CHAPITRE XVI

QUELLE FUT LA MORT DU DUC DE SALABERRY-PASTA.


Le lendemain, dès le lever du soleil, une rumeur étrange commença à circuler dans les nombreux groupes d’oisifs rassemblés à la Puerta del Sol ; cette rumeur, d’abord faible, hésitante, incertaine, grossit peu à peu, s’étendit de proche en proche ; en moins d’une heure, elle prit un essor effrayant, et se répandit dans tous les quartiers de Madrid avec la rapidité d’un courant électrique.

On disait — qui ? nul ne le savait, mais cela importait peu — on disait que, vers cinq heures du matin, le geôlier de la prison étant entré dans la cellule du marquis de Palmarès Frias y Soto, afin de le prévenir, comme c’est la coutume, de se tenir prêt à comparaître devant la haute cour de justice, réunie pour le juger, ce geôlier s’était approché du lit sur lequel le prisonnier était couché et semblait dormir. Après l’avoir plusieurs fois appelé à haute voix, voyant que le prisonnier ne répondait pas, il s’était penché sur lui et l’avait fortement secoué par le bras ; alors il avait reconnu que le marquis était mort…

Le corps était glacé ; cette mort devait remonter à plusieurs heures, c’est-à-dire aux premières de la nuit.

On ajoutait — il y a des gens qui se prétendent toujours mieux informés que les autres — on ajoutait que la vaille, entre huit et neuf heures du soir, on précisait presque l’heure, un carrosse de louage s’était arrêté devant la porte de la prison ; deux hommes masqués étaient descendus de ce carrosse, avaient présenté un ordre signé de la reine régente au directeur de la prison, qui les avait conduits lui-même à la cellule du prisonnier, où les deux hommes masqués étaient entrés. Une heure plus tard, les inconnus s’étaient retirés, ne laissant plus derrière eux qu’un cadavre dans la cellule : le marquis avait été empoisonné de force par ces deux hommes. On avait entendu ses cris et ses supplications ; mais le directeur, resté en surveillance dans le corridor, n’avait laissé approcher personne de la cellule.

Il y avait une autre version, plus étrange encore.

Celle-là fut accueillie avec une grande faveur par la foule, si impressionnable et si facile à irriter.

Elle prétendait qu’en sortant de la cellule, où ils n’étaient restés que pendant quelques minutes seulement, les inconnus n’étaient plus deux, mais trois ; qu’ils étaient remontés avec empressement dans leur carrosse, lequel était aussitôt parti au galop dans la direction de la calle San-Bernardino, où attendait, depuis longtemps déjà, un second carrosse attelé de huit mules, avec deux mayorales en selle. Le premier carrosse s’était arrêté ; les inconnus avaient mis pied à terre ; l’un d’eux, homme de grande taille, mais dont le visage disparaissait sous les plis de son manteau, était monté dans la seconde voiture, qui, la portière à peine refermée, était partie à fond de train. Les deux autres inconnus étaient alors remontés dans leur carrosse et s’étaient fait conduire à la calle de Toledo, où ils avaient mis pied à terre, et s’étaient séparés en tirant chacun d’un côté différent.

La conclusion de cette mystérieuse aventure était naturellement que le marquis de Palmarès Frias y Soto non-seulement n’était pas mort, mais, au contraire, que le gouvernement lui-même l’avait aidé à fuir, ne voulant pas qu’un grand d’Espagne, portant un des plus vieux noms de la monarchie espagnole, fût mis en jugement pour crime d’assassinat et exécuté par le garrote vil comme un obscur malfaiteur.

Les mieux informés ajoutaient que le cadavre d’un aguador – porteur d’eau —, mort à l’hôpital et ayant une certaine ressemblance physique avec le marquis, avait été mis à sa place dans la cellule de la prison, restée vide après l’évasion du coupable.

Cette dernière version fit fureur ; tout le monde s’y rallia. Bientôt toute la population de Madrid fut convaincue que le marquis de Palmarès était en fuite ; et cela d’autant plus que, les commérages marchant toujours, à chaque instant de nouveaux détails étaient donnés sur la fuite de ce grand coupable : détails apocryphes, mais acceptés par chacun comme actes de foi : on avait reconnu le marquis ici ; il était descendu là ; il avait parlé à telle ou telle personne, on citait des noms ; et d’autres renseignements encore, tout aussi faux que les premiers. Mais, comme il était impossible de contrôler tous ces dires, qui se croisaient et s’enchevêtraient les uns dans les autres, ils étaient immédiatement déclarés authentiques.

