Par un beau Dimanche/06

Albin Michel (p. 97-116).


CHAPITRE vi


Pour terminer l’après-midi, le docteur proposa une promenade à l’antique château-fort, démoli depuis le XVIe siècle, dont les ruines se dressaient, farouches encore, sur le sommet le plus haut, le plus escarpé de la région.

On partit donc par une large sente qui s’enfonçait, mystérieuse, au cœur d’une vieille et noble forêt de chênes et de hêtres. Les pas s’étouffaient dans l’épaisse jonchée de feuilles mortes, puis faisaient craquer, soudain, les fragments d’une branche autrefois arrachée par le vent d’hiver. Les troncs robustes et vénérables estompaient leurs grandes lignes verticales, de plus en plus imprécises, dans la silencieuse pénombre des sous-bois. Une grande paix, trop grande, presque inquiétante à force d’être absolue, tombait de l’impénétrable voûte que ne perçait jamais la gaieté d’un rayon de soleil ou d’un chant d’oiseau. M.  Hougnot, comme pour se rebiffer contre cette sensation inattendue et trop forte pour lui, toisa d’un regard hostile les vieux arbres majestueux, puis déclara, toujours fidèle à son point de vue éminemment pratique, non moins qu’à son vocabulaire injurieux et restreint :

— Le propriétaire de cette forêt est un idiot. Ça vaut de l’argent, toutes ces bûches, et je ne comprends pas qu’on laisse ainsi l’argent dormir pendant des siècles, au profit de lointains héritiers qu’on n’aura peut-être jamais vus.

L’oncle Brusy répondit doucement :

— Celui qui laisse croître ses arbres est un bienfaiteur de l’humanité. Vous pouvez faire le tour du monde, dans tous les sens imaginables, partout vous vérifierez la vérité de cet axiome : pays boisé, pays riche et sain ; pays sans arbres, pays pauvre et malsain.

— Je ne suis pas chargé, riposta l’autre, d’enrichir mes contemporains, ni de les empêcher d’attraper la colique ou la fièvre quarte. Si cette forêt était à moi, elle ne resterait pas debout quinze jours de plus. Le meilleur moyen de partager son argent, c’est de le faire rouler.

— L’épaisse couche de feuilles mortes que nous foulons, observa le docteur, est le seul sol capable de retenir, jusqu’au cœur brûlant de l’été, l’eau des pluies et des neiges tombées pendant l’hiver. Coupez la forêt, toute la vallée sera ravagée par les inondations chaque fois que reviendra la saison mauvaise, desséchée par le soleil au retour de la saison torride.

— Contre le soleil, je me munis d’une ombrelle, et contre l’averse d’un parapluie, dit tranquillement M.  Hougnot. Que les autres se garent à leur guise des ennuis et des contretemps qui peuvent leur advenir.

— Pourtant, en cas d’inondation…

— On élève des digues !

— Si la sécheresse dure trop longtemps…

— On achète des arrosoirs !… Mais quand on possède une forêt, on en tire tout le profit réalisable, aussi souvent que la chose est possible !

Le docteur ne répliqua mot, peut-être parce qu’on venait de s’engager, en soufflant un peu déjà, sur l’étroite et rude montée, sans parapet ni garde-fou, que les serfs avaient jadis taillée en plein roc, et au long de laquelle tant de soudards brutaux menèrent par la bride, prudemment, leurs lourds chevaux bardés de fer et renâclant au bord du prépicipe.

Toujours galant, M.  Hougnot s’accrocha à l’ombrelle de Marie et pria Joséphine de lui appliquer les deux mains dans le dos. Tiré par l’une, poussé par l’autre, il se laissa hisser en donnant le minimum possible d’efforts personnels, non sans geindre de tout son cœur, non sans dire leur fait à ces idiots de seigneurs féodaux, assez fous pour construire leurs demeures à des hauteurs pareilles, sans la moindre considération pour les touristes du XXe siècle.

L’oncle Brusy, entraîné depuis longtemps à la marche souple et longue des montagnards, prit les devants et disparut au premier détour du chemin. Car, ayant acquis la singulière habitude de juger toute question au point de vue social, il se sentait comme un étranger dans la société de ses semblables, enclins pour la plupart à considérer toute chose à leur point de vue personnel. La compagnie lui pesait comme la solitude pèse à tant d’autres, et il ne craignait pas de proclamer bien haut, quand personne ne pouvait l’entendre, que le misanthrope est, tout simplement, celui qui fuit les hommes par amour de l’humanité.

