Par mer et par terre : le corsaire/VIII

CHAPITRE VIII.

COMMENT LE HASARD RENCONTRA LA CHIMÈRE, ET CE QU’IL EN ADVINT.


Le capitaine Olivier Madray se taisait.

Son long récit était enfin terminé.

Ses auditeurs, encore sous le charme de sa parole vibrante, demeuraient muets et pensifs.

Ils songeaient à cette fatalité étrange qui, depuis le berceau, s’était acharnée après cet homme ; aux péripéties bizarres de cette existence singulière, si courte d’années et si longue de douleurs et de souffrances imméritées ils frémissaient en songeant au dénouement, terrible probablement, de cette lutte d’un homme seul et désarmé, contre des ennemis puissants et implacables.

Et comme malgré eux, ils se sentaient émus d’une vive sympathie, et pris d’une immense pitié pour ce déshérité de la société, pour qui le bonheur n’avait jamais été qu’un mot vide de sens ; et qui, pour obtenir une faible part de ces jours de soleil que Dieu prodigue à tous les autres, avait été contraint de se séparer de cette société marâtre qui le repoussait et de se réfugier dans la vie sauvage.

Ils se sentaient saisis d’admiration devant sa calme résignation, son énergique bonté et sa stoïque indifférence pour cette société, dont il se vengeait, comme tous les grands cœurs, en lui rendant le bien pour le mal ; s’obstinant, non-seulement à ne pas la haïr, mais encore à la servir dans la mesure de ses forces.

Et soudain, par un élan spontané, toutes les mains se tendirent vers lui, et cherchèrent les siennes pour les serrer dans une chaleureuse étreinte.

Au dehors régnait un calme profond.

On n’entendait d’autres bruits que cette harmonie mystérieuse produite par les sifflements monotones du vent à travers les cordages, se fondant avec le grondement sourd de la mer filant aux flancs du navire ; et les piétinements monotones de l’officier de quart, accomplissant son éternelle promenade de la coupée à l’habitacle.

Les auditeurs d’Olivier restaient sous le coup d’une émotion profonde.

Ce récit, clair, rapide, sans phrases et sans recherche, fait sous le poids de poignants souvenirs, bourré comme à plaisir de faits étranges et extraordinaires, sur lesquels le capitaine avait passé, sans appuyer jamais, négligeant le côté pittoresque de sa narration, pour rester vrai toujours, dépassait par sa bizarrerie toutes les prévisions des trois hommes.

Quel roman, si habilement conçu et si mouvementé que l’eût écrit un auteur en renom, aurait pu soutenir la comparaison avec cette histoire navrante dans toutes ses parties, et dont les péripéties effrayantes par leur simplicité même, avaient été si fièrement subies par cet homme au cœur de lion, qui, loin de se plaindre, de récriminer et de se poser en victime, dédaignait la pitié, et, toujours assailli, ne cédait en apparence sous les coups dont il était frappé sans relâche, que pour se relever aussitôt, plus fort et plus résolu dans cette lutte dont il savait à l’avance devoir être fatalement la victime.

Il est un roman que l’on ne fera jamais, qui défiera constamment les efforts de l’imagination la plus riche en conceptions étranges et extraordinaires : ce roman, c’est l’histoire réelle, vraie, qui court les rues, que nous coudoyons à chaque pas, sans en avoir conscience. L’infamie humaine a des replis tellement nombreux, des abîmes si profonds, des voies tellement mystérieuses, que, quoi qu’on fasse, le roman en apparence le plus effrayant et même le plus insensé que puisse rêver une imagination malade, restera toujours à cent piques au-dessous de l’histoire vraie de chaque jour, qui s’accomplit mystérieusement dans l’ombre, avec des raffinements incroyables de froide cruauté et de scélératesse.

La nuit tout entière s’était écoulée, il était sept heures du matin ; la toilette du navire était terminée.

