Par un beau Dimanche/07

Albin Michel (p. 117-143).


CHAPITRE vii


M. Hougnot ayant enfin daigné reprendre ses esprits, puis le lapin qu’il avait caché derrière un buisson, le docteur opina qu’on ferait bien de regagner l’auberge par le plus court chemin.

— Et pourquoi donc ? Me croyez-vous déjà fatigué ? protesta fièrement Hougnot.

D’un hochement de tête, l’oncle Brusy indiqua l’horizon.

— La couleur du ciel, tout là-bas, ne me dit rien qui vaille, murmura-t-il. Si nous ne voulons pas que l’orage nous surprenne en pleine campagne, rentrons au plus tôt, croyez-moi.

L’autre observa l’horizon, à son tour, puis haussa les épaules.

— Un peu de brume, dit-il. Je vous affirme qu’il ne pleuvra pas.

— Au contraire, déclara l’oncle. Le ciel se plombe, mais il n’y a plus de brume du tout, car les lointains se dessinent avec une netteté et une couleur trop brutales. Rentrons par le plus court, je vous en prie.

— Vous m’avez promis, déclara M. Hougnot, que nous rentrerions par un autre chemin que celui de l’aller. Si vous ne tenez pas votre promesse, vous êtes un trompeur, un menteur !

Contre cette injuste accusation, le docteur se rebiffa avec une véhémence proportionnée au trouble qu’il ressentait pour avoir menti naguère.

— Un menteur ! cria-t-il. Vous allez voir si je suis un menteur ! Venez, mesdemoiselles : Nous rentrerons par le plus long, puisque je l’ai promis !

Puis, dans le vent aigre et frais qui commençait à souffler par bouffées, il partit résolument, esclave farouche et niais de la parole donnée.

On n’avait pas fait deux cents mètres, que Hougnot, indigné, s’arrêtait et protestait déjà.

— Par où diable nous conduisez-vous ? grogna-t-il. Ce n’est pas une route, ça, c’est un lit de torrent !

— Il n’y a que deux chemins pour s’en retourner, riposta l’oncle. Vous n’avez pas voulu de l’autre, nous prenons celui-ci.

Et, sans pitié, il se remit à dévaler, à grandes enjambées, une espèce d’étroit ravin qui serpentait à travers bois, et où d’énormes galets roulaient sous les pas, dangereusement.

— Ce n’est pas une route ! répéta Hougnot. Il est impossible qu’on ait jamais nommé cela une route !

— C’est une route ! cria l’oncle Brusy. Pendant bien des siècles, ce fut même la plus belle et la plus large route du pays.

Puis, se calmant à mesure que sa chère érudition s’éveillait en lui, il continua, tout en soutenant d’une main ferme la marche chancelante de Marie :

— Vous croyez donc, vous autres, que le macadam exista de toute éternité ? Vous croyez donc qu’on pouvait, jadis, aller n’importe où dans une bonne voiture bien suspendue. Vous ignorez donc que les plus grands seigneurs, autrefois, s’estimaient fort heureux quand ils pouvaient quitter le cheval pour voyager dans des litières portées, ou plutôt cahotées par deux mules ? Vous n’avez donc jamais vu la litière de Charles-Quint, le plus puissant monarque de son époque ? Elle est au musée de la Porte de Hal, à Bruxelles. C’est une infâme bagnole, non suspendue, mal fermée par des rideaux en cuir, et dans laquelle on est beaucoup moins bien assis que dans nos wagons de troisième classe. Je m’y suis assis, moi, pendant que le gardien n’était pas là. Et si cet empereur, sur les États de qui le soleil ne se couchait jamais, ne pouvait voyager plus à son aise, c’est pour cette bonne, pour cette seule raison, qu’il n’y avait alors que peu ou point de routes carrossables.

— Pourtant, objecta Marie, pour les transports de matériaux…

— À dos d’hommes, mademoiselle ! À dos d’hommes et à dos de femmes ! En ces temps bénis, ce bétail-là coûtait moins cher que les chevaux. Aujourd’hui, c’est comme ça au Congo ; jadis c’était comme ça chez nous. Tous les transports à dos de porteurs ! L’homme bête de somme !

Hougnot venait de descendre quelques mètres un peu plus vite qu’il n’eût voulu, dans un grand bruit de pierres éboulées.

— Mais, geignit-il, sur des routes comme celle-ci, ils devaient broncher à chaque pas, vos porteurs !

— Non, dit l’oncle. Ils se cramponnaient au sol beaucoup mieux que vous ne le faites, parce qu’ils allaient toujours nu-pieds, comme la presque totalité de nos ancêtres.

Il y eut un petit silence, pendant lequel chacun s’occupa, peut-être, à reviser ses idées habituelles sur la part de confort et de bonheur dont il jouissait ici-bas. Puis Marie demanda, d’un petit ton boudeur :

— Mais, mon oncle, pourquoi parlez-vous toujours de choses désagréables ?

À quoi le docteur, qui n’avait pas encore avalé l’injure de son beau-frère, riposta d’un air goguenard et hargneux :

— Mais, ma nièce, pourquoi me demande-t-on de dire toujours la vérité ?

À ce moment, l’afîreuse route se dégagea du couvert, et les promeneurs foulèrent une vaste lande d’où l’on découvrait à nouveau toute la vallée.

Mais l’aspect du paysage était étrangement changé : Les collines, tout à l’heure si lointaines et tout estompées de vapeurs violettes, étaient devenues d’un gris dur et faux, striées d’ombres froides qui en accusaient les menus détails et les montraient soudain plus rapprochées. Le beau ton bleuâtre et velouté des forêts avait fait place à un vert acide et cruel, qui agaçait les yeux comme une saveur âpre et astringente irrite le palais. Le soleil luisait encore, mais d’un éclat trouble et malsain, dans un azur crayeux, blafard, et comme brouillé. Et, du côté que l’oncle Brusy, naguère, avait désigné d’un hochement de tête réprobateur, un énorme nuage noir accourait rapidement, fait de cinq larges bandes divergentes, semblables aux cinq doigts d’une main formidable qui s’abattait pour empoigner la montagne et remporter comme un jouet d’enfant.