Il fila donc devant, sans souci de la politesse, poussé par un impérieux besoin d’être seul pour penser à sa guise, pour réintégrer ses idées dans leur plan accoutumé. Sitôt que les plaintes et les gémissements de son beau-frère se furent éteints derrière lui, il sentit les arguments sans réplique se presser en foule dans sa cervelle et une verve intarissable desceller ses bonnes grosses lèvres. En moins de dix minutes, il démontra de façon irréfutable à la seule personne qu’il eût jamais pu convaincre, c’est-à-dire à lui-même, que couper un arbre sans raison est un crime tout aussi grand que d’assassiner un homme. Sur quoi, un peu enrayé par les conclusions excessives auxquelles aboutissait son fiévreux soliloque, il secoua la tête, se passa la main sur le front, jeta autour de lui des regards égarés et constata qu’il venait d’atteindre le pied des ruines.

Une petite clairière s’étalait entre les grands arbres jaillissant du ravin et le premier mur d’enceinte du vieux château-fort, entaillé çà et là par des brèches profondes. S’étant assis sur un gros bloc de pierre, dans l’ombre fraîche que projetait la muraille, le docteur souffla un instant, s’éventa avec le vieux chapeau de jardin dont il était maintenant coiffé, poussa un soupir de regret en songeant à son beau panama, puis repartit de plus belle à démontrer l’erreur où plongeait son beau-frère, tant que celui-ci n’était pas encore là.

Soudain, il s’appliqua une main sur la bouche, pour arrêter plus sûrement le monologue confus et précipité qui en sortait. À l’autre bout de la clairière, un gros lapin de garenne venait de sauter hors du bois, et, tapi dans l’herbe, concentrait toute son activité dans un inlassable et voluptueux frémissement de narines. Presque caché déjà par un buisson de genévrier, M.  Brusy n’eut qu’à se courber un peu pour devenir tout à fait invisible. Car il adorait la vie dans toutes ses manifestations, et goûtait des jouissances infinies à suivre les allées et venues d’un insecte, ou les gambades d’un écureuil en liberté. Retenant son souffle, il vit un jeune lapereau, puis un autre, puis un autre encore, puis un quatrième, un cinquième, un sixième, sortir du bois à leur tour, se grouper autour du gros lapin, et s’exercer de leur mieux à imiter ses palpitations nasales, lesquelles constituent, comme chacun sait, l’occupation continue et essentielle de leur espèce.

La maman lapin remuait le nez avec un zèle constant et exclusif, sans accorder le moindre jeu à quelque autre partie de son corps. Moins bien entraînés sans doute, les petits s’oubliaient parfois à brouter un brin d’herbe, à esquisser quelques menus sautillements. Puis, se souvenant soudain du but primordial de leur existence, ils se remettaient à froncer les narines d’un air grave et laborieux.

Blotti derrière son buisson, le docteur s’amusait comme un bébé qu’on a conduit voir Guignol. Mais, levant un instant la tête, il aperçut un mince trait noir, presque imperceptible, qui se dessinait, tout là-haut, au zénith, sur l’azur impeccable du ciel. Épervier ou aéroplane ? Désormais, on ne sait plus que décider, au premier abord. Toutefois, M.  Brusy était un trop vieux campagnard pour hésiter beaucoup à reconnaître le léger balancement par lequel l’oiseau de proie se soutient sur ses vastes ailes étalées. Bientôt il vit le trait noir se déplacer et grossir peu à peu, en décrivant de larges cercles au-dessus de l’endroit où l’inlassable maman lapin enseignait à ses petits la manière de froncer le nez avec art et méthode.