Nos quatre personnages, après une veille aussi prolongée, éprouvaient l’impérieux besoin de respirer un peu d’air frais et pur.

On alluma les cigares et on monta sur le pont.

Il ventait bon frais de l’est-nord-est ; le navire filait grand largue, bondissant comme en se jouant par dessus les lames un peu grosses et frangées d’écume ; le ciel était couvert, un brouillard épais empêchait la vue de s’étendre au delà d’une encablure autour du bâtiment.

— Faites appuyer un peu les bras du vent partout, monsieur Kernock, dit le capitaine à l’officier de quart.

— Oui, monsieur, répondit l’officier, qui fit immédiatement exécuter cette manœuvre.

– Comment allons-nous, monsieur ? reprit le capitaine en se penchant légèrement au-dessus des lisses ; pas tout à fait dix nœuds, n’est-ce pas ?

— Le loch a été jeté il y a quelques minutes, capitaine ; nous filons neuf nœuds deux tiers ; on pourrait ajouter…

— C’est bien ainsi, interrompit Olivier, rien ne nous presse ; et il ajouta en souriant : Avez-vous placé les vigies ?

— Oui, capitaine.

— Si l’on apercevait quelque chose, vous me feriez aussitôt prévenir, je vous prie ; nous sommes véritablement dans un sac ; avec ce brouillard, il importe de redoubler de vigilance.

L’officier s’inclina, le capitaine alla rejoindre ses amis occupés à examiner la mer.

Ivon Lebris était en grande conversation avec maître Legoff dit Caïman.

— Bonjour, maître Legoff, dit le capitaine en s’approchant.

— Pour vous servir, capitaine ; beau temps, hein ?

– Oui, mais ce diable de brouillard me chiffonne ; nous naviguons à l’aveuglette.

— Sans compter que nous sommes sur le passage des navires qui essaient d’emmancher ou de sortir.

— C’est vrai, capitaine ; mais, sauf votre respect, capitaine, nous sommes des oiseaux de nuit, nous autres, nous avons nos yeux au bout des nageoires.

— Et les meilleures pêches se font en eau trouble, n’est-ce pas, maître Caïman ? dit Ivon en riant.

— Tout de même, monsieur, répondit le maître d’équipage sur le même ton.

— Oui, mais malheureusement il n’y a pas de gibier pour nous dans ces parages, maître Legoff.

— Qui sait ? capitaine, répondit-il en hochant la tête et en clignant l’œil droit.

— Bah ! Est-ce que vous auriez vu quelque chose ? demanda le capitaine d’un ton de bonne humeur.

— Ça se pourrait bien, capitaine ; au cas toutefois où vus seriez dans l’intention de compléter la douzaine.

— Eh ! eh ! je ne dis pas non ; nous en avons déjà sept qui nous attendent à Southampton.

— C’est cela même, capitaine.

— Mais il serait bon de savoir si la chose en vaut la peine. Quand avez-vous aperçu les navires en question ?

— Ce matin, à cinq heures, pendant une éclaircie, capitaine. J’étais monté dans la hune, à l’effet de visiter certain capelage qui ne me semblait pas dans des conditions correctes, lorsque, jetant par hasard les yeux autour de moi, j’ai aperçu les Dons, marchant de compagnie, deux ris pris dans les huniers et les basses voiles carguées, sans perroquets, assez loin par l’avant à nous, et lofant censément en douceur, comme pour nous passer sous le beaupré.

— Hum ! fit le capitaine ; vous les avez bien examinés, maître Legoff ?

— Très-bien, capitaine, pendant plus de cinq minutes, tout à mon aise.

– Alors, vous êtes sûr qu’ils sont espagnols ?

– Sûr et certain pour l’un, tandis que l’autre m’a semblé s’être déguisé en hidalgo.

— Bon ! Cette fois, je ne vous comprends plus du tout, maître Legoff.