Le peuple de Madrid ressemble beaucoup, en cela, au peuple de Paris ; comme celui-ci, il est né frondeur, sceptique et railleur au plus haut degré, toujours disposé à prendre parti contre le gouvernement. Celui-ci eut beau se montrer furieux du suicide du marquis, donner les ordres les plus sévères, commander les recherches les plus minutieuses, promettre les sommes les plus alléchantes à ceux qui découvriraient l’individu ou les individus qui avaient fait passer du poison au prisonnier, rien n’y fit.

L’attente générale était trompée ; l’assassin, mort ou en fuite, échappait au châtiment qu’il avait si justement mérité. Le gouvernement était responsable : donc il était complice.

Ces bruits annonçant la fuite du marquis de Palmarès prirent une telle importance, on affirma si hautement que le cadavre resté dans la cellule était supposé, que le gouvernement s’en émut et ordonna de faire publiquement l’autopsie du cadavre.

Cette autopsie fut pratiquée par le premier médecin de la reine régente, assisté par six de ses confrères, en présence d’une députation de la haute cour de justice, du marquis de Soria, frère de la marquise de Palmarès, et de tous les autres parents ou alliés des familles de Salaberry et de Palmarès présents à Madrid.

L’opération terminée, procès-verbal fut immédiatement dressé devant toutes les personnes assistant à l’autopsie, et signé par elles.

Ce procès-verbal, envoyé à l’impression, fut publié avec les signatures dans tous les journaux.

Mais ce moyen suprême échoua comme les autres il fut accueilli par l’incrédulité complète de la population.

Les Madrilènes avaient inventé une légende, de tous points fantastique, sur la fuite du marquis et les moyens employés par le gouvernement pour en assurer le succès ; la légende leur plaisait, parce qu’elle nattait leurs instincts frondeurs : ils ne voulaient pas en démordre.

Cette croyance s’enracina si profondément dans les masses crédules, que, quarante ans et même cinquante ans plus tard, des gens affirmaient l’existence du marquis de Palmarès, et soutenaient avec la plus entière bonne foi l’avoir rencontré soit à Londres, soit à Paris, soit même à Rome, en Amérique et à Saint-Pétersbourg.

Le lendemain même de l’assassinat de la marquise, Olivier avait écrit une lettre pressante au duc de Salaberry, l’engageant à revenir au plus vite, et lui laissant entrevoir un horrible malheur, sans cependant lui rien dire de positif.

Cette lettre avait été portée à Côme par un courrier auquel Olivier avait recommandé la plus grande diligence.

En effet, dix jours à peine après la mort mystérieuse du marquis de Palmarès, le duc de Salaberry arriva à Madrid.

Olivier, prévenu à l’avance de l’arrivée de son père, était allé au-devant de lui jusqu’à Alcala-de-Henarès, à quelques lieues de Madrid.

Le duc pâlit en voyant son fils ; cependant il l’embrassa et le fit asseoir près de lui, dans sa voiture

Les commencements de la conversation entre le père et le fils furent pleins de réticences d’une part et d’hésitations de l’autre ; chacun d’eux semblait craindre, et craignait, en effet, d’entamer les questions sérieuses.

À cette époque, assez éloignée de nous déjà, il n’était pas encore question d’appliquer la vapeur ; il n’y avait pas de chemins de fer, encore moins de télégraphe électrique les communications étaient très-difficiles ; les journaux, très-peu nombreux, n’étaient pas répandus comme ils le sont aujourd’hui ; il fallait un temps considérable pour apprendre les nouvelles les plus importantes.

Il était évident pour Olivier que son père, vivant retiré dans le royaume lombard-vénitien, sur les bords du lac de Côme, ne savait rien encore de ce qui s’était passé à Madrid la nouvelle de l’assassinat de sa fille par son mari ne lui était pas parvenue : de là ses réticences, car il ne savait comment s’expliquer sans porter un coup mortel à ce vieillard qu’il aimait et respectait plus que tout au monde, et dont il connaissait l’amour profond pour sa fille.

Le duc sentait d’instant en instant croître son inquiétude ; les réponses embarrassées de son fils ne le satisfaisaient pas ; un sinistre pressentiment lui serrait le cœur. Enfin il se décida à entamer nettement la conversation.

