultés étaient dans la joie.

Le soir, les étudiants, réunis en monôme, se partagèrent en deux bandes, parcourant les boulevards en chantant : Conspuez les Blanqhu, conspuez ! et taquinant les femmes qui se trouvaient à leur portée.

Ce sont de fameux lapins que les étudiants de Paris, seulement il est à regretter qu’ils ne connaissent plus qu’une chanson. Il est vrai que par l’esprit, elle vaut tout un répertoire.

Dans les bureaux de rédaction des journaux, c’était du délire. On en avait du pain sur la planche !

Le peuple saisit l’occasion aux cheveux : les tanneurs se déclarèrent héritiers de la République ; les maçons, les serruriers, les ardoisiers, les blanchisseurs, les mastroquets et les surineurs aussi. On eut beau leur dire qu’ils étaient mineurs, qu’ils devaient attendre quelque mille ans, ils ne voulurent rien entendre.

Quelques-uns tentèrent d’escompter leur part d’héritage ; on les flanqua au bloc.

Les cocottes riaient à se tordre, et la magistrature aussi.

On sait qu’à Paris, lorsqu’on rit, il est d’usage de crier : Vive Lambert ! As-tu vu Lambert ?

On cria : Vivent les Blanqhu ! Qui n’a pas son blanqhu ?

Chaque jour, les journaux criaient au Parquet : As-tu vu Blanqhu ?

— Et ta sœur ! leur répondait-on du bord de l’eau.

On sait encore que les corporations et les jurandes, ces vilains outils de la tyrannie royale, ont été abolies par l’immortelle Révolution. La IIIe République a remplacé cela par des syndicats, qui nous ont un air de liberté épatant. Donc, les syndicats se réunirent en cortège et allèrent prier Sabot XXXXe de créer immédiatement l’ordre des Blanqhus. Ce qui fut promis… promis seulement.

Au Ministère de l’instruction publique, Lebœuf fut plus coulant. Il tira un carton de rubans violets de son armoire à colifichets, et en auna seize centimètres qu’il destina aux blanqhus, de quoi faire une cravate à un pierrot et une bague au doigt d’un imbécile. Les serins le portent à la boutonnière.

Les syndicats remarquèrent avec attendrissement qu’il en restait assez pour les étrangler.

Le garde des sceaux jura, à la tribune du Palais-Bourbon, que ce jour était le plus beau de sa vie.

Au Sénat, Sabot XXXXe fut superbe.

— Elle s’est envolée pour les cieux, où plane sa grande âme, la grande publicaine-re, la belle Aglaé de France, s’écria-t-il, lyrique, abominablement parti. La joie et l’entrain que la France éprouve, témoignent de sa supériorité intellectuelle sur toutes les nations du globe, et la profonde vitalité de la République pour laquelle je réclame à nouveau des défenses d’éléphant.

Les pères conscrits profitèrent de l’émotion, causée par cette touchante allocution, pour faire l’éloge funèbre du créateur du positivisme, qu’on croit être un certain Combes, sans que d’ailleurs rien de positif soit venu affirmer cette croyance.

Il est de fait, qu’avec les moyens d’aérostation secrets que la République possède, il n’y avait rien d’impossible à ce que Mme Blanqhu eût enlevé son mari au ciel, qui a bien dû en voir d’autres.

Le soir, il y eut illumination générale. Ce qui se fait chaque soir à Paris où chaque jour a son événement joyeux.

Quand chacun fut allé se coucher, on vit un homme noir sortir d’une noire boîte, entrer dans une sombre maison et envoyer des hommes sombres, au Kamtchatka et aux deux pôles, se mettre à la disposition des fugitifs dans le cas où ils les rencontreraient.

Pendant cette orgie d’esprit et de gaieté, Picardon criait sur les toits qu’il était républicain ; ce qui donne toujours froid au dos quand un homme affiche cette prétention, car généralement c’est une manière d’exprimer qu’on se sent d’heureuses dispositions pour tordre le cou aux autres.

Thiers avouait qu’il n’avait jamais aimé rencontrer un républicain, passé minuit.

Un homme qui se dit chrétien a toujours l’air d’être voué au martyre, celui qui se dit républicain a toujours l’air de vouloir vous avaler.