Tout là-bas, au poignet de la main gigantesque, une lueur rouge tressaillit, fugace et vibrante, puis on entendit un sourd grondement, très faible et très profond.

— Je suis un menteur ! ricana l’oncle. Nous n’aurons pas la pluie.

— Pardon ! protesta Hougnot. Je n’ai pas dit que vous étiez un menteur parce que vous prédisiez la pluie, mais parce que vous ne teniez pas votre promesse de nous ramener par un autre chemin qu’à l’aller. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, monsieur !

— J’ai déclaré qu’il pleuvrait ; vous avez alors affirmé qu’il ne pleuvrait pas. Donc, vous m’avez donné un démenti, monsieur !

— Mille pardons, monsieur ! J’ai exprimé une opinion contraire à la vôtre, mais ce n’est pas à ce sujet que je vous ai traité de menteur. Ce fut, comme je viens de vous le dire…

— Ce n’est guère le moment de vous quereller, opina Marie. Je crois qu’il est grand temps de gagner un abri. Vous en connaissez un, mon oncle ?

— Il y a la grotte de Pas-Bon, grommela le docteur. Je persiste à déclarer, monsieur…

Mais Marie l’empoigna par le bras et le fit pivoter sur les talons, tandis que Joséphine entraînait son père. L’oncle Brusy avançait sans mot dire, tête baissée. Soudain, laissant les autres gagner de l’avance, il arrêta Marie, se campa devant elle, dans une attitude qui promettait un long discours, et débuta en ces termes :

— Avez-vous déjà remarqué ceci, mon enfant ? La plupart de nos querelles ne sont, en fin de compte, que des querelles de mots, et nous différons d’avis sur la valeur des termes bien plus que sur la valeur des faits. Si chaque homme voulait consacrer le temps nécessaire à l’étude de la philologie…

— Sans doute, mon oncle… Est-elle bien loin, cette grotte ?

— Elle est par là, à gauche… Si nous attachions tous à un même mot une même signification, j’estime que la plupart de nos différends…

— Le vent devient frais, mon oncle… Si vous me disiez le reste en marchant ?

— C’est vrai, avoua le docteur, il vaudrait mieux parler tout en marchant.

Et il se remit à marcher, sans dire un mot.

Mais, deux minutes plus tard, il arrêta de nouveau Marie, d’une main impérieuse, puis déclara, péremptoire :

— Cette fois, j’ai trouvé !

— Un abri ? demanda la jeune fille.

— Mais non ! J’ai trouvé la raison de ma mauvaise humeur soudaine, de mon irascibilité inaccoutumée. C’est à cause du vent, j’en suis sûr !

— Il devient bien vif, en effet… Je crois qu’il faut nous dépêcher…

— Mais écoutez-moi donc !… Il est démontré que le vent peut, en certains cas, exercer une action formelle sur le système nerveux. Au désert, quand le vent souffle d’un certain côté, les chefs de caravanes savent que leurs hommes se battront avant le soir. Or, dans nos régions mêmes, j’ai souvent remarqué…

— La pluie, mon oncle ! Voici la pluie !

Le docteur leva le nez, juste à temps pour qu’une large goutte d’eau vint s’écraser sur le verre gauche de ses lunettes.

— En effet, dit-il, ce vent nous amène la pluie. Mais cela n’infirme en rien ma thèse sur l’irritabilité dont il est cause. Si vous voulez suivre attentivement le résumé de mes observations…

Marie lui tourna le dos et se mit à courir en ouvrant son ombrelle. L’oncle Brusy la regarda s’éloigner, plus stupéfait qu’un professeur qui verrait tous ses élèves quitter soudain la classe au beau milieu du cours. Puis il eut un sourire contraint hocha piteusement la tête, comme s’il venait d’ausculter un malade incurable, et se mit à courir à son tour.

À toute allure, il rattrapa Hougnot et ses deux filles, puis leur souffla, en désignant l’étroit sentier qui s’enfonçait au cœur d’une sapinière :

— Par ici ! Filons par ici !

Docilement, les autres s’engagèrent sous les funèbres ramures. Mais Marie, restée la dernière, se retourna d’abord longuement. Et le docteur, ayant fait de même, vit là-bas tout au bout, au sommet de la lande, un jeune homme, chaussé de superbes bottines jaunes, lancé dans une course éperdue, à la poursuite d’un magnifique chapeau gris, envolé en plein ciel.

Sous les sapins, la pluie ne tombait pas encore, mais on entendait déjà les grosses gouttes, de plus en plus serrées, s’écraser avec un bruit mat sur la voûte épaisse et sombre. Pendant deux ou trois minutes, tous quatre marchèrent en file indienne, graves, silencieux et pressés, dans l’impressionnante et triste pénombre du sous-bois. Le tonnerre grondait au loin, sourdement. Tout à coup, il éclata, très proche, formidable. Et, comme si le ciel s’était crevé soudain, on entendit l’averse ruisseler en flaques, en paquets d’eau, parmi les hautes branches qui s’agitaient, geignaient et hululaient sous les démentes rafales d’un vent furieux.

Entre les fûts des grands sapins, le jour reparut, gris et livide, obliquement strié de sauvages hachures par l’averse féroce. Marie et Joséphine s’arrêtèrent, frissonnantes. Mais le docteur leur cria, dominant à grand’peine le fracas formidable :

— Nous n’avons plus qu’à courir vingt mètres environ. Prenez votre élan et suivez-moi !

Enfonçant son chapeau sur sa tête, sa tête entre ses épaules, il plongea dans la pluie cinglante et se mit à grimper, de toute la force de ses vieilles jambes, un talus abrupt et rocailleux.