— Voilà : le premier m’a fait l’effet d’avoir amariné le second et de s’être déguisé afin de le tromper plus facilement.

À moins que ce déguisement n’ait été fait que pour donner le change aux autres navires qu’il pourrait rencontrer ? dit Ivon Lebris.

— Cela se pourrait bien tout de même, monsieur…

— Quelle apparence avait le navire que vous suspectez, maître Legoff ?

— Vilaine apparence ! capitaine : un grand polisson de brick, les mâts outrageusement rejetés en arrière, la coque peinte en noir, et ayant sous le beaupré une figure de femme les cheveux ébouriffés, la bouche ouverte et tenant une torche de la main droite.

— N’avez-vous rien reconnu d’insolite dans sa nature ? demanda M. Maraval qui s’était rapproché et écoutait attentivement.

— Si bien, monsieur, répondit le contre-maître en saluant et faisant jouer sa chique de gauche à droite, j’allais y arriver : j’ai remarqué non-seulement que son gréement était dans le plus grand désordre, mais encore que son grand mât était jumelé grossièrement un peu au-dessous des gambes, autrement dit échelles de revers, presque à toucher le trélingage.

— C’est cela même, dit M. Maraval en hochant la tête.

— Hein ? fit le maître d’équipage.

— Que voulez-vous dire, mon cher José ? demanda le capitaine.

— Tout simplement ceci, mon ami, reprit M. Maraval ce brick se nomme la Chimère, C’est un pirate.

— Un pirate !

— Oui ! Il y a sept mois que, pour la première fois, il a été signalé ; il rôde sur les côtes d’Angleterre, de France et de Portugal, et s’empare de tous les bâtiments qu’il rencontre, sans distinction de pavillon.

— Êtes-vous bien certain de ce que vous me dites là, mon ami ?

— Positivement, mon cher Olivier. Ce pirate a été signalé à toutes les chancelleries ; c’est ce qui me l’a fait reconnaître ; il porte seize canons de trente, a un équipage formidable composé de bandits de toutes les nations, mais principalement d’Allemands et de Norvégiens ; son capitaine est, dit-on, un Français, ancien officier dans la marine impériale, dégradé pour viol et assassinat, un crime hideux. Les excès auxquels il se livre sont épouvantables ; c’est un monstre dans toute l’acception du mot ; non-seulement il est pirate, mais encore négrier ; tout lui est bon ; seulement il n’achète pas ses noirs à la côte, il les vole sur les négriers dont il s’empare. Ce serait un immense service rendu au commerce de tous les pays que de mettre un terme aux rapines de ce misérable.

— Je vous remercie de ces renseignements, mon cher Jose, répondit en riant le capitaine ; si vous n’êtes pas trop pressé de débarquer, peut-être vous procurerai-je la satisfaction d’assister à un joli combat naval entre un loyal corsaire et un pirate.

— Pardieu ! mon ami, devrais-je ne débarquer que dans un mois, sur l’honneur ! je serais charmé d’assister à pareille fête

– Eh bien soyez tranquille ! j’espère qu’avant peu vos souhaits seront accomplis.

Le capitaine Olivier convoqua alors ses officiers, ainsi que le maître d’équipage, dans la chambre du conseil ; la délibération fut courte, elle ne se prolongea pas au delà de dix minutes.

Puis, d’après ce qui avait été résolu, on s’occupa activement à faire la toilette du navire.

Ceci demande explication.

Le capitaine, ainsi que nous l’avons dit, tenait le Hasard comme le sont tous les bâtiments de guerre : les manœuvres s’exécutaient avec un ensemble et une célérité admirables ; son gréement, ses voiles étaient tenus avec une propreté méticuleuse qui lui donnait une allure militaire ; il battait flamme à la pomme de son grand mât, comme les navires de guerre, et, jusqu’à un certain point, il en était un. Il s’agissait de déguiser le bâtiment et de le faire extérieurement ressembler, autant que possible, à un navire charbonnier ou à l’un de ces nombreux côtiers qui rôdent de port en port, en faisant un commerce plus ou moins interlope.