— J’espère que la marquise est bien portante ? dit-il.

Olivier baissa la tête sans répondre.

— Eh quoi ! serait-elle indisposée ? reprit-il avec insistance.

Nouveau silence.

— Malade peut-être ? Vous ne me répondez pas, mon fils : que signifie ce silence obstiné ? Doña Santa serait-elle sérieusement malade ? Ce n’est pas possible, son mari me l’aurait écrit !

— Son mari ? dit Olivier avec ressentiment.

— Eh quoi ! serait-ce le marquis ?

Olivier hocha la tête.

— Mon père, dit-il, le marquis n’est pas malade ; il ne l’a jamais été, et pourtant, ajouta-t-il presque à voix basse, il est mort.

— Mort ! le marquis ? s’écria-t-il avec une surprise douloureuse. Mais comment ? De quelle façon ? Tué en duel, peut-être ?

— Non, mon père : le marquis est mort empoisonné.

— Empoisonné ! s’écria-t-il avec stupeur. Un crime ?

— Non, mon père : un suicide, pour échapper au châtiment d’un crime plus horrible.

— Olivier, mon fils, au nom du ciel, parlez ! expliquez-vous ; ces réticences calculées me font mourir ! s’écria le duc en proie à la plus grande agitation.

— Mon père, le marquis de Palmarès s’est empoisonné dans son cachot, pour ne pas comparaître devant la haute cour réunie pour le juger, et ne pas mourir par le garrote vil comme un vulgaire assassin !

— Ma fille ! ma fille ! s’écria le duc avec désespoir, le misérable a tué ma fille !

Ses yeux s’égarèrent, il battit l’air de ses bras, son corps se raidit en arrière, il perdit connaissance.

Olivier fit aussitôt arrêter.

Une seconde voiture suivait, dans laquelle se trouvait le médecin de la famille, qu’Olivier avait invité à le suivre.

Le médecin accourut.

— Vite ! hâtons-nous ! s’écria-t-il après avoir examiné le vieillard, nous n’avons pas un instant à perdre pour essayer de le sauver !

Le duc fut aussitôt enlevé de la voiture et couché sur des coussins, sur le rebord de la route.

Olivier, assis sur le bord d’un fossé, soutenait son père ; sur l’ordre du médecin, le valet de chambre du duc lui avait ôté son habit et son gilet et retroussé la manche droite de la chemise jusqu’au dessus du coude.

Le médecin choisit une lancette dans sa trousse et piqua le bras, étroitement serré à l’humérus par une bande.

Le sang ne vint pas tout de suite ; ce fut après quelques instants seulement qu’une goutte de sang apparut aux lèvres de la piqûre, puis il en vint une seconde, une troisième ; le sang commença à couler lentement, puis enfin il jaillit noir, épais, écumant.

— Il est sauvé ! s’écria le médecin, dont jusque-là le visage avait exprimé la plus vive inquiétude.

— Mon Dieu ! demanda Olivier avec épouvante, n’était-ce donc pas un évanouissement ?

— C’était une attaque d’apoplexie ! répondit le médecin en fronçant les sourcils.

— Oh ! fit Olivier ; pauvre père !

Le médecin laissait couler le sang.

Quelques minutes s’écoulèrent ; enfin les paupières du malade battirent, il ouvrit faiblement les yeux et promena autour de lui un regard vague et incertain.

— J’ai rêvé ! dit-il d’une voix basse et entrecoupée quel horrible rêve ! oh !

Puis il sembla recouvrer la mémoire un instant suspendue ; l’intelligence revenait.

— Pourquoi suis-je ainsi sur le bord de ce fossé ? demanda-t-il.

— Vous avez perdu connaissance tout à coup, monseigneur, répondit le médecin occupé à bander la saignée ; nous vous avons transporté ici afin de vous soigner plus facilement, mais à présent c’est fini : tout danger est écarté.

— J’ai donc couru un danger ?

— À votre âge, un évanouissement est toujours sérieux, monseigneur.

— C’est vrai, murmura-t-il. Mais tout à coup il se souvint : Ma fille ! ma pauvre enfant ! s’écria-t-il avec désespoir.

Et il fondit en larmes.

Il pleure, il n’y a plus rien à craindre, murmura le médecin à l’oreille d’Olivier.

— Mon père, dit Olivier, ne voulez-vous pas remonter en voiture ?

— Oui, mon fils, partons, partons au plus vite, répondit-il en essayant de se lever.