Les jupes troussées, les cheveux au vent, s’abritant de leur mieux sous leurs frêles ombrelles, les deux jeunes filles s’élancèrent derrière lui en poussant de petits cris d’effroi. Et Hougnot, après quelques secondes d’hésitation, prit le parti de les suivre, non sans avoir déclaré, à on ne sait quelle autorité négligente et répréhensible, que ça ne devrait pas être permis.

À mesure qu’on grimpait, le talus devenait plus escarpé, la montée plus difficile. Tout essoufflé, tout trempé déjà, le docteur atteignit enfin, à mi-côte, un étroit plateau barré par une muraille de pierres sèches. Il tendit la main à Marie, qui la tendit à Joséphine, qui la tendit à son père, qui refusa cette aide, en un fier grognement, parce qu’il trouvait plus commode de grimper à quatre pattes, sans fausse honte. Quelques cris aigus, quelques « Oh hisse ! » vigoureux, et tous quatre se trouvèrent debout sur l’étroite corniche. Une porte basse, faite de planches disjointes et pourries, sans serrure, sans loquet, se dressait au milieu du vieux mur en pierres sèches. Le docteur la poussa d’une main hâtive, puis, stoïque, s’effaça sous la pluie de plus en plus dense, pour laisser passer les trois autres.

— Entrez, dit-il, et ne craignez rien. Nous sommes chez mon ami Pas-Bon.

Le mur en pierres sèches fermait l’entrée d’une vilaine petite grotte, très basse, très sombre, et beaucoup moins confortablement aménagée que celle de Robinson Crusoé.

Le mobilier s’avérait des plus succincts. Le hasard ayant placé là un gros bloc de pierre qui pouvait à la rigueur servir de table, l’acquisition de ce meuble avait dû être jugée superflue. Le même bloc se terminait par un gradin moins élevé, sur lequel il était possible à deux personnes de s’asseoir, non face à la table, mais de profil ou en lui tournant le dos. Une jonchée de fougères sèches, sur laquelle traînaient deux ou trois sacs en lambeaux, représentait sans doute le lit. Une vieille caisse d’emballage tenait lieu, tout à la fois, d’armoire à glace, de commode, de canapé et de coffre-fort. Dans les fentes du roc, quelques bouts de bois auxquels pendaient des bottes de plantes séchées. Au dessus de quatre grosses pierres qui formaient foyer, et entre lesquelles se mourait un feu de bois, une grande tôle toute mangée de rouille, toute criblée de trous, et roulée à la va-comme-je-te-pousse, en forme de hotte, conduisait une minime partie de la fumée vers un tuyau qui se perdait en on ne sait quelles profondeurs. Le jour entrait, faiblement, par une fissure latérale, qu’un antique fragment de bâche, pendu à côté, fermait sans doute pendant les grands froids. Sur la roche formant table, il y avait un gros quignon de pain, une tasse ébréchée et un grand couteau, très luisant et très effilé.

À l’entrée du docteur, un être bizarre se leva soudain du coin du feu où il se tenait accroupi, surveillant des pommes de terre qui cuisaient sous la cendre. De petite taille, mais fortement râblé, il était vêtu d’une blouse déteinte et d’un pantalon en lambeaux, mais chaussé de bons gros souliers presque neufs. Sur un torse athlétique, il portait une singulière petite tête, où le visage tout menu, un vrai visage d’enfant, s’effilait sous la vaste protubérance d’un front énorme, disproportionné, posé en encorbellement sur deux orbites profondes, où luisait un sombre regard, ardent et fixe. Une abondante tignasse, noire et crépue comme celle d’un nègre, lui donnait l’air, au premier abord, d’être coiffé d’un colback un peu court.

D’une voix forte et lente, comme font les gardiens qui promènent des étrangers dans la crypte du Panthéon, M. Brusy articula, en montrant du doigt Hougnot et les deux jeunes filles :

— Amis… Amis de moi… Amis docteur… Sans hâte, le troglodyte planta son noir regard dans les yeux de chacun, tour à tour, pendant quelques secondes. Enfin, il inclina la tête, à trois reprises, et souffla d’une voix rauque et profonde, qu’il semblait arracher de sa gorge par un effort intense et malaisé :

— Bon… Bon… Bon…

— Vous êtes admis dans la grotte… Rien que des boules blanches… murmura furtivement l’oncle Brusy. Puis il reprit, en détachant les syllabes comme un professeur de la Berlitz-School :

— Pluie dehors… Mouillés… Sécher… Faire grand feu…

Le regard fixe du troglodyte buvait les paroles du docteur, une à une ; sur ses lèvres, dans ses yeux, avec l’attention anxieuse et forcenée du condamné qui entend lire son arrêt de mort. Brusquement, il tendit vers ses hôtes deux petites mains sèches et nerveuses, brunes et mal soignées, mais d’une élégance, d’une finesse singulières et inattendues chez un pareil rustre. Grave et minutieux comme un gabelou qui fouille des voyageurs suspects, il tâta les vêtements mouillés de chacun, regarda ses doigts humides, les renifla, les essuya sur sa blouse, puis, hochant la tête d’une épaule à l’autre ; éructa de sa voix profonde :

— Pas bon… Pas bon…

Après quoi, il plongea dans un coin de la grotte y farfouilla un instant, et reparut portant une brassée de bois mort, qu’il se mit à échafauder sur le feu avec une preste habileté de sauvage, brisant de grosses branches sur son genou, sans le moindre effort apparent.

— Nous pouvons nous installer et faire comme chez nous, dit le docteur. Désormais, Pas-Bon se jetterait lui-même dans le feu plutôt que de nous laisser manquer de rien.

