Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/15

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 179-187).
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XV


Physiologie du grand monde. — Parallèles entre le monde et le monde métallique. — Sarabande de millions. — Les officieux de la fortune. — Les dons de circonstance. — Une ineptie judicaturale. — Lambert !


Ce serait une grave erreur de croire que les liens de solidarité qui unissent les gens du monde soient relâchés au point de laisser prise à toutes les indiscrétions, à toutes les révélations des scandales qui s’y produisent. Comme dans les congrégations fermées, dont la franc-maçonnerie est le type, les réticences mentales et l’équivoque y déroutent les investigations les plus opiniâtres. On peut s’en convaincre par les ballons d’essai jetés chaque jour dans les journaux par les reporters aux abois qui, ayant tenté d’y jeter un œil indiscret, se voient forcés à des rectifications et à des rétractations significatives de leur impuissance. Le grand monde a pour arme défensive la conspiration du silence ; c’est l’égide de son prestige. Pas de statut, pas de code écrit, pas de serment d’agrégation ; l’esprit de corps lui suffit. Aucun homme, aucune femme de l’escarpement social, sur lequel il se hausse, ne peut, sans déroger, trahir le secret commun. Le public, qui le juge sans le connaître, qui en parle sans le comprendre, qui le raille, est un grand badaud.

Le grand monde, ou plutôt, le monde, pour me servir de l’expression consacrée, n’a pas de frontières déterminées ; il est une sphère d’influence qui va en diminuant d’intensité jusqu’à sa fusion avec l’élément bourgeois proprement dit, c’est-à-dire avec le patronat industriel et commercial. On est du monde par la naissance, par l’éducation et le talent, bien plus que par la situation. Le monde métallique de l’aristocratie financière est un monde intermédiaire entre le monde proprement dit et la bourgeoisie ; il n’est qu’au second plan, comme aristocratie bourgeoise, dans la progression sociale.

Une fois admis dans le cénacle mondain, on y est tabou, sacré, placé sous la sauvegarde d’honneur de tous ses membres, dont tous les actes, fussent-ils des crimes, doivent rester impénétrables au vulgaire.

Les Blanqhu étaient entrés dans le monde par stratagème de conquérant, la loi de solidarité les défendait néanmoins comme s’ils y fussent entrés par droit de possession. Les antériorités du rasta et de la cocotte étaient effacées ; ils étaient devenus des seigneurs.

Pour ces réhabilitations discrètes, autrefois le roi y mettait la main, aujourd’hui le gouvernement y met les pouces.

Le retentissement produit par certains scandales financiers s’explique par la différence des deux mondes que je viens de traduire.

Dans le monde métallique, qui n’est qu’une superposition démocratique, l’argent est tout, la grande occupation de l’esprit. Toute élévation subite y détonne, surexcite les commentaires qui font de chacun de ses membres un auxiliaire de la police.

Dans le monde, au contraire, la fortune n’est qu’un accessoire qui le laisse indifférent sur les fluctuations immobilières ou capitalistes actionnées par le métallisme agioteur. Il est trop occupé de ses intrigues et de festivités pour s’émouvoir, plus que de propos, de ces sortes de révélations.

Parler argent dans le monde métallique est le chic suprême ; dans le monde, c’est une tare.

Aussi les contempteurs des Blanqhu furent-ils mal reçus, lorsque, le lendemain de leur réception, ils tentèrent d’éveiller les suspicions sur la réalité de l’héritage. On leur répondit en vantant la beauté, le goût et l’intelligence de Madame, le charme de ses nièces.

Cette réception sollicitait de nouvelles audaces de la smala de l’hôtel Fornicula.

Pendant que le mari négociait de nouveaux emprunts, Mme Blanqhu courait le monde dans son élégant équipage, affichant ses deux nièces, se montrant au Bois et sur la pelouse du champ de courses.

On la citait comme une des élites des grandes amoureuses. La chaîne de ses amants et de ses adorateurs lui faisait un cortège joyeux qui la mettait en relief.

Pris à ses filets, le monde métallique ne tarda pas à entrer en branle avec ses millions convoiteurs des millions de l’héritage ; mais, avec l’esprit et la méthode qui président à ses opérations flibustières. Juan Cercopèthe entra dans la combinaison pour douze cent mille francs contre obligation notariée de sept millions, intérêts, frais et accessoires compris, productifs, l’année écoulée, d’intérêts nouveaux à cinq pour cent ; Samuel Clichard, pour cinq cent mille francs contre obligation de deux millions souscrite dans les mêmes termes et sous les mêmes conditions ; Escafignon et Van Chosepeck, ensemble pour trois millions contre obligation de dix-sept millions huit cent mille francs sans intérêts nouveaux ; Robidilliard pour un million remboursable par huit millions sept cent mille francs ; le joaillier Cancras, pour deux cent mille francs de diamants, payables à deux ans, par dix-huit cent mille francs ; le marchand de tableaux Tricoteux pour trois cent mille francs de copies de maîtres, contre billet à ordre d’une somme de quatre millions, à l’échéance d’un an.

En même temps, les époux Blanqhu acquéraient sur hypothèque pour deux millions le château de la Courtille, estimé trois cent et dix mille francs ; pour douze cent mille francs, le domaine d’Humevesse, estimé cent quatre-vingt mille francs ; celui de Bourg-Renard pour la même somme, et enfin l’immense plantation de chênes-lièges de la Crottenballe, en Algérie, pour huit millions, et dont le vendeur avait fait l’acquisition pour douze cent mille francs.