Olivier l’enleva dans ses bras et le porta dans la voiture, qui repartit à fond de train.

Une demi-heure s’écoula. Le duc pleurait ; Olivier se sentait suffoquer par les efforts qu’il faisait pour paraitre calme.

Enfin, le duc releva la tête.

— Olivier, dit-il à son fils, puisque la douleur ne m’a pas tué sur le coup, je la dompterai. Je suis plus calme ; racontez-moi ce qui s’est passé, dites-moi la vérité tout entière, si horrible qu’elle soit ; je tiens à tout savoir.

— Mon père, je vous en supplie, répondit Olivier, attendez encore.

— Non, mon fils, mieux vaut en finir tout de suite : peut-être, plus tard, n’aurais-je pas la force nécessaire pour vous bien entendre. Je vous en prie, Olivier, parlez !

— Que votre volonté soit faite, comme toujours, mon père.

Et alors il raconta au duc, sans rien omettre, tout ce qui s’était passé. Le vieillard pleurait, mais il écoutait avec une attention soutenue ; il n’interrompit pas une seule fois son fils, si pénible que fût pour lui ce récit.

— Bien, mon fils, dit-il lorsque Olivier se tut : vous vous êtes conduit en véritable Pacheco, je vous remercie ; l’honneur de notre maison est sauf, et cependant justice a été faite de ce misérable, il a expié son forfait. Mais ma fille ! malheureuse enfant ! pourquoi suis-je arrivé si tard ? j’aurais voulu la voir encore une fois, une seule ! avant qu’elle eût été scellée pour toujours dans la tombe, hélas !

— Mon père, répondit Olivier avec tendresse, j’ai prévenu ce désir de votre cœur : j’ai voulu attendre votre retour avant que d’ordonner les obsèques de ma sœur ; vous êtes le chef de notre famille, vous seul devez présider cette triste cérémonie. Ma sœur a été embaumée et placée sur un lit de parade ; quatre prêtres de la cathédrale, se relayant de deux heures en deux heures, prient jour et nuit à son chevet.

— Merci, mon fils : cette fois encore vous aurez bien agi ; ma douleur est moins amère de vous sentir près de moi pour me soutenir, et me remplacer lorsque je ne serai plus.

Il y eut un assez long silence.

Olivier s’était incliné sans répondre.

— Où sont mes petits-enfants ? demanda le duc après quelques instants.

— Ils sont à Balmarina, mon père, bien tristes et bien malheureux ; j’ai obtenu de la duchesse de Mondejar, notre cousine, qu’elle vint s’installer pendant quelque temps à Balmarina et veillât sur les pauvres petits orphelins, jusqu’à ce que vous ayez décidé quelles mesures devraient être prises.

— Je vois que vous avez tout prévu, mon fils ; c’est un grand bonheur pour moi, au milieu de tous ces désastres, d’avoir été aussi dignement et aussi noblement remplacé par vous.

— Je n’ai fait qu’accomplir mon devoir, mon père ; devoir bien pénible, mais que l’honneur de notre maison m’imposait impérieusement.

Quelques minutes plus tard la voiture franchit la porte d’Alcala.

Le premier soin du duc, en rentrant dans son hôtel, fut de se rendre, appuyé sur le bras de son fils, dans la pièce changée en chapelle ardente, où le corps de doña Santa de Salaberry-Pasta était exposé sur un lit de parade.

La jeune femme semblait dormir ; elle était fraîche, calme, reposée. Un dernier sourire semblait errer encore sur ses lèvres carminées ; sa pâleur seule indiquait que la vie avait pour toujours abandonné cette délicieuse enveloppe.

Le duc, en apercevant sa fille, sentit un sanglot monter à sa gorge ; il se pencha sur elle, lui mit un long baiser au front, avec cette ardeur douloureuse de l’amour paternel, puis il s’affaissa sur lui-même, tomba sur les genoux, et, joignant les mains avec effort, il adressa au ciel une fervente prière, sans songer à essuyer les larmes brûlantes qui coulaient le long de ses joues pâlies par le désespoir.

Olivier s’était agenouillé près de son père, autant pour le soutenir, s’il le voyait défaillir, que pour prier avec lui.

Le médecin, immobile à quelques pas en arrière, se tenait prêt à accourir au premier signal.