Ce n’était pas chose facile à réussir.

Cependant l’équipage, averti par maître Caïman et comptant sur de magnifiques parts de prises, se mit à l’œuvre avec une ardeur décuplée par l’espoir de la réussite de ce hardi coup de main.

Toutes les voiles furent déverguées et remplacées par d’autres, sales et rapiécées ; le petit mât de hune fut calé à demi-mât ; on donna du mou aux galhaubans et à certains haubans, les bras ne furent pas aussi bien appuyés ; des prélarts furent étendus sur les pièces de la batterie, afin de les cacher aux vigies du pirate, ainsi que la pièce à pivot de l’avant ; on amarra des paillets après les étais et les manœuvres dormantes ; on laissa pendre quelques bouts de filin et des fauberts le long du bord ; les hommes de l’équipage reçurent l’ordre de se blottir sous les prélarts et sous le gaillard d’avant ; les officiers eux-mêmes quittèrent leurs uniformes colombiens pour endosser des jaquettes et se couvrir la tête de bonnets de laine ; une douzaine d’hommes seulement restèrent en vue sur le pont ; bref, on prit toutes les précautions usitées en pareil cas ; la besogne fut si rudement menée, qu’en moins de trois quarts d’heure le Hasard fut si bien déguisé, que son capitaine lui-même, s’il l’avait vu du dehors, ne l’aurait pas reconnu.

Il était, du reste, temps que cette singulière toilette se terminât : dix minutes plus tard, le brouillard se leva comme un rideau de théâtre, démasquant un horizon immense.

Le navire marchait lentement, avec une nonchalance apparente ; il faisait de fréquentes embardées de tribord sur bâbord, et vice versa, comme un bâtiment peu surveillé et monté par un équipage paresseux ou incapable.

Un matelot était occupé à fourrer un des haubans de hune et à rétablir des enfléchures démarrées tout exprès ; ce matelot était Ivon Lebris, le second du corsaire, qui, tout en paraissant occupé d’une besogne imaginaire, interrogeait attentivement l’horizon dans toutes les directions.

Il va sans dire que le branle-bas de combat avait été fait en sourdine et que tout était prêt à bord du Hasard, pour l’attaque comme pour la défense.

Plusieurs voiles, différemment orientées, selon la direction qu’elles suivaient, étaient en vue.

La terre n’apparaissait nulle part.

Le ciel était bleu, le soleil chaud, la brise assez forte, mais très-maniable ; il faisait un temps comme les aiment les marins, temps avec lesquels les matelots n’ont presque jamais à toucher les manœuvres, où le navire, bien appuyé, suit tranquillement sa route sans fatigue.

Parmi toutes ces voiles, dont la plupart s’enfonçaient de plus en plus sous les dernières lignes de l’horizon, Ivon Lebris, toujours dans la mâture, en aperçut enfin deux : un brick-goëlette et un trois-mâts pieu, d’environ sept cents tonneaux, semblant marcher de conserve, à demi-portée de canon l’un de l’autre.

La goëlette avait le trois-mâts sous le vent et semblait attentivement le surveiller.

Il suffit d’un coup d’œil à Ivon Lebris pour reconnaître le pirate signalé par maître Caïman et si complétement décrit par M. Maraval.

Les deux bâtiments, ainsi que l’avait annoncé le maître d’équipage, avaient le cap en avant du Hasard et gouvernaient de façon à passer sous son beaupré.

Ivon prévint aussitôt le capitaine de sa découverte.

Les deux bâtiments étaient encore beaucoup trop éloignés pour que du pont du navire on les distinguât nettement.

Le capitaine prit une longue-vue en bandoulière et s’élança dans les haubans ; deux minutes plus tard, il était auprès de son matelot.