Alors, toujours tapi derrière son buisson, le docteur affermit précipitamment ses lunettes sur son nez, ramassa une grosse pierre, puis attendit. Le rapace resserrait peu à peu les orbes descendantes de son vol, et, tout à coup, se laissa tomber comme une masse inerte. Sa chute, arrêtée net presque au ras du sol, fit rejaillir autour d’elle, comme de fauves éclaboussures, de petits lapereaux projetés en l’air par un bond désespéré. En même temps, une grosse pierre, lancée à tour de bras, s’abattait au milieu de la bande en déroute, tandis que le docteur, surgissant du buisson, agitait son chapeau de paille avec furie et poussait à pleine gorge de sauvages hurlements. L’épervier oscilla, faillit capoter comme un vulgaire monoplan, décrivit un brusque crochet, poussa un cri strident et furibond, puis, les serres vides, disparut dans la forêt profonde en faisant claquer ses ailes, sans doute à défaut d’une porte, pour bien montrer qu’il n’était pas content.

Agitant toujours son chapeau et poussant des clameurs triomphales, M.  Brusy accourait, ravi d’avoir fait manquer son coup à la méchante bête. Soudain, il faillit trébucher sur le corps de la grosse maman lapin, qui gisait dans l’herbe, la tête écrasée, auprès d’une grosse pierre, toute rouge de sang, que le docteur ne reconnaissait, hélas ! que trop bien. Les six lapereaux avaient disparu, déjà dispersés sans doute, trop jeunes, trop innocents du reste pour pourvoir sans aide à leur subsistance et à leur sauvegarde, voués désormais à une mort tragique et inéluctable.

Les jambes coupées par l’émotion, le meurtrier se laissa choir dans l’herbe, piteusement. D’une main tremblante, il souleva la pauvre petite bête, toute chaude encore. La tête pendait, lamentable, déformée et sanguinolente.

— Fractures multiples du pariétal, du temporal et de l’occipital… Mort instantanée… Rien à faire ! diagnostiqua le docteur, du même ton dont il eût susurré à un client :

— Vous avez un peu de laryngite… Comprimés de chlorate de potasse pour dix sous.

Ayant ainsi sacrifié à la déformation professionnelle, M.  Brusy se laissa aller tout entier à ses remords, et s’invectiva avec une farouche ardeur :

— Imbécile ! Maladroit ! bougonnait-il en se frappant le crâne à coups de poing. Pourquoi te mêles-tu de rendre service, puisque tu es trop bête, trop irréfléchi, pour calculer la portée de tes actes ? Comment n’as-tu pas compris que, s’il se trouvait devant toi huit existences, dont une seule nuisible, ta pierre avait sept chances sur huit de commettre le mal au lieu de faire le bien ? Il est presque temps d’y songer, maintenant ! Pascal Brusy, tu ne seras jamais qu’un niais !

Sa coulpe dûment faite, les remords cessèrent de le tourmenter, et il en profita pour se chercher aussitôt des excuses, car un misanthrope est un homme, en fin de compte, c’est-à-dire un être qui ne peut vivre en gardant une mauvaise opinion de lui-même.

— Après tout, opina-t-il, l’intention était bonne, et je ne suis ni le premier, ni le dernier, à voir mes intentions trahies par le destin. Les fondateurs d’empires et de systèmes philosophiques seraient, pour la plupart, encore bien plus navrés que moi, s’ils revenaient contempler les conséquences de leur œuvre. Beaucoup, en cherchant le bonheur des hommes, les firent s’entretuer par milliers. Moi, tout de même, je n’ai occis qu’un méchant lapin, tandis qu’un idéaliste comme Jean-Jacques Rousseau…

Dans son immense besoin de se sentir pur et bon, innocent de toute faute, le docteur allait sans doute se démontrer à lui-même que si le lapin ne vivait plus, c’était la faute de Jean-Jacques, et non la sienne. Mais une main brutale et preste lui enleva soudain le petit cadavre qu’il n’avait pas lâché, tandis que la voix criarde de Walthère Hougnot glapissait, sur un ton joyeux : — Pincé en flagrant délit de braconnage !… Et à coups de pierre, encore !… Mes enfants, je confisque l’objet du délit, que nous emporterons chez nous pour en faire une bonne gibelotte.

Pressé de félicitations, de compliments, pour sa merveilleuse adresse à lancer des pierres, l’oncle Brusy, toujours naïf, conta son aventure. À mesure qu’il parlait, l’admiration faisait place au dédain sur le visage de ses interlocuteurs. Quand il eut fini, son beau-frère déclara :

— Du moment où c’est une maladresse, ça ne m’étonne plus, venant de vous. Enfin, puisque vous ne l’avez pas tué exprès, raison de plus pour que je garde l’animal.