Le duc pria longtemps, puis il se releva avec effort et déposa un baiser tout parfumé d’amour paternel sur le front, d’une pâleur d’ivoire, de la pauvre morte.

— Au revoir à bientôt Santa, ma fille chérie ! murmura-t-il d’une voix tremblante.

Et appuyé sur le bras de son fils, il se retira, le pas chancelant, le dos voûté, la tête basse.

En quelques heures le duc de Salaberry avait vieilli de vingt ans.

Les obsèques de doña Santa devaient avoir lieu le lendemain.

Le duc sonna son valet de chambre pour se faire habiller ; il voulait conduire le deuil en personne.

Il essaya de se soulever dans son lit ; ce fut en vain : tout mouvement lui était impossible.

Le médecin accourut, appelé à grands cris par Olivier.

Il examina le malade pendant près d’un quart d’heure avec une attention soucieuse.

— Il n’y a rien à faire, murmura-t-il enfin avec tristesse, M. le duc a tout le côté droit paralysé.

— Oh ! s’écria le duc avec une immense douleur, c’est le dernier coup ! Mon Dieu ! vous êtes juste et bon que votre volonté soit faite !

Mais, après un instant, il reprit :

— Habillez-moi ; puisque je ne puis marcher, je suivrai le corps de ma fille dans une litière : je veux l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure !

Les amis et les parents du duc essayèrent de s’opposer à ce projet, dans l’intérêt même du noble vieillard.

Olivier échangea un regard avec le médecin.

— Obéissez à mon père et seigneur, dit-il aux valets éplorés : ses ordres sont des lois pour nous.

Le duc remercia son fils par un regard tout chargé de tendresse.

Ainsi que l’avait désiré le noble vieillard, perclus, accablé par un poignant désespoir, il conduisit, à demi étendu sur une litière, le convoi de sa fille bien-aimée, si lâchement assassinée ; son fils marchait à sa droite.

Tout Madrid semblait s’être donné rendez-vous pour assister aux obsèques de doña Santa de Sâlaberry.

Une foule immense et douloureusement émue formait la haie sur le passage du cortége, priant pour la fille et pleurant sur le père si cruellement frappé.

Le duc de Salaberry ne se releva plus.

Son fils, assis à son chevet, lui faisait fidèle compagnie, pleurant avec lui, et lui recommandant non le courage, mais la résignation.

Le duc demeurait de longues heures sans prononcer une parole, les regards perdus dans l’espace, sans souffrance physique apparente.

Il demeura ainsi pendant deux ans et demi, sans qu’aucun changement s’opérât dans sa situation.

Son esprit n’avait rien perdu de sa lucidité, mais son caractère avait pris une teinte sombre que jamais auparavant il n’avait eue.

Puis on s’aperçut que la paralysie gagnait chaque jour depuis quelque temps et faisait des progrès effrayants. Le visage du malade s’effilait, prenait des teintes d’ivoire jauni ; ses yeux, pleins de rayonnements étranges et fixés dans le vague, semblaient entrevoir déjà le monde mystérieux où, bientôt peut-être, il allait entrer ; il n’appartenait plus à la terre que par le cœur.

Parfois il frissonnait de tous ses membres, une expression d’horrible épouvante convulsait son visage ; il murmurait d’une voix sourde, presque inarticulée, ce seul mot, toujours le même, qu’il répétait parfois pendant deux ou trois minutes sans discontinuer : « Pardon ! pardon ! » sans vouloir répondre à aucune des questions que lui adressait à ce sujet son fils, auquel cependant il témoignait une vive tendresse.

Un soir, le vent sifflait et faisait rage dans les longs corridors de l’hôtel, la pluie fouettait les vitres ; par intervalles, un éclair verdâtre zigzaguait le ciel noir, et la foudre roulait avec fracas dans l’espace. Depuis le coucher du soleil, un orage épouvantable échappé des mornes de la sierra de Guadarama avait éclaté avec fureur sur la ville.

Le duc, qui, depuis plusieurs heures, paraissait dormir, ouvrit les yeux et poussa un profond soupir.

— Souffrez-vous, mon père ? lui demanda son fils, en se penchant vers lui avec inquiétude.

— La souffrance physique n’est rien, mon fils, répondit le duc d’une voix défaillante c’est la douleur morale qui me tue.

— Mon père, chassez ces pensées ; votre confesseur est là, dans l’oratoire ; vous aviez désiré qu’on l’appelât, ne voulez-vous pas le voir ?