Dominant l’impression de malaise que leur causait cet être singulier, Joséphine et Hougnot s’assirent, elle sur le coffre, lui sur un billot de bois, et tendirent vers le foyer leurs bottines humides. Marie, au contraire, tira son oncle à l’écart, le plus loin possible, et se mit à lui parler tout bas, très bas, avec une sourde et ardente véhémence. Le bon docteur écoutait, rechigné, en lançant parfois, vers le dos de son beau-frère, des regards chargés de crainte et d’angoisse. Il tenta d’abord de faibles gestes de refus. Mais les chuchotements et la mimique de sa nièce devinrent plus pressants, plus passionnés encore. Enfin, M. Brusy s’inclina sans mot dire, douloureux et résigné. Avec des allures très remarquablement indifférentes, il marcha vers le lit de Pas-Bon, ramassa un des sacs qui y traînaient, puis gagna la porte en sifflotant un air trop dégagé. Soudain, il jeta le sac sur sa tête et ses épaules, ouvrit la porte à toute volée, et s’élança au dehors, sous la pluie diluvienne. Un grand bruit de pierres éboulées annonça aussitôt qu’il dégringolait le talus à toutes jambes, à moins que ce ne fût sur le ventre ou sur l’autre côté.

— Il est fou !… Que fait-il ?… Où va-t-il ? s’exclama Hougnot, stupéfait.

— Je ne sais pas, répondit simplement Marie.

Et elle s’assit sur le coffre, à côté de sa sœur, étalant sa jupe fumante devant la flamme claire mais l’oreille tendue vers les bruits du dehors

Les sourcils froncés, Hougnot regarda Marie et Joséphine, tour à tour, d’un air soupçonneux. Les yeux trop fixes dans des faces trop calmes, les deux jeunes filles se chauffaient, muettes, impassibles.

Lourd de malaise et d’attente anxieuse, le silence dura, coupé seulement par le craquement des branches que Pas-Bon brisait à toute vitesse sur son genou.

Enfin, à travers le grondement de l’averse, on entendit de nouveau le bruit des pierres s’éboulant sur le talus. Puis la porte s’ouvrit et livra passage au docteur, nu-tête, humide et fangeux, aveuglé par la pluie qui dégoulinait sur sa face et sur ses lunettes. Il traînait derrière lui un être hagard et frissonnant, plus ruisselant d’eau, plus marbré de taches verdâtres que si l’on venait, à l’instant même, de le repêcher dans une mare aux grenouilles. Le sac qui lui couvrait la tête et les épaules semblait, pourtant, un peu moins mouillé que le reste de son costume.

M. Brusy voulut sourire, ricana de son air le plus idiot, et déclara adroitement :

— Je viens de rencontrer monsieur, par le plus grand des hasards…

Mais Hougnot avait bondi de son siège, et, désignant la porte du doigt, il proférait :

— Il n’y a pas de dates à vérifier ici !… Nous n’avons pas besoin d’archéologues !… Sortez, monsieur !… Sortez à l’instant !

— Mais il n’y a pas d’autre abri à proximité ! protesta l’oncle.

Hougnot ne daigna pas entendre.

— Sortez ! répéta-t-il. Sortez, vous dis-je !

Déjà, le simili-noyé exécutait un mouvement de retraite, en bredouillant une phrase dont on ne put comprendre que la fin : mille et mille pardons.

Mais le docteur étendit une main vers lui, l’autre vers Pas-Bon, et scanda de toutes ses forces :

— Ami… Ami à moi… Ami docteur… Mouillé… Très mouillé… Fort mouillé…

L’idiot s’approcha du nouveau venu, darda un regard noir et fixe sur ses paupières clignotantes, puis grommela : « Bon… Bon… » Il passa ses paumes sur le vêtement tout trempé, les regarda, les flaira de nouveau, puis grogna un sourd : « Pas bon… » Tenant sa main gauche, qui ruisselait, soigneusement dressée devant lui, il essuya l’autre à sa blouse, la plaqua sur la redingote de Hougnot, la retira à peine humide, et compara ses deux paumes avec attention. Alors, très simplement, il écarta Hougnot du feu, d’un irrésistible coup de coude, prit le jeune repêché par les aisselles, et, avec une douceur très relative, l’assit sur le billot, à la meilleure place, tout contre le foyer.

Ahuri, suffoqué par l’indignation, l’évincé bégaya :

— Ma place ! Il me prend ma place ! Et pour la donner à celui-là !

Comme mû par un ressort, le jeune et intéressant noyé sauta de son billot, et murmura quelque chose qui se terminait par « mille et mille pardons ». Mais l’idiot le rassit d’une brusque poussée sur les épaules, puis braqua vers Hougnot de tels regards que le pauvre homme se crut perforé d’outre en outre, et recula prudemment jusqu’auprès du docteur, auquel il demanda d’une voix basse et un peu tremblante :

— Il ne va pas me battre, au moins ?

M. Brusy sursauta d’un air de protestation indignée, puis se calma soudain, et murmura avec un geste dubitatif :

— Ne le contrariez pas, c’est plus prudent.

L’autre, terrorisé, se fit tout petit dans son coin. Le docteur le contempla d’un air de jubilation intense. Et il pensait, s’abandonnant sans vergogne aux vieilles férocités ancestrales :

— La vengeance est un plat qui se mange froid, et même mouillé.

Mais Marie se leva du coffre en disant de sa voix la plus douce, la plus aimable :

— Prends donc ma place, papa. Ma robe est déjà presque séchée.

Le tendre père hésita, consulta du regard son beau-frère, dont le haussement d’épaules évasif et goguenard ne le rassura guère, puis se dirigea vers le foyer à pas très incertains, sans quitter Pas-Bon des yeux, et prêt à bondir en arrière au moindre mouvement de l’idiot. Celui-ci ne fit rien pour entraver la manœuvre. Mais, quand Marie eut cédé la place à son père, il pointa son index vers la jeune fille en proférant de sa sourde voix de gorge : « Bon… Bon… » Puis, tournant son doigt vers Hougnot, qui s’affala soudain sur le coffre, il gronda énergiquement : « Pas bon… Pas bon… » Sur quoi, il disparut dans le fond de la grotte, puis revint en tramant une énorme souche qui ne devait pas peser loin de deux cents livres, la roula près au feu, empoigna Marie et le docteur par le bras, comme un sergot qui conduit deux pochards au violon, et les installa sur ce siège improvisé, d’un air qui n’admettait pas de réplique.

