Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/04

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 49-64).
◄  III.
V.  ►


IV


La Trinité d’Éros. — Les calculs d’Agénor de Blanqhu. — Deux impairs galants. — Doit-on ôter sa chemise pour coucher avec une grande dame ? — Angoisses de la sordidité. — La leçon de flagellation.


Comme le théâtre et le bal, l’amour était une distraction de dilettante pour la duchesse, les péripéties du drame intime qui se jouait sous ses yeux avaient autant de saveur pour elle que la passion dans l’action. D’ailleurs ses nombreuses occupations d’affaires l’occupaient assez pour lui rendre faciles les retards du plaisir.

Les jours de ses grandes réceptions, les notoriétés de la noblesse, du métallisme, de la haute magistrature et du clergé emplissaient ses salons, aussi réputés par le savant assemblage d’élégantes mondaines, qui y venaient tendre leurs gluaux, que par les charmes personnels de la maîtresse de la maison.

Isabelle de Rascogne régnait en souveraine dans la sphère éthérée de la mondanité joyeuse, s’exubérant des raffinements du paganisme attique, les chairs divinisées en leur discret déshabillé, captivantes en leurs odeurs d’aphrodisisme galant, sataniques d’esprit tentateur.

Là, toutes les bouches sourient, tous les yeux ont des scintillements d’étoile, la parole est charmeuse.

C’est le palais enchanté des génies où le diamant, les émeraudes, les saphirs, amassés de génération en génération, rayonnent, éblouissent, peuplés de lutins roses, papillonnant autour des noirs chercheurs de trésors.

La baronne Tamponneau et la marquise de la Fessejoyeuse partageaient avec la duchesse cette royauté olympienne.

Les hommes les désiraient toutes trois ; et toutes trois se faisaient sataniquement désirer.

Elles étaient la trinité d’Éros, se répandant en émanations voluptueuses mystérieuses, qui les révélaient sans les laisser comprendre.

Leur souffle donnait la foi aux plus incrédules, leurs yeux prodiguaient l’espérance ; elles se réservaient pour l’amour de leur choix.

Éros devait être grand, lorsque toutes trois étendues sur un lit de fleurs, l’élu s’abîmait sous leurs embrassements de lionnes et leurs baisers de feu.

Le beau cocher n’avait qu’à oser pour être l’élu. Malheureusement pour lui, il manquait d’entraînement et d’éducation mondaine.

Pour comble d’indignité, sa sordidité d’agrairien le privait des lumières qui font aimer l’art pour l’art.

Lui, ne pensait qu’au lard que la possession de la duchesse devait lui procurer.

— Quand je la posséderai, il faudra bien qu’elle marche, se disait-il en ses irritations de mâle terreux.

La possession était son cauchemar : avec la femme, il croyait qu’il tiendrait la bourse.

Et il y a comme cela des milliers de gueux en habit noir, qui chaque soir colimaçonnent dans les salons mondains.

Deux occasions s’étaient déjà présentées au beau cocher de posséder sa proie, mais il n’avait osé : il faisait jour.

La première datait du commencement du printemps. Il avait trouvé la duchesse endormie, étendue, dans un abandon tentateur, sur le divan du jardin d’hiver.

Il l’avait longtemps fouillée de ses regards lubriques, s’enivrant des parfums de son corps, et il s’était retiré à pas de loup, chancelant.

Cette contemplation l’avait allumé.

Retiré dans sa chambre, il s’était reproché sa faiblesse.

Il calcula le pour et le contre.

Il se souvint d’une maxime du marquis de la Tétonnière : « Les femmes qu’on ne peut posséder par la séduction, on les viole. Ce n’est qu’une crise de larmes à essuyer. »

Il se promit bien de saisir la première occasion aux cheveux.

Quinze jours après, s’étant rendu dans le boudoir de la duchesse, où chaque matin il venait prendre ses ordres pour la journée, il la trouva de nouveau endormie sur un divan, mais nue dans une apparence de chemise de fine batiste.

La crainte du bruit, du scandale, l’arrêta un moment dans sa résolution de viol.

Une idée de rustre lui vint : la bâillonner. C’était toute sa science de séducteur.

Il se retira frémissant, voyant rouge, pour se rendre à la sellerie où il savait trouver ce qui lui était nécessaire pour réduire sa victime à l’impuissance de se défendre.

Quand il revint au boudoir, la duchesse n’y était plus.

Il jura qu’à la troisième occasion, il ne lui ferait plus grâce d’une minute.

Il porta constamment sur lui le bâillon qu’il avait confectionné.

Mais l’occasion ne se présentait pas.

Il pensa à s’introduire la nuit dans sa chambre pendant que la domesticité serait livrée au sommeil. Pour plus de sûreté, il ferait prendre un narcotique à la femme de chambre qui lui faisait les yeux doux.