Et il tourna le dos, avec mépris, pour aller cacher le lapin sous un buisson où il le reprendrait au retour.

Morne et mélancolique, le docteur songeait :

— Braconnier malfaisant, mais adroit, j’étais admirable. Altruiste bien intentionné, mais maladroit, je suis ridicule. Le but n’est rien, la réussite est tout.

Puis, animé par le secret et confus désir qu’on parlât d’autre chose, il se hâta d’allumer quatre bougies dont il avait eu soin de se munir, car on ne pouvait pénétrer dans le château qu’en traversant des souterrains fort obscurs. En apprenant cette particularité, M.  Hougnot esquissa une très vilaine grimace. Ses filles déclarèrent bravement qu’on allait s’amuser comme des fous, puis devinrent, soudain, graves et silencieuses.

À la queue-leu-leu, le docteur en tête et le prudent Hougnot fermant la marche, tous quatre, leur bougie aux doigts, parvinrent devant une petite porte faite de deux planches mal jointes, et criblée de dates et de signatures griffonnées au crayon ou gravées au canif, pour commémorer la visite en ces lieux d’un tas de gens dont personne ne se souciait. Bien entendu, les jeunes filles ajoutèrent leur prénom, modestement, à cette kyrielle de documents précieux.

La porte ne fermait qu’au loquet, car, après avoir fait remplacer dix-sept fois la serrure, le propriétaire des ruines venait de se résigner à en permettre le libre accès aux visiteurs, puisque ceux-ci s’obstinaient à entrer sans sa permission.

Derrière la porte, une odeur de terre humide et moisie saturait l’obscurité inquiétante d’un étroit boyau, où le docteur s’enfonça en criant :

— Attention ! Il y a des pierres dans le chemin, et il faudra vous baisser quand je le dirai.

Marie et Joséphine le suivirent avec lenteur et précaution. Accroupi, la tête basse, par crainte de se cogner à la voûte, Hougnot se traînait derrière elles, l’allure aussi fière et aussi dégagée que celle d’un vieux crabe, et se tenant la mâchoire à pleine main pour qu’on ne l’entendît pas claquer des dents. Parfois, un souffle humide et glacé, venant on ne savait d’où, faisait vaciller la flamme des bougies. Hougnot rétrogradait alors de quelques pas, précipitamment, puis se rejetait à la suite des autres, épouvanté par l’idée de se trouver seul.

La bougie d’avant-garde monta soudain le long d’un étroit escalier en colimaçon, et le docteur se retourna un instant pour crier :

— Prenez garde ! Il manque des marches !

En effet, des marches avaient disparu, et les autres branlaient sous le pied d’inquiétante façon.

— Charmante partie de plaisir ! grondait Hougnot en se cramponnant sans vergogne à la robe de Marie, au risque d’incendier les jupons de la jeune fille.

Après une laborieuse ascension, que coupèrent de nombreux cris d’effroi, les visiteurs parvinrent dans une vaste grotte, au plafond de laquelle pendaient de grêles stalactites, vaguement éclairées par la lueur du jour qui suintait, tout là-bas, sous une énorme roche en forme de cintre surbaissé.

Hougnot jeta autour de lui un regard dédaigneux.

— Quel est l’idiot d’architecte qui a construit ça ? demanda-t-il enfin. On grimpe des escaliers à n’en plus finir, on croit qu’on va arriver au grenier, puis on se trouve dans la cave. C’est se moquer du monde, tout simplement !

— Ce château, expliqua le docteur, fut construit sur un terrain en pente raide. Cette grotte naturelle se creuse dans l’extrême sommet de la colline, et servit donc de cave au donjon, qui devait, selon la coutume, dominer les autres parties de la forteresse.

Mais Hougnot s’entêta.

— Je n’admets pas, déclara-t-il, qu’on me fasse, sous aucun prétexte, monter des escaliers pour descendre à la cave. Votre architecte est un idiot !

Marie et Joséphine s’extasiaient devant quelques menus fragments de grès vernissé, humbles débris de poteries qu’elles eussent, partout ailleurs, foulés d’un pied dédaigneux, mais qui prenaient à leurs yeux une importance extraordinaire pour avoir servi (peut-être), à des hommes vêtus autrement que nos contemporains.

Le docteur fit quelques pas dans la pénombre, puis baissa sa bougie vers un tas d’objets blanchâtres, dont la vue fit sursauter le trio Hougnot.