Puis il s’accroupit près du foyer et se mit à farfouiller dans les cendres, en extrayant des pommes de terre brûlantes avec les gestes vifs et sûrs d’une guenon qui épluche des noix. Cependant, Hougnot essayait de percer, d’un regard férocement sévère, l’épaisse colonne de vapeur qui s’élevait autour du jeune et sympathique repêché. Et ce regard était bien fort, sans doute, car on vit l’impénétrable rideau de vapeur s’agiter, une main fumante en sortir pour esquisser deux ou trois gestes piteux, embrouillés, dépourvus de toute signification. Puis, au sein du nuage, une voix faible chevrota :

— Monsieur, je vous remercie infiniment de votre généreuse hospitalité… et je vous demande mille et mille pardons.

À quoi Hougnot répondit d’un ton rogue, en tournant le dos dans toute la mesure où son siège incommode le lui permettait :

— Monsieur l’archéologue, je n’ai que faire de vos excuses et de vos remerciements. J’ajoute qu’il faut être le dernier des imbéciles pour me parler comme si j’étais le maître de cet infâme logis.

Faible comme un souffle d’agonisant, la voix tremblante émit quelques vagues sons qui pouvaient signifier, à la rigueur : « Mille et mille pardons ! » Puis la colonne de vapeur se fit de plus en plus dense et redevint silencieuse. Avec une lente et scrupuleuse impartialité, Pas-Bon faisait six tas de ses pommes de terre, retranchant par-ci, ajoutant par-là, remplaçant un gros tubercule par un petit, un petit par un gros, puis chambardant toute sa répartition pour la recommencer selon un système plus équitable. Enfin, satisfait de son œuvre, il distribua gravement ses petits paquets, poussant une part dans la main de chacun, avec un « Bon… » des plus persuasifs. Nul ne se fit prier, car le goûter du docteur était loin, et le savoureux fumet des pommes de terre avait déjà fait palpiter plus d’une narine.

Seul, Hougnat, la bouche pleine, ronchonna à l’oreille de son beau-frère :

— Il n’y en a pas beaucoup, de pommes de terre. Étant notre hôte, il aurait bien pu nous les laisser toutes, et se contenter de son pain. Le docteur répondit, grave et doux :

— Mon ami Pas-Bon ignore les premiers éléments de la politesse, et nul ne lui a enseigné par la parole, bien moins encore par l’exemple, les sublimes beautés du sacrifice et du renoncement. Il a pour tout guide un besoin effréné d’équité, de justice, sentiment qui semble avoir envahi toutes les parties saines de son cerveau atrophié. Et c’est pourquoi il se donne un mal inouï afin que toutes les parts soient égales, la sienne aussi bien que les nôtres. En faisant ainsi, il se rencontre du reste avec nombre de nos philosophes modernes, qui déclarent l’esprit de sacrifice incompatible avec une justice égale pour tous, et cherchent le bonheur de l’humanité dans un équilibre bien compris de l’altruisme et de l’égoïsme.

— Il aurait dû nous laisser toutes les pommes de terre, opina de nouveau Hougnot.

L’idiot mangeait en silence, mais ses yeux noirs et attentifs restaient fixés, avec une intensité singulière, sur le visage de celui qui parlait. Si une autre personne élevait la voix, il se tournait aussitôt, tout d’une pièce, d’une brusque secousse, pour darder vers elle des regards profonds et pénétrants.

— Il est drôle, souffla Marie. On dirait vraiment qu’il entend par les yeux. Nous comprend-il, mon oncle ?

— Il ne comprend que très peu de paroles, répondit le docteur. Mais je crois que nul être au monde ne devine tant de choses aux seules inflexions de la voix, à la seule expression du visage. N’étant pas préoccupé par le sens des mots, il concentre toute sa faculté d’attention, qui est énorme, comme vous pouvez le voir, sur ces parties du discours que nous tenons pour accessoires : les intonations et la mimique. Et il se produit ce résultat, moins étrange peut-être qu’il n’en a l’air : Pas-Bon ne comprend rien, ou peu de chose, au sens apparent et voulu de nos phrases. Mais, très souvent, il en devine le sens réel et secret, celui que l’on s’efforçait de cacher sous un afflux de paroles qui n’ont pas de prise sur lui, puisqu’il ne les comprend pas. Nos villageois, dont ruse et malice sont les péchés mignons, le tiennent pour sorcier, et se gardent de parler affaires devant lui. Car, monomane de la justice comme d’autres le sont des grandeurs ou de la persécution, il ignore l’art des ménagements de la façon la plus absolue, et, sa conviction une fois faite, il l’exprime, sans souci des intérêts qui peuvent être en jeu, avec opiniâtreté et véhémence, par les seuls mots qu’il puisse articuler : « Bon… Pas bon… » Or, fait digne de remarque, et qui n’est pas à la louange des hommes en général, ni des paysans en particulier, cet être d’une clairvoyance singulière, quand il intervient avec son rude sans-gêne dans les affaires d’autrui, emploie le second terme bien plus souvent que le premier, ce qui lui a valu son sobriquet : « Pas-bon ». Pour moi, j’ai su conquérir son estime, chose rare et difficile, et j’avoue que j’en suis très fier.

— Je vous abandonnerais volontiers ma part de son estime, déclara Hougnot, s’il m’avait cédé en échange sa part de pommes de terre. Mais il a tout mangé, le goulu !

Marie regardait curieusement l’idiot, qui s’était accroupi auprès d’elle. Déjà familiarisée avec son aspect, et tout à fait rassurée par ce qu’en disait le docteur, elle empoigna à pleine main la tignasse de Pas-Bon, et lui secoua la tête avec la tendre rudesse que les femmes prodiguent volontiers aux êtres asservis : hommes aimants ou animaux domestiques.