Il rumina longtemps son projet, évaluant ce qu’il pouvait perdre ou gagner dans son accomplissement.

Un soir que la séduisante chauffeuse s’était retirée de bonne heure dans son appartement en renvoyant sa camériste, il invita celle-ci à un punch intime dans sa chambre, offre qui fut immédiatement acceptée par l’amoureuse soubrette, qui visait à un conjungo obligatoire. Le beau cocher paraissait lui aller comme un gant.

L’effet prévu arriva ; la femme de chambre, tombant de sommeil, s’endormit après avoir bu son premier verre.

Agénor la coucha sur son lit, prit les clefs de l’appartement de la duchesse, qui se trouvaient dans sa poche et sortit en assourdissant ses pas.

Il connaissait les lieux de l’exploit qu’il méditait ; un quart d’heure après, il entrait dans la chambre de la grande mondaine qu’il trouva couchée, lisant à la clarté d’une veilleuse.

La présence du beau cocher ne parut nullement la surprendre.

— Enfin, vous vous êtes décidé, mon garçon, lui dit-elle en fermant son livre. Il y a longtemps que je vous attends.

Cette réception inattendue idiotisa l’Ambrelinois, qui, ne sachant quelle contenance tenir, prit le parti de tomber à genoux pour témoigner de ses sentiments pacifiques.

Mais il avait le malencontreux bâillon à la main et ne savait où le fourrer.

La duchesse le vit et elle ne put maîtriser l’hilarité qui la secouait depuis la mimique de son adorateur. Elle se sentit intérieurement flattée de la révélation que l’objet lui fit du degré de passion qui animait le beau cocher.

— Pas d’enfantillage, mon garçon, lui dit-elle, charmeuse. Déshabillez-vous ; vous vous reprendrez au lit.

Cette invitation à la valse cubilante rapapillota immédiatement l’Ambrelinois qui, en douze temps et autant de mouvements, se débarrassa de ses vêtements.

Quand il n’eut plus rien à ôter que sa chemise, il demeura perplexe.

Il se remémora les conseils prudhommesques de la comtesse de Nimporte qui, dans son précieux livre sur les usages du monde, dont il avait acquis récemment un exemplaire.

Il ne se souvint pas d’y avoir trouvé aucune donnée sur la matière qui l’occupait.

C’était capital cependant : Conserve-t-on ou ôte-t-on sa chemise pour coucher avec une femme du monde ?

Agénor fut tiré de son irrésolution par la voix de la duchesse, qui lui dit, impatientée :

— Est-ce que votre chemise vous tient au dos, mon garçon ?

Il était fixé.

Le rustre avait un appétit d’ogre de la chair de sa coucheuse ; il se colla contre elle, l’étreignit frénétiquement, en l’appelant sa chère Isabelle, sa poulette chérie.

— Ne soyez pas si tendre, mon garçon, sans quoi nous allons fondre. Et appelez-moi simplement Madame la duchesse.

Cet avis, donné d’une voix calme, refroidit un moment le beau zèle du cocher, qui, déjà, se préparait à jouter en l’honneur de sa maîtresse.

Mais ce ne fut que l’instant de l’éclair.

La lutte fut épique, la duchesse connut les trente-six façons de faire l’amour à Paris.

Elle ne s’était jamais trouvée à pareille fête.

Au petit jour, Agénor se retira.

La chambre, témoin des ébats érotiques, se trouvait dans un désordre inexprimable.

— Je reviendrai toutes les nuits, si cela peut être agréable à Madame la duchesse, avait dit le beau cocher en cherchant ses effets pour se revêtir.

— Gardez-vous-en bien, mon garçon, vous reviendrez quand je vous en donnerai l’ordre.

C’était sévère, mais juste : l’ex-clerc n’était plus qu’un domestique que sa maîtresse payait pour être à ses ordres. Il n’était survenu d’autre changement dans sa position que la charge de lui assurer la provende d’amour, comme il avait celle de donner l’avoine à ses chevaux.

C’est la réflexion que le beau cocher s’était faite, et elle ne lui paraissait pas couleur de rose.

— Nous verrons bien qui sera le maître, s’était-il dit.

En sortant du nid voluptueux, la duchesse lui avait recommandé d’atteler pour six heures. Elle se complaisait dans son rôle de grande amoureuse à étonner par sa vaillance. Lorsque apaisée, rafraîchie par le bain, après ses nuitées d’amour, elle apparaissait, épanouie comme une rose superbe qui a reçu la rosée du matin, dans sa promenade matinale au Bois, elle paraissait de la nature des déesses immortelles pour lesquelles les jours sont sans nuit.