— Encore ! clama le père. Vous fourrez donc des squelettes dans tous les coins, aujourd’hui ?

— Ce sont des ossements de chevaux, expliqua le docteur. Les écuries en contenaient trois cents, affirme-t-on, et tout porte à croire que la garnison fut réduite à s’en nourrir, pendant le long siège qui précéda la reddition et le démantèlement de la forteresse.

— Ah ! ce sont des os de bêtes qu’on a mangées… Il fallait le dire tout de suite, grommela Hougnot, soudain calmé.

Ses filles l’approuvèrent du regard. Car les inexorables nécessités de la subsistance s’imposent, à leur insu, aux natures les plus délicates, les plus raffinées ; et un fragment de côte cesse d’être répugnant à voir, comme chacun sait, du moment où il servit de manche à une côtelette.

Passant sous la roche en cintre surbaissé, on regagna le plein air, et chacun put s’amuser tout son saoul à railler les ridicules clignotements d’yeux des trois autres, tout éblouis par la clarté radieuse qui baignait une espèce de pré rectangulaire, parsemé de décombres, et clos par des murailles aux crêtes accidentées.

— La chapelle, dit enfin le docteur.

— Ça se voit tout de suite, approuva narquoisement Hougnot, à qui le grand jour rendait toute son insolence, sans rien lui enlever de sa mauvaise humeur. Puis il ajouta, en contemplant les quatre murs maussades qui bornaient l’horizon de toutes parts : Vous disiez vrai ; on jouit ici d’une vue vraiment superbe.

— Attendez que nous ayons atteint le sommet du donjon, riposta l’oncle Brusy. Pour cela, je vous en avertis, il faudra grimper encore, non plus des escaliers, mais des échelles.

— Ah non ! protesta l’autre. Si vous croyez que je vais user une paire de semelles toutes neuves pour pouvoir contempler vos tas de déblais !… Croyez-vous donc que les travaux de démolitions nous manquent, à la ville ?… Et là, du moins, on voit les ouvriers !… Aille qui veut se rompre le cou. Pour moi, je ne grimpe plus.

Rien ne put le contraindre à changer d’avis, malgré l’ardent désir de tout voir que manifestaient Marie et Joséphine. On décida enfin, par transaction, que le docteur ferait faire le tour des ruines aux deux jeunes filles, tandis que M.  Hougnot les attendrait, tout seul, comme un homme, en fumant un cigare dans l’ex-chapelle, où on lui affirma que nulle vache ne pouvait venir paître.

L’oncle et les deux nièces partirent donc, se cramponnant aux étroites échelles de fer scellées dans le roc, suivant, non sans effroi, les sentes haut perchées que formait le sommet des épaisses murailles, sautant dans des trous pleins de ronces, se faufilant par d’étroites brèches, pour passer, ô jouissance ! d’un pré rectangulaire dans un pré carré, d’un enclos en trapèze dans un enclos en hémicycle.

— Les écuries… La cour d’honneur… Le logis… La grosse tour d’angle… disait en passant le docteur.

Avec fort peu d’enthousiasme, les jeunes filles répondaient :

— Tiens, tiens !… Ah vraiment !

De temps à autre, elles s’arrêtaient pour contempler, parmi les décombres, un fragment de boulet en pierre, lancé jadis par les bombardes des assaillants.

Enfin, gravissant une dernière échelle, on parvint au sommet de ce qui restait du donjon, et la contrée apparut tout entière. Prés d’émeraude, rivières sinueuses, rochers abrupts, mornes bruyères, collines boisées s’étageant, s’estompant, de plus en plus lointaines, pour se confondre enfin avec la brume légère qui fumait, comme une vapeur d’encens, aux bords de la coupe immense et harmonieuse. Pas un être humain, pas un animal visible sur le sol, pas un oiseau dans le ciel.

Empoignées, Marie et Joséphine se taisaient. Oubliant leur présence, le vieil oncle se figurait déjà être un fier homme d’armes, placé là pour signaler le passage des voyageurs dans la vallée. Il redressait sa petite taille, fronçait des sourcils farouches, et cherchait d’une main machinale le cor d’ivoire pendu à sa ceinture, quand Marie le tira de son rêve médiéval.

— On ne le voit pas ! geignait-elle piteusement.