Mme Blanqhu, charmée, annonçait à la ronde que les frères Cracadas allaient transiger pour six millions, et la sarabande des millions de l’héritage se continua. Elle reçut des propositions de prêts de quinze cent mille contre obligation de remboursement de vingt-cinq millions, de trente, quarante, cinquante millions.

C’était de la démence.

Les prêteurs à trois cent cinquante pour cent d’intérêts l’assiégeaient dans son hôtel. Les avoués et les notabilités du barreau, bâtonnier en tête, lui offraient leurs services.

Des ministres, des sénateurs, des députés, des préfets, des magistrats, des chanoines, tous le cœur sur la main, s’intéressèrent à son sort d’héritière contestée, vinrent lui offrir le concours de leurs lumières, pour aplanir les difficultés de l’heure présente et soutenir son héroïque courage.

La bienveillance du gouvernement lui était acquise pour aplanir les obstacles : une correspondance diplomatique avait même été échangée à ce sujet.

L’ambassadeur à Buenos-Ayres apprit de source officielle qu’Azara était une colonie appelée à une grande expansion.

Ce fut le seul renseignement qu’il put fournir ; le Gran-Chaco était un peu trop loin pour qu’il lui prît fantaisie d’y envoyer un agent pour savoir ce qui s’y passait.

Quant à l’existence de l’héritage et du dépôt des espèces à la banque nationale d’Azara, personne ne pouvait en douter ; l’official Bernabé Bastringos l’affirmait, et son attestation était légalisée par l’alcade don Requiem.

Mme Blanqhu jouait pièces sur table : elle les montrait à tous venants.

Elle recevait ses officieux conseillers en de succulents five-o’clock, supérieurement servis par ses nièces.

Elles étaient si jolies, si gracieuses, si expansives, ces bénéficiaires de dots plus jolies encore, qu’on ne pouvait que les admirer et les aimer.

Les prétendants étaient déjà légion : des jeunes, des mûrs et des vieux. Tous chantaient la même antienne à Mme Blanqhu : leur cœur et une mansarde feraient leur bonheur.

Aglaé soupirait tendrement, affirmant qu’elle se mettrait sur la paille pour assurer le bonheur de ses deux filles d’adoption.

Estelle était grande, blonde, rêveuse ; Flavie était rondelette, brune, rieuse.

Leur différence de caractère provenait, d’après Mme Blanqhu, de ce que leur mère avait bu du café au lait la veille de la naissance d’Estelle et du café noir la veille de la naissance de Flavie.

Un membre éminent de l’institut lui avait proposé de communiquer son observation à l’Académie de médecine.

La générosité de Mme Blanqhu ajoutait encore au charme de ses réceptions. Elle était si bonne, si prévenante, si discrète ; elle devinait si bien les besoins de ses amis, leurs désirs. Les besogneux recevaient de l’argent ; les autres, un vase rare, un tableau de maître, quelques pièces d’orfèvrerie ; simples cadeaux d’amitié.

Elle savait deviner les besoins pressants, ouvrir sa bourse aux moments critiques, ce qui doublait ses bienfaits.

Si elle acceptait reçu des sommes prêtées, c’était par pure courtoisie. Elle en avait pour sept cent mille francs et tout le monde l’ignorait.

Il n’y avait là rien d’extraordinaire. Tout le monde peut avoir des besoins pressants d’argent, se trouver en présence de difficultés financières inopinées. Nul n’échappe à cette loi de l’existence, le Président de la République comme le plus humble gendarme.

S’il est une réglementation stupide, barbare, c’est bien celle qui défend aux gens de toge et de robe de se servir personnellement de billets à ordre. Qu’on mette à leur disposition une caisse de prêts à longue échéance alors, ou qu’on les métallise jusqu’à la gorge.

Comment ! il est permis aux plus fieffés gredins de se tirer d’embarras en escomptant une lettre de change, et ce moyen légal est défendu aux plus honorables des citoyens ! Car il n’y a rien de plus honorable que l’homme qui peut d’un mot déshonorer son semblable. Mais, c’est les assimiler légalement aux faillis et aux banqueroutiers. Si l’honorabilité consiste à se brûler la cervelle ou à se voir traiter de coquin à certains moments critiques, mieux vaut ne pas être honorable du tout. Ce sont de piètres honneurs pour une aussi mince réputation !

Quand, devant les tribunaux, j’entends un de ces immenses rossignols de prétoire couler en douceur des « l’honorable président, l’honorable organe du ministère public, l’honorable défenseur », je me dis : Voilà des pauvres diables qui ne savent pas ce que leur honorabilité peut leur coûter. C’est vraiment abuser de leur innocence.

Heureusement pour les signataires des billets du coffre-fort de Mme Blanqhu, qu’elle était plus discrète que cet abruti de Lambert, qui, sous l’Empire ayant aperçu sous sa crinoline la lune de Mme Lampion, parcourut Paris en criant :

— J’ai vu le cul de Madame Lampion ; elle m’a donné dix sous pour que je ne le dise pas. Il n’y a pas de danger que je le dise !

Ce qu’il y a de ces Lamberts-là à Paris, c’est inconcevable !