En la voyant descendre du perron de l’hôtel, le beau cocher s’était posté à la portière de la voiture pour lui prêter galamment le secours de sa main.

Un regard hautain de sa compagne de nuit le rappela à la réalité de sa position.

— Votre place est sur le siège de la voiture, mon garçon, et non à la portière, lui dit-elle de son ton de grande dame.

Et elle fit signe au groom resté à l’écart de s’approcher.

Ces mots « mon garçon » horripilaient l’ex-clerc.

Ils lui rappelaient la meunière d’Ambrelin qui avait la réputation de coucher avec son premier garçon et qui ne se faisait pas faute de l’appeler propre à rien.

Agénor monta sur son siège, en maugréant son refrain de mauvaise humeur :

— On verra bien qui sera le maître.

L’observation de la duchesse l’avait tellement troublé, que, sur le boulevard des Invalides, il écrasa un ouvrier sans le faire exprès.

Cet accident coûta trois mille francs à la grande dame.

Il lui coûtait cher, le beau cocher, mais c’était un étalon superbe, et cette qualité plaidait pour lui.

Agénor reçut quatre fois, pendant la quinzaine qui suivit, les ordres de chevauchée nocturne de sa maîtresse, et, à chaque séance, il s’était efforcé de la dompter, sans être parvenu à obtenir d’elle un mot de tendresse.

Le mirage de la fortune, qu’il croyait pouvoir saisir un jour, le soutenait.

— Je ne l’aurai pas volé, se disait-il en ses moments d’ensoleillées sordides.

La rébellion contre le joug servile grondait en lui ; il pensa qu’il en avait assez donné à la duchesse pour avoir le droit de s’imposer à elle suivant sa volonté.

Une nuit, résolu à parler haut et ferme, il se présenta à la porte de sa chambre,

La trouvant fermée au verrou, il frappa en appelant : Madame la duchesse ! Madame la duchesse !

Il entendit parler haut dans l’intérieur, puis un pas traînant s’approcher.

Se doutant qu’il venait de faire un impair, il allait se retirer, lorsque la porte s’ouvrit, et il se trouva en présence du baron Escafignon, chez lequel il était allé porter une lettre de sa maîtresse dans la journée.

Le métallique n’était pas précisément ce qu’on appelle un Adonis. En le voyant en chemise, avec ses jambes grêles, ses longs bras de gorille, son ventre bedonnant, son visage bouffi de graisse, le beau cocher eut honte pour sa maîtresse.

— Que venez-vous f… ici à cette heure ? lui demanda le banquier, furieux.

Agénor avait eu le temps de se composer un maintien de circonstance. De l’air le plus niais qu’il put prendre, il allait répondre probablement une sottise, lorsque la duchesse, comprenant ce qui se passait, lui tendit la perche.

— C’est pour l’heure d’atteler pour ma promenade du matin au Bois, n’est-ce pas ? dit-elle.

Mais le baron n’était pas dupe du manège ; avant que le beau cocher eût eu le temps de répondre, il lui ferma brusquement la porte au nez en s’écriant :

— Allez au diable, vous et votre attelle !

Et il était venu se recoucher à côté de sa marchande de plaisir, sans commentaire aucun.

Que lui faisait après tout que la duchesse couchât avec son cocher ? Il l’avait louée pour la nuit et non pour un terme.

L’ex-clerc s’était promis d’avoir sa revanche la nuit suivante, et, pour être plus sûr de son affaire, à la nuit tombante, il s’était glissé sous le divan de la chambre où, par cinq fois, il avait évolué en satyre.

Vers onze heures, il avait entendu deux voix de femme, partant du boudoir, se prodiguer des paroles de tendresse accompagnées de soupirs et de baisers.

— Quès aco ? se demanda-t-il étonné.

L’entrée dans la chambre de la duchesse et de la marquise de la Fessejoyeuse lui fit flairer une aventure pas drôle du tout pour lui.

Ce soupçon se changea bientôt en certitude lorsqu’il entendit les deux amoureuses se becqueter avec des roucoulements de langueur, ainsi que deux tourterelles sous les rameaux champêtres.

Il en savait assez, d’après la savante éducation qu’il avait reçue d’Aglaé Matichon, pour comprendre qu’il assistait au concert spasmodique de lesbiennes.

Il risqua un œil en soulevant la courtine du divan.

Les deux femmes se déshabillaient et bientôt leurs beaux corps apparurent sans voile.

La lampe de pied fut éteinte ; seule la lumière douteuse de la veilleuse continua à éclairer la chambre et les opulentes plastiques des deux chevalières du Clair de Lune, se torsant fantastiques, dans la pénombre ambiante.

En les voyant disparaître, il devina qu’elles se coulaient chatteusement dans les draps du lit, puis ce fut une longue agonie de béatitude synthétisée à son oreille par des murmures de séraphiées, des susurrements de baisers, des cris d’hystériques et des gammes de pâmoisons.