L’idiot ne recevait sans doute que de bien rares caresses, car il fit d’abord un brusque mouvement de recul, tandis que son regard apeuré dardait une interrogation méfiante sur les yeux de la jeune fille. Elle rit, un peu nerveusement, tels les enfants qui jouent avec le danger, empoigna de nouveau la tête crépue et la secoua comme celle d’un caniche. Peu à peu, le regard de PasBon se fit lumineux et tendre. Frémissant, il se courba sous la rude caresse, ferma lentement les yeux et fit entendre le sourd et voluptueux ronronnement d’un jaguar qui se cuit le poil au grand soleil du désert. Quand Marie voulut cesser le jeu, il lui prit la main, avec une lenteur timide, puis la replaça sur sa tête en grognant d’un ton suppliant :

— Bon… Bon… Bon…

Et Marie, amusée, se remit à le secouer de plus belle, en lui prodiguant les puérils vocables qui se décernent, avec une égalité touchante, aux hommes soumis et aux bêtes dévouées : « Gros chien-chien à sa mé-mère… Vilain méchant lou-loup… Bou-boule de poi-poils… M’ami toutou à la da-dame… » Et autres aménités aussi désirables que grotesques.

— Ce malheureux jeune homme a-t-il de la famille, des êtres qui le chérissent et qu’il puisse aimer ? demanda la grande Joséphine, dont toutes les pensées allaient à l’amour comme un fleuve coule vers l’océan.

— Il n’a aucun ami, si l’on m’excepte, et n’a plus de parents, répondit le docteur. La voix publique vous affirmera que ses ancêtres habitèrent ce logis depuis la création du monde, ou à peu près. Car une légende s’est déjà formée, bien entendu, et elle est absurde, comme toujours. En réalité, les renseignements positifs que j’ai pu recueillir établissent ceci : Depuis très longtemps, aussi loin que puissent remonter les souvenirs de nos vieillards, les Romanichels, vanniers et chaudronniers ambulants, qui traversaient parfois le pays, faisaient au passage de brefs et intermittents séjours dans cette grotte, dont sans doute ils se signalèrent l’existence l’un à l’autre. Il y a environ vingt-cinq ans, une jeune femme vint s’y installer, sans autre compagnon qu’un enfant de quelques mois. Et elle n’en bougea plus, sauf pour aller échanger contre des victuailles, dans les villages voisins, des paniers qu’elle tressait fort adroitement.. Chose étrange, nul bohémien, depuis lors, ne se présenta pour occuper la grotte, et leur race se fit beaucoup plus rare dans la région. Sans doute y a-t-il là-dessous une mystérieuse histoire, un drame, peut-être…

— Un douloureux roman d’amour, suggéra la langoureuse Joséphine.

— Nous n’en saurons jamais rien, dit le docteur. Car la femme était muette ou feignait de l’être, et s’en allait farouchement dès qu’on voulait lui poser quelques questions. Muette ou non, nul n’ouït jamais le son de sa voix ; et ceux qui passèrent leur temps à la guetter ne purent l’entendre adresser un seul mot à son fils, même quand elle se croyait seule avec lui. Joint à des malformations crâniennes que j’ai soigneusement relevées, ce singulier système d’éducation n’a pas peu contribué à faire de l’enfant l’être bizarre que voici. Tenu l’écart par les petits paysans, ayant, pour seul modèle et pour seule éducatrice, cette femme farouche et impassible, qui avait restreint toute son activité aux gestes strictement indispensables, le garçonnet apprit moins de choses, somme toute, qu’un jeune sauvage ayant, pour éducateurs directs ou indirects, tous les membres de sa tribu. Si ce système pouvait s’appliquer à plusieurs générations successives, avec la constante aggravation de résultats qui en découlerait, il serait fort intéressant de savoir en combien de temps l’homme peut retourner à la pure animalité, redevenir la bête brute qu’il fut jadis…

— Brute toi-même ! clama Hougnot, tandis que les deux jeunes filles faisaient entendre des protestations non moins indignées.

— Excusez-moi, dit le docteur. J’ai oublié un instant qu’il n’est pas permis d’attenter, même en paroles, à l’idée trop haute et très fausse qu’on se fait en général de la majesté humaine, même parmi ceux qui se croient ses pires contempteurs…Donc, en grandissant, Pas-Bon s’avéra idiot sous la plupart des rapports, et, par une étrange compensation, merveilleusement doué sur deux points bien définis : l’intuition psychologique et l’amour de la justice, qualités développées chez lui à un tel point, qu’elles en feraient un être d’élite ou un monstre, s’il n’était empêché par ailleurs de prendre un contact réel avec l’humanité. Oui, je l’affirme, si le déséquilibre de ses facultés avait été un peu moins flagrant, et servi par un vocabulaire de quelque étendue, Pas-Bon eût fait un merveilleux prophète et un saint vénéré dans l’Orient d’autrefois, un dangereux anarchiste dans l’Europe d’aujourd’hui.

— Un saint aurait donné toutes ses pommes de terre, protesta Hougnot.

— J’ai déjà reconnu, répliqua le docteur, que Pas-Bon ignore l’esprit de sacrifice. En quoi, du reste, il ne se différencie guère de la presque totalité des humains. Le jour où chacun comprendrait enfin à quels renoncements l’obligerait une stricte application du pacte social…

— Le pacte social ne peut m’obliger à écouter vos divagations, remarqua poliment Hougnot. Votre Pas-Bon est un crétin, voilà tout. Et ceux qui perdent leur temps à l’étudier ne sont guère moins bêtes que lui. Moi, je trouve qu’on devrait enfermer cet individu.