La République n’est pas aimable, voilà son tort ; ses dessous sont cascadeurs, comme si on s’y apprêtait pour le cancan au Moulin-Rouge National. On objectera que pour la petite-fille de tricoteuses, elle sait se corseter et mettre des gants, quand elle reçoit du beau monde. N’importe ! à la maison, elle est trop forte en gueule. On la croirait plutôt fille de Mme Benoîton.

L’Empire était jobard, mais c’était un mâle. La monarchie fut une bourgeoise, qui savait à l’occasion prendre le ton et les airs d’une grande dame. La Royauté… : ce sont les moines, les moinillons et les pousse-moinillons qui l’ont perdue ; aussi, que le diable les emporte !

Pour ma part, j’aimerais assez une république bonne fille qui, à l’occasion, saurait se servir de son éventail pour donner sur les doigts des croquants qui la serrent de trop près.

Ce jour était appelé à devenir historique. On avait déjà la nuit historique.

Mais les Blanqhu présents et de l’avenir promettent de changer cet accompagnement.

Le lendemain ce fut un charivari, un tintamarre à ne plus savoir à qui entendre.

On se prit à rire, mais du rire fou, des chrétiens, des juifs, des protestants, des propriétaires, des locataires et même de ceux qui couchaient à la belle étoile.

On rit de Chapeau vi, des ministres, des députés, des sénateurs, des généraux, des évêques, du préfet de police, du procureur général, des présidents de chambre et de cour, des métalliques, des grandes mondaines, des morts et des vivants.

On rit tant, que cela en devint une maladie épidémique.

On ne rencontrait que des gens qui riaient avec plus ou moins de distinction : jaune, vert, bleu, blanc, rouge, lilas, gris, noir.

On rit des notaires, des avoués, des huissiers, des porteurs de contraintes, des avocats, des hommes d’affaires et de ceux qui n’avaient rien à faire.

On se tordait, grimaçant, se bousculant, convulsionnés.

On rit des curés, des congrégations, du pape, des cardinaux et du diable.

Tout le monde avait la colique.

Pendant ce temps, des agents partaient deux par deux, comme de bons petits frères, pour tous les points du globe. Le parc d’aérostation de Meudon détachait tout ses ballons d’essai dans les airs.

On voulait s’assurer que les Blanqhu étaient bien au ciel ; ou, en tout cas, assez loin.

Au bout de quinze mois, il y eut cependant une détente. On rencontrait des gens, même sur les boulevards, disant :

— Zut ! vous m’embêtez avec vos Blanqhu… Je me f… d’Aglaé et de votre Agénor ; ils me sortent des flancs, l’arme au bras.

Aux femmes qui parlaient des héros du jour, ils répondaient insolemment :

— Blanqhu vous-même.

On fit des histoires là-dessus à crever de rire.

Le baron Tamponneau et les autres du Syndicat métallique trouvaient que, pour une poseuse de lapins, elle était forte la Blanqhu.

Les mondaines souriaient finement.

Partout on persiflait les prêteurs ; ils ne l’avaient pas volé.

Ceux-ci juraient qu’ils n’avaient prêté qu’au taux cinq. À d’autres ! Au taux cinq après la capitalisation de l’obligation à cinq cent ou mille pour cent d’intérêts. La bonne blague !

Les voleurs volés est une comédie qui ne mérite que le rire.

On voulut du drame pour changer.

Des gens, bien intentionnés d’ailleurs, mais qui auraient beaucoup mieux fait de s’occuper de leurs affaires, écrivirent lettres sur lettres au Parquet pour dénoncer la présence des Blanqhu à Pontoise ou à Chicago.

Des Blanqhus, ce n’est pas ça qui manque ; il est inutile d’aller à Chandernagor pour en voir.

Le plus curieux fut un marchand d’alcool de Bordeaux qui s’était fait fort de trouver tous les Blanqhus de la terre et qui réclama ensuite des honoraires formidables pour ses peines.

Il y eut des Blanqhu de Montpellier qui demandèrent à changer leur nom contre celui de Blanseing.

C’était de la coquetterie.

Chapeau vi, invité au rire général, répondit que c’était l’affaire de ses ministres.

Ceux-ci rirent tant qu’ils purent.

Mais on ne peut pas toujours rire.

En France, quand on a trop ri, on devient enragé ; c’est atavique.

On réclama bientôt la peau et les os des Blanqhu.

Sabot XXXXe promit l’une et les autres.

On mobilisa vingt millions d’agents, y compris les volontaires.

Cette armée envahit l’Europe et l’Amérique. C’était la revanche !