Les deux navires étaient loin, cependant ils se rapprochaient assez rapidement ; on voyait leurs gréements se découper comme des toiles d’araignées gigantesques sur l’azur du ciel.

Le capitaine, après avoir pendant quelques instants examiné les deux navires avec la plus sérieuse attention, et s’être bien rendu compte de leurs mouvements, redescendit sur le pont, laissant le second seul en vigie.

Pendant plus d’une heure encore, les choses demeurèrent en cet état, sauf que les trois bâtiments continuaient à se rapprocher les uns des autres.

Cependant, à un certain moment, il y eut un échange rapide de signaux entre la goëlette et le trois-mâts, signaux à la suite desquels le trois-mâts mit en panne, tandis que la goëlette, au contraire, se couvrit de toile en quelques secondes et continua à s’avancer, résolûment le cap sur le Hasard.

— Attention ! dit Olivier d’une voix haute et fièrement accentuée.

Ce seul mot, dont la signification fut aussitôt comprise, fit courir un frisson d’impatience parmi tout l’équipage ; il signifiait que le moment définitif n’allait pas tarder à arriver.

Lorsque la goëlette fut enfin venue à portée de voix, elle lofa légèrement, et hissa le pavillon anglais en l’appuyant d’un coup de canon tiré à poudre, du côté du large.

Olivier fit signe au chef de timonerie de hisser à la corne un pavillon espagnol préparé à l’avance.

La distance diminuait rapidement entre les deux navires.

Un homme parut sur l’arrière de la goëlette, et, portant à ses lèvres un porte-voix qu’il tenait à la main, il cria d’une voix rauque :

— Oh ! du navire, oh ?

— Holà ? répondit aussitôt le capitaine.

— Quel est ce navire ? reprit l’inconnu.

— Le Hasard.

— D’où vient-il ?

— De Cadix.

— Quel est le nom du capitaine ?

— Don Carlos del Castillo.

— De quoi est rempli ce navire ? Où va-t-il ?

— Il est chargé d’oranges et de vins ! il se rend à Southampton. Et la goëlette ?

— Je n’entends pas, dit l’inconnu d’une voix railleuse ; mettez une embarcation à la mer, avec le capitaine dedans.

— Vous dites ? répondit Olivier d’un ton goguenard.

— Je vous dis d’envoyer une embarcation à bord, avec le capitaine dedans !

— Hein ? faites attention, vous allez engager votre beaupré dans mes sous-gardes.

– Il n’y a pas de danger, reprit l’inconnu de plus en plus railleur.

Les deux bâtiments n’étaient plus qu’à demi-portée de pistolet, au plus, l’un de l’autre.

Tout en hélant le Hasard, le capitaine de la goëlette était arrivé de deux quarts, de sorte que sa marche était devenue perpendiculaire à celle du brick-goëlette.

— Prenez garde ! cria une seconde fois le capitaine.

— Bon ! laissez faire ! répondit en riant le capitaine de la goëlette, et s’adressant à son équipage, encore invisible : Soyez parés, garçons ! ajouta-t-il.

— Laisse arriver ! cria Olivier d’une voix de stentor.

Le brick-goélette décrivit aussitôt une courbe gracieuse.

— Mille démons ! s’écria le pirate avec fureur ; amène cette loque, timonier, et, jetant son portevoix loin de lui, montre notre pavillon à ce gavacho ! ajouta-t-il.

Le pavillon anglais fut aussitôt amené, et remplacé par un pavillon rouge, timbré d’un croissant blanc au milieu ; le pirate arborait audacieusement ses couleurs.

— Tous aux pièces ! des hommes en haut avec des grenades et des fusils ! rugit le pirate.

— Ah ! brigand ! ajouta-t-il après un instant en grinçant des dents avec rage, il m’a joué comme un enfant ! C’est un marchand de boulets ! Alerte ! alerte ! feu partout ! feu !