— C’est un des êtres les moins nuisibles que je connaisse, sans excepter personne, affirma le docteur. Il n’abuse pas de ses avantages, comme font tant d’autres ; car, doué d’une force peu commune, il n’a jamais frappé homme ou bête, même quand il fut injurié ou molesté. Il ne vole pas, ne braconne pas. Il vit de pain, de lard et de pommes de terre qu’il échange, — car il ignore ou méprise l’usage de la monnaie, — contre des corbeilles que sa mère lui apprit à tresser, ou contre des simples que je lui enseignai à cueillir. Il est du reste fort régulièrement volé, car il ignore le souci du lendemain, ne se préoccupe que de sa pitance quotidienne, et donne pour l’obtenir tout son travail ou toute sa récolte du jour, quelle qu’en soit la valeur. Je vous laisse à penser si nos villageois en abusent. Quand il a besoin de vêtements ou de chaussures, il descend au village, explique son cas par signes, puis montre ses bras. Il se trouve toujours quelque fermier pour lui proposer une besogne simple et rude, car on sait que l’affaire est avantageuse. Pas-Bon se met à l’ouvrage, s’y tient avec un zèle remarquable et fournit deux ou trois fois plus de travail qu’il ne devrait faire en bonne justice. Mais, le moment étant venu où il pense, d’après son estimation personnelle et toujours trop raisonnable, avoir mérité l’objet qu’il désire, il lâche soudain la besogne, qu’elle soit terminée ou non, entre dans la boutique de la mère Poilveau, décroche la blouse ou les souliers dont il a besoin, et s’en va tranquillement. Que celui qui l’employa paie ou non la mère Poilveau, c’est un souci qu’il ignore. Il a gagné sa blouse ou ses souliers, donc il a le droit de les prendre.

— Quelle brute ! dit Hougnot, qui s’était efforcé tout au long de sa vie de prendre ce qu’il n’avait pas gagné… Attention, Marie, il va te voler ta broche !

L’idiot, depuis quelques instants, regardait avec une singulière ardeur la broche de la jeune fille, vulgaire assemblage de morceaux de verre qui valait bien vingt sous, mais brillait à souhait dans la pénombre de la grotte. Son petit index brun pointé vers l’objet, il bégaya : « Bon… bon… » d’une voix si frémissante, si brûlante de désir, que Marie détacha aussitôt l’humble bijou et le lui épingla au côté gauche de la poitrine, comme une décoration. Baissant la tête et louchant de toutes ses forces vers la luisante camelote, l’innocent resta d’abord immobile, comme écrasé par un bonheur trop grand. Tout à coup, il se dressa, courut au coin sombre qui lui servait sans doute de magasin, en rapporta une manne gigantesque, vraie hotte de Saint-Nicolas, dans laquelle trois ou quatre petits enfants eussent pu jouer fort à l’aise, et la tendit fièrement à la jeune fille.

— Quel crétin ! clama Hougnot… Que veut-il que tu en fasses ?… Il se figure peut-être que nous allons mettre ça aux bagages pour l’emporter chez nous !

Mais Marie, feignant la plus grande admiration, accueillit avec des transports de joie le cadeau de son nouvel ami. « Bon… Bon… » disait-elle en tapant sur l’énorme panier. Et l’idiot répétait : « Bon… Bon… » en tournant l’objet sur toutes ses faces, pour en faire admirer le fini.

Si bien caché dans sa colonne de vapeur qu’on ne se méfiait pas de lui, le jeune repêché entendit alors la malchanceuse Joséphine murmurer piteusement :

— On ne me donne jamais rien, à moi !

Car il faut bien peu de chose pour faire envie à ceux qui n’ont rien. Puis Joséphine se repentit sans doute de sa vilaine pensée, car elle ajouta à voix haute :

— Et la mère de ce pauvre garçon, qu’est-elle devenue ?

— Il y a quelques années, dit le docteur, en pleine nuit d’hiver, par une véritable tempête de neige, on sonna à la grille de mon jardin. Ma vieille servante refusa nettement d’aller ouvrir, et j’hésitais, je l’avoue, à la suppléer en cette tâche. Mais la cloche fut bientôt secouée de nouveau avec tant de violence que je me vêtis en toute hâte et me risquai à travers le jardin, muni d’une lanterne, armé d’une trique, et regrettant une fois de plus le revolver que je me promets d’acheter depuis quelque vingt ans, mais que je n’achèterai sans doute jamais, en ayant toujours été empêché par une répugnance invincible pour les armes homicides. Derrière la grille, ma lanterne éclaira un groupe étrange : Pas-Bon, pâle et hagard, portant dans ses bras sa mère, plus pâle encore que lui, inerte et sans connaissance, Je les conduisis bien vite dans mon cabinet, et, tandis que ma vieille servante rallumait le feu, je diagnostiquai sans peine une pneumonie, parvenue à l’ultime période de l’hépatisation grise, ne permettant donc plus aucun espoir. Pourquoi Bas-Bon n’était-il pas venu me chercher plus tôt ? Il n’est point à même de l’expliquer, et nous n’en saurons jamais rien. Mais je suis fort enclin à croire que la mère, qui semblait faire bien peu de cas de la vie, aura interdit à son fils d’aller chercher du secours, tant qu’il lui sera resté la force d’imposer sa volonté. Car il lui obéissait avec une docilité absolue, et ces deux phénomènes semblaient se communiquer leurs moindres idées par je ne sais quel moyen mystérieux, sans avoir jamais besoin de se parler. Il y avait peut-être là un cas bien curieux à examiner, si la mère eût été un peu moins entêtée dans sa solitude. Après tout, si les hommes ont porté l’art de la parole à une remarquable perfection, cela ne prouve nullement que le système soit, en principe, le meilleur qui existe ici-bas, celui qui se prête, pour un lointain avenir, aux plus merveilleux perfectionnements. Nos ancêtres nous rendirent peut-être un bien mauvais service quand ils prirent l’habitude de communiquer entre eux par le langage des sons. Qui vous dit qu’ils ne possédaient pas un organe, ou un embryon d’organe, qui serait devenu par le travail, au cours du développement phylogénique, capable de produire des communications de la pensée bien plus complètes, plus rapides, plus finement nuancées que celles au langage parlé ? Les mœurs des fourmis et de certains insectes, d’une part, certains phénomènes de télépathie, d’autre part, nous permettent de soupçonner qu’il est, dans la nature…

— Et la mère, elle est morte ? osa demander Joséphine.