— Quoi donc ?

— François, mon amoureux !

— Nous le verrons tout à l’heure, mon enfant ; il ne peut être loin, répondit le bon docteur.

Et il admira, en homme fervemment épris des vérités éternelles, l’invincible puissance de l’amour, qui change en une steppe désolée le plus merveilleux paysage, s’il ne s’orne de deux bottines jaunes et d’un feutre gris.

M.  Brusy se piquait de quelque érudition en matière d’archéologie, comme en toutes choses. Ses vastes et multiples études l’avaient même conduit enfin, la cinquantaine passée, à cette précieuse définition de lui-même : Bon à tout, propre à rien. Voulant évoquer succintement, pour ses nièces, le château-fort tel qu’il existait autrefois, il ne tarda pas à se lancer, avec son ardeur coutumière, dans une savante dissertation sur la stratégie du moyen-âge, amorcée du reste avec un tel luxe de détails que vingt-quatre heures ne lui eussent pas suffi pour en poser les préliminaires. Son discours s’émaillait de termes désuets et barbares, qu’il expliquait trop longuement ou n’expliquait pas du tout : lices, barbacanes et mâchicoulis ; courtines, archières, échauguettes et tours flanquantes.

Marie, pendant ce temps-là, cherchait le chapeau gris aux quatre coins de l’horizon. Joséphine rêvait à d’idylliques amours de châtelaines et de chevaliers moyenâgeux, qu’elle voyait, du reste, en costumes François Ier. Constatant le médiocre succès de son discours, le docteur se tut, brusquement, au milieu d’une interminable phrase sur la construction des hourds en bois. Comprenant, à ce silence subit, que la conférence était terminée, Marie conclut, pour dire quelque chose.

— Oui, je sais bien : C’était le repaire d’un tas de brigands qui se cachaient ici pour rançonner les pauvres voyageurs, et faisaient leurs esclaves des pauvres paysans… On a bien fait de renverser tout ça.

— Sans doute, on a bien fait… Permettez toutefois… riposta l’oncle avec une chaleur nouvelle et une véhémence toute fraîche… Comme beaucoup d’autres, vous regardez la féodalité par un seul bout, c’est-à-dire par la fin. Vous ne voyez donc que les excès et les défauts du régime, à une époque où il était devenu caduc, comme il advient de toutes choses, et encombrait une société qui avait suffisamment évolué pour pouvoir se passer de lui. Mais, vu par l’autre bout, par le commencement, ce système constituait un progrès sur l’époque précédente, beaucoup plus barbare encore. Ces paysans, que vous plaignez, accouraient d’abord, de toutes parts, se loger autour de chaque forteresse qu’on bâtissait. Ils y perdaient leur liberté, sans doute, mais la servitude leur semblait préférable à la mort, et il n’était pour eux quelque sécurité, en ces époques anarchiques, qu’au pied d’une forte citadelle, gardée par une solide garnison, et commandée par un seigneur qui avait, à défendre ses serfs, autant d’intérêt qu’un fermier d’aujourd’hui à défendre son bétail. Songez donc qu’il n’y avait alors ni pouvoir central, ni police organisée…

— Il y a des fraises ! Il y a des fraises ! cria joyeusement Marie… Je trouve des fraises sur le donjon d’un château-fort !

Et le docteur garda pour lui ses conclusions sur le rôle de la féodalité dans révolution sociale, sachant trop bien que, selon la marche ordinaire des choses, les idées abstraites doivent céder le pas aux faits concrets, et que la joie de savoir et de comprendre ne prévaudra jamais, chez des êtres normalement constitués, sur le plaisir de cueillir quelques maigres fraises des bois, toutes vertes encore d’un côté, et de l’autre toutes blanchies déjà par la poussière.

Pendant ce temps-là, Walthère Hougnot s’ennuyait ferme. De cervelle trop peu meublée pour pouvoir se tenir compagnie à lui-même, il ne savait plus à quoi penser dès qu’il n’avait pas, sous la main, quelqu’un à critiquer ou à tracasser. Ayant fumé son cigare, puis fauché, à coups de canne rageurs, les fleurs champêtres qui croissaient à sa portée, il essaya pendant quelque temps de faire choir, à grands coups de talon, un étroit pan de mur qui semblait ne tenir debout que par miracle. Car la pente de son esprit le prédisposait à détruire comme elle en incite d’autres à édifier. Mais le pan de mur, tout vétuste qu’il parût, se trouva beaucoup plus solide que son adversaire n’était vigoureux. Hougnot cracha dessus, pour se venger noblement de sa déconvenue, puis, tant il se sentait désœuvré, malade d’ennui, conçut l’incroyable projet de se démontrer à lui-même sa vaillance et son intrépidité, en retournant sans escorte dans les caves du château-fort !