Mais il était trop tard !

Le pirate, trompé par les allures pacifiques du brick-goëlette, s’était cru assuré de l’enlever sans coup férir et simplement en l’effrayant ; ses pièces n’étaient pas en état de faire feu, bien que chargées ; elles étaient amarrées en vache, un peu en arrière, et les sabords étaient fermés : il fallait au moins dix minutes pour que tout fût prêt pour le combat !

Ces dix minutes, le pirate ne les eut pas !

Le Hasard avait fait son abatée, et se trouvait marcher bord à bord avec la Chimère. Le pavillon espagnol disparut, remplacé par le pavillon colombien à l’arrière, et la flamme à la pomme du grand mât.

– Attention ! cria Olivier.

La bande qui couvrait la batterie tomba comme par enchantement.

— Feu ! cria le capitaine.

Les sept caronades, chargées à mitraille, partirent à la fois ainsi que le canon à pivot chargé d’un boulet ramé.

L’effet de cette décharge faite à bout portant fut effroyable !

— Lofez ! ordonna le capitaine en courant sur l’avant ; lancez les grappins ! le pirate est à nous !

Et armé d’une hache d’abordage, le capitaine se rua sur le pont de la goëlette, suivi d’une centaine de démons qui bondissaient derrière lui, en hurlant et brandissant leurs armes.

La goëlette avait été rasée comme un ponton par la décharge du Hasard ; le pont était couvert de cadavres et inondé de sang ; le capitaine et les matelots encore en état de combattre s’étaient réfugiés à l’arrière, résolus a vendre chèrement leur vie.

On voyait les pirates, dont les traits étaient horriblement contractés par la rage, noirs de poudre et couverts de sang, brandissant leurs armes et défiant leurs ennemis avec d’horribles blasphèmes et d’ignobles injures, groupés derrière l’habitacle avec leur capitaine au milieu d’eux.

Olivier ne se souciait que très-médiocrement de risquer la vie de ses braves matelots contre ces brutes, ivres de sang et de vin.

Il fit couper les amarres de deux pièces de canon, et, s’assurant qu’elles étaient chargées à mitraille, il les fit braquer sur l’arrière.

Cela fait, il s’avança d’un pas hors des rangs de son équipage, et, s’adressant aux pirates :

— Rendez-vous, dit-il, toute résistance est inutile ; rendez-vous, par pitié pour vous-mêmes !

— Tiens ! voici ma réponse ! hurla le capitaine de la Chimère.

Et arrachant un pistolet de sa ceinture, il lâcha la détente.

La balle, mal dirigée, manqua son but, mais elle blessa légèrement à l’épaule un matelot du Hasard derrière son capitaine.

— En avant ! cria le pirate.

— En avant ! répétèrent les bandits en s’élançant les armes hautes.

– Feu ! commanda froidement Olivier !

La double décharge éclata.

Quinze ou vingt pas à peine séparaient les deux troupes ennemies. L’effet de la mitraille fut horrible.

— En avant et pas de quartier ! cria Olivier exaspéré.

Et, le premier de tous, il s’élança.

— En avant et pas de quartier ! répétèrent les corsaires en se précipitant à sa suite.

Un silence funèbre avait subitement suivi les bruits de la double explosion ; la fumée, en se dissipant, démasqua le champ de bataille ; de tant d’hommes pleins de vie un instant auparavant, il ne restait plus que des cadavres affreusement mutilés, gisants dans un lac de sang, entassés pêle-mêle dans un effroyable désordre.

Les dalots de la Chimère avaient été bouchés, selon la coutume, avant le combat : le sang n’avait par conséquent pas pu s’écouler à la mer ; les corsaires avaient donc combattu dans le sang jusqu’à mi-jambe, ce qui ajoutait encore à l’horreur indicible de ce hideux spectacle.