Et cela dura des heures et des heures.

Le beau cocher maudissait sa mauvaise chance.

Vers le matin seulement les deux lesbiennes s’endormirent.

Agénor profita de cette accalmie pour s’éclipser.

Il avait les membres ankylosés.

— Je veux être pendu si on m’y reprend, se dit-il en regagnant son perchoir.

Il se consola en pensant que la duchesse ne pouvait manquer de devenir enceinte de ses œuvres ; il avait assez travaillé pour cela.

— Elle verra, quand elle aura un polichinelle dans le tiroir, sur quel pied je la ferai danser, murmura-t-il en se couchant.

Le naïf Ambrelinois avait encore bien des choses à apprendre.

Pendant six mois, dans les nuitées érotiques qu’il appelait ses corvées de serf, il remplit ses fonctions d’étalon en conscience.

À la fin, ne voyant rien pointer dans la taille de sa maîtresse, il se révolta.

Une nuit, il se présenta à l’ordre avec une tête de commandeur, une cravache d’écurie à la main.

— Est-ce que vous allez monter à cheval, mon garçon ? lui demanda la duchesse en le dévisageant, le sourire aux lèvres.

Le regard limpide de la duchesse fit baisser la tête au beau cocher, qui balbutia :

— Ce n’est pas cela.

— Qu’est-ce alors ?… Auriez-vous l’intention de me fouetter ?

Ce persiflage irrita le rustre.

— Eh bien ! oui, s’écria-t-il rageur, je vous cravacherai jusqu’à ce que vous me reconnaissiez pour votre maître. J’en ai assez de jouer le rôle de batteur de grenouilles…

— Et quels sont vos ordres, mon beau dompteur ?

— D’abord, vous ne me nommerez plus que votre cher Agénor… Ensuite, vous tolérerez que je vous appelle Isabelle. Nous avons assez couché ensemble pour ne pas faire de cérémonies entre nous.

La grande dame répondit à ces exigences baroques par un éclat de rire qui fit bondir l’Ambrelinois.

Il leva sa cravache.

— Qu’à cela ne tienne, mon garçon, nous ne romprons pas nos agréables relations pour si peu. Mais, jetez cette schlague, je vais vous donner quelque chose de plus coquet.

Cette réplique ironique de la duchesse fit comprendre à l’ex-clerc qu’il s’était encore une fois trompé d’adresse. Aglaé Matichon lui avait assez dit qu’il est des femmes qui n’aiment leur amant qu’en raison des raclées qu’elles en reçoivent.

— Elle a donc tous les vices, cette garce ! se dit-il en jetant sa cravache sur un fauteuil.

La mondaine, dont les yeux brillaient maintenant comme des escarboucles, était allée à une armoire et en avait retiré une élégante cravache à pomme d’or dont le fouet avait été détressé.

— Essayez avec cela, lui dit-elle en la lui présentant.

L’ex-clerc ne savait quelle contenance tenir ; il restait là, les bras ballants, interdit.

— Eh bien ! un peu d’énergie donc et franc jeu, insista la mondaine, qui attendait.

Le beau cocher risqua quelques coups qui ne firent que chatouiller la peau de l’amoureuse panthère mondaine.

— Ce n’est pas cela. Déshabillez-vous, je vais vous montrer comment cela se pratique, fit celle-ci passablement énervée de l’attente.

La chemise de l’ex-clerc n’était pas enlevée, que, saisissant la grossière cravache restée sur le fauteuil, où l’Ambrelinois l’avait déposée, elle lui cingla les fesses et les cuisses à coups redoublés.

Agénor courait dans la chambre, geignant, cherchant un endroit pour se soustraire à la flagellation, mais la duchesse le serrait de près en continuant le massage hystérique.

Le beau cocher, devenu furieux, saisit à son tour la cravache à pomme d’or, et un corps à corps des plus sympathiques s’engagea, allumant les fureurs érotiques en la femme, tandis que l’ex-clerc tombait bientôt à genoux, criant grâce.

— Cela, c’est franc jeu, dit la duchesse enfin lasse.

Elle prit un flacon d’eau de Cologne sur la tablette de la cheminée et en inonda le dos du flagellé qui, crispé par la douleur, se roula sur le parquet.

— Je brûle ! je brûle ! Madame la duchesse, criait-il.

— Appelle-moi Isabelle, je te le permets, mon cher Agénor, lui répondit la panthère, se délectant des sauts de carpe de son amant.

— Maintenant, elle est bien à moi : ma fortune est faite, pensa l’ex-clerc qui peu à peu éprouvait des sensations de bien-être et de fraîcheur à mesure que l’alcool aromatisé se vaporisait.