Il ralluma sa bougie, la brandit de la main gauche, et, serrant sa canne d’une dextre convulsive, passa sous la voûte avec l’allure héroïque d’un dompteur qui pénètre dans la cage aux lions.

Ô prodige de la volonté ! Il fit le tour entier de la grotte, et la bougie ne tremblait presque pas dans sa main ! Exultant d’orgueil, n’osant presque s’en croire lui-même, il s’arrêta, prêt aux plus extravagants héroïsmes, devant un étroit couloir dont la bouche d’ombre l’attirait, maintenant, comme la mouvante lumière d’un miroir attire les alouettes. Creusé dans un schiste micacé, le souterrain s’étoilait, çà et là, de paillettes brillantes comme de l’argent. Par une association d’idées bien naturelle, Hougnot, qui avait toujours eu un faible pour le bien d’autrui, songea aussitôt aux fabuleux trésors que la légende populaire affirmait être cachés là, quelque part, à deux pas de lui peut-être, et dont les plus patientes fouilles, à vrai dire, n’avaient jamais ramené au jour la moindre trace.

— Tout de même, songea-t-il, si c’était moi qui mettais la main sur le magot… Le hasard est si grand !

Résolu, la bougie haute, il entra dans l’étroit boyau, frappant les parois de sa canne, à gauche et à droite, puis écoutant si ça ne sonnait pas le creux. Il allait, intrépide, selon les caprices sinueux du couloir, sautant par-dessus les pierres éboulées, enjambant les larges crevasses qui béaient parfois dans le sol fendillé, et tapant toujours, de toutes ses forces, sur les parois qui s’obstinaient à ne rendre qu’un son désespérément mat et plein. Il tapa si bien qu’un coup de canne, mal dirigé, atteignit la bougie, l’arracha de ses doigts, et l’envoya rouler on ne sait où, éteinte.

Toute sa fougue, tout son courage tombés soudain, le chercheur de trésors se sentit pâlir affreusement, dans le noir opaque et absolu, tandis que sa mâchoire grelottait malgré lui, et qu’une sueur visqueuse lui coulait le long de l’échine. Une image épouvantable l’assaillit, contemplée naguère au cinématographe : l’aventure d’un bandit pénétrant dans un caveau pour y ravir des trésors, et dont le squelette est retrouvé dix ans plus tard, la porte à ressort secret s’étant refermée sur lui. Il n’y avait pas de porte à ressort secret dans les souterrains du vieux château-fort ; il n’y avait même pas de porte du tout. Mais la peur de Walthère Hougnot était trop intense pour lui permettre de songer à ces détails, et il se voyait déjà mourant de faim, après huit ou dix jours d’une agonie affreuse.

Un sursaut de révolte le jeta à quatre pattes, tâtant le sol de ses mains fiévreuses pour retrouver cette maudite bougie. Après avoir vainement cherché tout autour de lui, il se rappela enfin, avec une remarquable présence d’esprit, qu’il avait en poche une boîte d’allumettes, en frotta une en toute hâte, ne put rien voir d’abord, tant cette faible lueur l’éblouissait, puis, au moment où la petite flamme allait s’éteindre, aperçut enfin la bougie, qui était tombée à quelques pas devant lui. Son doigt rageur fouilla de nouveau la boîte et constata, ô déveine ! qu’il y restait une seule allumette, ultime et suprême chance de salut.

À tâtons, Hougnot rempa dans la direction où il avait vu la bougie, la sentit rouler sous ses doigts, et s’en empara avec autant d’allégresse que s’il eût trouvé un vrai trésor, auquel il ne songeait plus guère maintenant. Avec des précautions infinies, il frotta sa dernière allumette sur le flanc de la boîte, par le mauvais bout d’abord, bien entendu, puis par l’autre. La petite flamme jaillit, s’approcha de la mèche, pétilla un instant, cracha avec colère quelques menues étincelles, puis s’éteignit tout à coup.