Le docteur écarquilla des yeux ahuris.

— Quelle mère ? dit-il.

— La mère de Pas-Bon, le jour où il l’a portée chez vous.

— Ah ! la mère de Pas-Bon !… Oui, oui, elle est morte… Elle est morte la nuit même !

Et l’oncle Brusy, tout honteux de s’être encore laissé entraîner à divaguer, eut l’excellente idée de masquer sa gêne en accompagnant ses « Elle est morte » d’un petit rire très joyeux et on ne peut plus opportun. Après quoi, il rougit avec une soudaine violence, puis resta muet et penaud pendant quelques secondes.

— Oui, elle est morte dans la nuit, reprit-il enfin, fort sérieusement cette fois. Il était trop tard, beaucoup trop tard pour la sauver, et ce fut uniquement par acquit de conscience que j’usai des énergiques remèdes auxquels on recourt en pareil cas. Comme la pauvre femme n’avait jamais mis les pieds à l’église, fait encore inconnu ici, on créa pour elle seule, derrière le cimetière, un petit « Trou aux Chiens » qui se trouve, par hasard, être un coin d’exquise mélancolie. Je m’y attarde parfois à rêver, estimant qu’il est doux et salutaire de penser souvent à l’éternel repos. À plusieurs reprises, je plantai des fleurs sur l’humble tombe. Mais je dus enfin y renoncer, car ce pauvre Pas-Bon saccageait tout en se couchant dessus pour sangloter et hurler à son aise.

— Je vous dis que c’est une brute ! Il faut être une brute pour agir ainsi ! grogna Hougnot, indigné.

Et les deux jeunes filles contemplèrent, avec un peu de répulsion, cette espèce d’animal incapable de comprendre que, pour exprimer une douleur sincère, le jardinage est un moyen bien supérieur aux larmes et aux hurlements.

L’idiot ne sentit pas cette réprobation. Contre son habitude, il se désintéressait des discours, ne fixait plus ses ardents regards sur le visage des interlocuteurs. Plongé dans un bonheur indicible, il louchait avec constance et sérénité vers la broche épinglée sur sa poitrine, la caressant parfois d’une main timide et frémissante.

— Je crois qu’il ne pleut plus ! dit soudain Joséphine.

Hougnot courut ouvrir la porte et constata que la pluie avait cessé, en effet.

— Sortons, cria-t-il. Sortons bien vite !… J’en ai assez, moi, de votre sale grotte !… Les hommes ne sont pas faits pour vivre dans des grottes !

Mais le docteur protesta d’un air indigné.

— Pendant des milliers d’années, affirma-t-il, nos ancêtres n’eurent pas d’autre domicile… Je peux vous le prou…

— Ils avaient tort ! déclara l’autre en sortant. Et puis, rengainez votre conférence, n’est-ce pas, et conduisez-moi vivement à l’auberge. Je meurs de faim, moi.

Les deux jeunes filles et le docteur voulurent suivre Hougnot au dehors. Joséphine passa sans encombre. Mais Marie fut happée au passage par une petite patte brune et vit Pas-Bon qui lui tendait de nouveau, radieux et soumis, l’immense panier presque aussi grand qu’elle.

Fort embarrassée, la jeune fille consulta son oncle.

— Je ne peux pourtant pas, dit-elle, emporter ça pour lui faire plaisir. Comment sortir de là ?

— Montrez-lui par gestes, dit l’oncle, que le fardeau est trop lourd pour vous. Il comprendra.

Marie empoigna donc le panier à pleins bras et feignit de vouloir le soulever sans y parvenir. L’idiot sembla profondément déçu, puis, tout à coup, prit l’énorme manne d’une main, tout en se frappant la poitrine de l’autre.

— Ça y est, dit le docteur. Il va nous suivre avec son ustensile, et jusqu’au bout du monde s’il le faut.

Marie eut un petit rire satisfait, car il n’est guère de femme à qui cela déplaise d’être suivie pour l’amour d’elle-même, fût-ce par le dernier des idiots. Puis, constatant que son père n’était plus dans la grotte, elle souffla :

— Sortez donc, mon oncle. Papa va s’impatienter si vous le laissez seul avec Joséphine.

Et le sévère Mentor s’en alla docilement, sans avoir l’air de remarquer que Marie se dirigeait aussitôt vers l’épaisse colonne de vapeur qui continuait à s’élever d’un billot de bois, au coin du foyer.

Derrière la porte à moitié refermée, le docteur entendit quelques pépiements de petits oiseaux, mêlés à un bruit de voix confuses et pressées. Puis la jeune fille sortit, tout juste à temps, car Hougnot revenait déjà sur ses pas en demandant d’un air soupçonneux :

— Que faites-vous donc, là-dedans ?

— C’est Pas-Bon, répondit Marie, qui voulait me faire emporter son panier.

Le père murmura de vagues paroles, où il était question de crétins qui mériteraient des coups de pied quelque part. Mais ces menaces ne reçurent pas le moindre commencement d’exécution.

Et l’on dévala le talus, naguère gravi avec tant de peine. Derrière le groupe, Pas-Bon marchait fièrement, l’immense panier sur la tête, et louchant plus que jamais vers sa décoration en verroterie.

En entrant sous les sapins, d’où l’eau tombait encore en grosses gouttes brillantes, l’oncle Brusy souffla dans l’oreille de Marie :

— Et Moïse, que devient-il ?

— Moïse ? demanda la jeune fille étonnée.

— En égyptien, expliqua le docteur, Moïse signifie : sauvé des eaux.

— Ah !… Bon… Il sèche toujours. Il en a encore pour une demi-heure avant d’oser sortir.

— Et vous croyez que votre père ne se doute de rien ?

— Lui !… Comme vous le connaissez peu… Il a tout compris depuis longtemps… Mais il est…

Elle rougit, courba la tête, et acheva enfin, d’une voix toute basse, toute honteuse :

— Mais il est si traître, voyez-vous !