— Que leur sang retombe sur leurs têtes ! dit Olivier : ils ont refusé quartier. Fouillez le navire, mais que personne ne frappe un coup de plus ! Le navire est à nous, le combat terminé ! Range à parer la Chimère !

Chacun se partagea alors le travail.

Tandis qu’une partie de l’équipage rentrait à bord du Hasard et s’occupait à dégager le corsaire — ce qui ne fut pas difficile — les autres, sous les ordres du premier lieutenant nommé capitaine de la prise, se mettaient, avec cette fiévreuse activité particulière aux marins, à débarrasser le pont des agrès qui l’encombraient et à gréer des mâts de fortune. En même temps que quelques hommes jetaient à la mer les cadavres des pirates et lavaient le pont, entre temps un quartier-maître, accompagné de cinq ou six matelots bien armés, visitait minutieusement l’intérieur de la Chimère.

Cette recherche, habilement conduite, amena la découverte d’une quinzaine d’hommes blottis dans la cale et dans les soutes, où ils s’étaient réfugiés à demi morts de peur.

Ils furent immédiatement mis aux fers par les deux pieds et placés sous la garde d’une sentinelle.

Ces quinze misérables appartenaient à toutes les nationalités du globe ; c’était tout ce qui survivait d’un équipage de deux cent quarante hommes !

Les pertes de l’équipage du Hasard avaient été insignifiantes, en comparaison : il y avait eu trois hommes tués et seize légèrement blessés.

Ce qui prouvait que, bien que surpris, les pirates s’étaient vigoureusement défendus ; le combat, de la première bordée à la dernière, n’avait pas duré plus de dix minutes.

Le pavillon colombien fut hissé au dessus du pavillon renversé du pirate.

Le trois-mâts, demeuré en panne à deux ou trois encablures, comme nous l’avons dit, avait suivi attentivement les péripéties du combat. Dès qu’il s’était aperçu de la prise de la Chimère, il avait orienté ses voiles et avait pris chasse.

Mais le capitaine du Hasard n’était pas homme à le laisser échapper ; abandonnant aussitôt sa prise au premier lieutenant, il avait couvert son navire de toile et avait mis le cap sur le trois-mâts. Celui-ci reconnut tout de suite qu’il avait affaire à un trop fin voilier pour que la fuite lui fût possible ; bientôt une certaine hésitation se fit voir dans ses manœuvres.

— Les pirates abandonnent le trois-mâts ! s’écria Lebris : ils ont mis une embarcation à la mer.

En effet, on reconnut bientôt que Lebris ne se trompait pas ; on aperçut un canot chargé de monde et faisant force de rames pour s’éloigner du bâtiment chassé.

Olivier ordonna aussitôt de brasser carré le grand hunier et de carguer la grand’voile, afin de mettre en panne ; puis deux baleinières furent descendues à l’eau avec chacune son équipage de quinze hommes, bien armés, placés sous le commandement du deuxième lieutenant. Sur l’ordre du capitaine, les deux baleinières se dirigèrent vers le navire abandonné.

Le Hasard reprit alors sa route, mais en mettant le cap sur le canot étranger.

Sur l’ordre d’Olivier, Ivon Lebris pointa lui-même le canon à pivot, et un boulet passant pardessus les fugitifs vint tomber à deux brasses en avant d’eux.

Ceux-ci comprirent alors qu’un second boulet les coulerait, et comme, en somme, si misérables qu’ils fussent, ils tenaient à la vie, ils laissèrent arriver, et, dix minutes plus tard, ils se trouvèrent sous la hanche de tribord du corsaire.

Ils saisirent l’amarre qu’on leur jeta, et ils montèrent à bord la tête basse.

Ils étaient au nombre de vingt.

Après avoir été minutieusement visité, le canot fut amarré à l’arrière du corsaire.

Les vingt pirates allèrent rejoindre aux fers ceux de leurs camarades arrêtés avant eux.