L’inutile bougie aux doigts, Hougnot passa là, peut-être en punition de ses innombrables péchés, les plus vilaines minutes de son existence. Se calmant peu à peu, il prit enfin le parti de rétrograder à tâtons, et se remit en marche avec une prudence extrême. Une pensée l’angoissait, celle de deux ou trois souterrains de traverse qu’il avait remarqués au passage, sans s’en soucier autrement. S’il allait s’engager dans l’un d’eux, partir on ne sait où, revenir peut-être à son point de départ, pour recommencer le même trajet, vingt fois, cent fois, mille fois, jusqu’à ce que ses forces fussent épuisées, et qu’il tombât sur le sol, râlant, inanimé.

Bien entendu, au bout de cent pas à peine, il était déjà fourvoyé, engagé dans un autre couloir que celui de l’arrivée.

Là, une surprise délicieuse l’attendait : une vague lueur, presque imperceptible d’abord, mais qui grandit, à mesure qu’il avançait, s’élargit, se précisa, devint bientôt une franche nappe de clarté, tombant d’un large soupirail ouvert dans la voûte.

Hougnot allait crier, appeler. Mais, la tête déjà levée, les mains en entonnoir autour de la bouche, il retint tout à coup le cri qui lui montait aux lèvres. Au bord de l’ouverture, un chétif coquelicot avait poussé entre deux pierres, et il se balançait doucement, animé d’un rythme régulier par les poussées machinales que lui imprimait une superbe bottine jaune, dont Hougnot ne voyait que le bout tout flambant neuf, mais qu’il crut pourtant bien reconnaître. Un murmure de voix, très confus, très indistinct, passait parfois, comme un souffle, au-dessus du large soupirail.

— C’est ce paltoquet qui regarde les pierres en s’asseyant dessus… Il est couché dans l’herbe, au bord du trou… Mais avec qui donc cause-t-il ? songeait le père méfiant.

Les voix étaient trop faibles pour qu’on pût les reconnaître. Elles se turent bientôt ; du reste, et Hougnot entendit, très distinctement cette fois, le bruit d’une demi-douzaine de longs baisers qui chantaient haut et clair. À chaque baiser, le chétif coquelicot s’inclinait violemment, poussé par une fougueuse crispation de la belle bottine jaune.

À ce moment, dans les profondeurs du souterrain, la voix lointaine du docteur héla :

— Walthère !… Où donc êtes-vous ?

Au lieu de répondre à celui qui l’appelait, là-bas derrière, Hougnot cria vers le ciel, d’une voix furibonde :

— Marie !… Joséphine !… Que faites-vous là ? Aussitôt, la bottine jaune disparut, rapide comme un oiseau qui s’envole, et plus un bruit, plus un souffle ne descendit du soupirail béant. Le docteur arrivait, la bougie haute, piaffant comme un petit cheval fougueux sous la voûte sonore, et faisant un bruit de tous les diables.

— Où sont mes filles ? beugla Hougnot.

— Là-haut, dans la chapelle.

— Avec qui ?

— Avec personne, que je sache.

Hougnot regarda d’un air soupçonneux M. Brusy, qui regarda sa bougie d’un air béat.

— Allons les rejoindre sur-le-champ !… Je veux les voir ! dit enfin le père.

— Elles vous réclament également, riposta l’oncle. Mais où donc êtes-vous venu vous perdre ? C’est le chemin des oubliettes, par ici, et il y a du danger à aller plus loin.

À ces mots, Hougnot fut saisi d’une telle frayeur rétrospective, qu’il dut se cramponner à la paroi pour ne pas tomber. Le docteur marchait le premier et ne s’aperçut de rien. L’autre se traînait derrière lui, livide, et si tremblant qu’il se demandait s’il pourrait jamais arriver jusqu’à la chapelle. Il y parvint pourtant, vit ses filles bien sagement assises sur le gazon, toutes seules. Pas le moindre chapeau gris, pas la moindre bottine jaune auprès d’elles. Le père fit trois pas en chancelant, porta les mains à sa poitrine, puis se laissa glisser dans l’herbe et s’évanouit en murmurant :

— Filles ingrates ! À cause de vous, j’ai failli tomber dans les oubliettes !