— Si, si, mon fils, dit le vieillard d’une voix profonde, qu’il vienne ! qu’il vienne tout de suite, tandis qu’il en est temps encore ! Je me confesserai ; je demanderai l’absolution de mes fautes, hélas ! et de mes crimes !

— Vos crimes, mon père ! s’écria Olivier avec une douloureuse émotion.

— Olivier, reprit le vieillard, bien des crimes échappent à la justice humaine, qui ne les considère trop souvent que comme des fautes légères ; mais Dieu voit, sait et se souvient. Sa justice est lente ; mais, quand elle frappe, ses coups sont terribles. Allez, mon fils, faites éveiller mes petits-enfants, qu’ils soient prêts à entrer ici dès que le prêtre sortira.

— Vous croyez-vous donc si mal, mon père ? Ne serait-il pas préférable d’attendre à demain ?

— Demain n’est à personne, mon fils ; faites, je vous prie, ce que je vous demande. L’heure est venue pour moi de faire loyalement mon examen de conscience, avant de comparaitre devant mon créateur. Allez, Olivier, soyez prêt à rentrer avec vos neveux lorsque sortira mon confesseur.

— J’obéis, mon père, murmura tristement le jeune homme.

Il baisa pieusement le vieillard au front, et, ouvrant une porte latérale :

— Entrez, mon révérend, dit-il à un moine dominicain déjà âgé et cassé par les rigueurs d’une vie austère, qui, agenouillé sur un prie-Dieu, priait avec ferveur ; entrez, mon père désire vous entretenir.

Le vénérable moine se releva, fit un salut respectueux et pénétra dans la chambre à coucher du duc de Salaberry, dont il referma derrière lui la porte.

Au dehors, l’orage redoublait, les éclairs se succédaient sans interruption ; le vent faisait entendre dans les corridors des sifflements lugubres, ressemblant à des plaintes humaines ; le tonnerre grondait et éclatait avec un fracas épouvantable.

Les enfants, éveillés pendant leur premier sommeil, ne comprenaient rien à ce qui se passait ; ils se serraient craintivement autour de leur oncle et de leur gouverneur, qui essayaient en vain de les rassurer.

Deux heures s’écoulèrent ainsi, heures sinistres d’une longueur interminable, pendant lesquelles on n’entendit d’autre bruit que celui de l’ouragan, dont la force allait toujours croissant et se changeait en une véritable tourmente.

Enfin, la chambre à coucher du duc s’ouvrit lentement : le dominicain reparut, plus triste, plus sombre, plus courbé qu’il ne l’était deux heures auparavant.

Il indiqua d’un geste au marquis la chambre à coucher du duc, rentra dans l’oratoire et alla, sans prononcer une parole, s’agenouiller de nouveau devant le prie-Dieu.

Olivier prit par la main les deux plus jeunes enfants, poussa les deux aînés devant lui, et pénétra dans la chambre à coucher, suivi du gouverneur conduisant les deux derniers.

Cette vaste pièce n’était éclairée que par une seule lampe, recouverte d’un abat-jour et dont la mèche était baissée pour ne pas blesser les yeux du malade ; sauf le lit, placé en pleine lumière, toutes les autres parties de la chambre restaient presque obscures, ce qui lui donnait un aspect véritablement sépulcral.

Les enfants, encore mal éveillés, frissonnèrent et pâlirent en pénétrant dans cette chambre, où, pour la première fois, ils étaient introduits depuis la maladie de leur grand-père. Sur un geste muet de leur oncle, ils s’agenouillèrent auprès du lit et joignirent les mains avec ferveur, pâles, tremblants et les yeux pleins de larmes.

Olivier se plaça debout au chevet du duc.

— Qui est là ? demanda le vieillard d’une voix faible.

— C’est moi, mon père ; je viens ainsi que vous me l’avez ordonné.

— Mes petits-enfants sont-ils là ?

— Oui, monseigneur ils pleurent, agenouillés près de votre lit.

— Relevez la mèche de cette lampe, mon fils ; enlevez l’abat-jour : je veux, une fois encore, voir ces pauvres orphelins.

Olivier obéit ; une lumière éclatante illumina soudain cette partie de la chambre. Aidé par son fils, le vieillard s’assit sur son lit.

— Chers enfants, dit-il avec attendrissement, en les contemplant avec une expression indicible d’amour paternel, j’ai beaucoup aimé votre mère ; je ferai pour vous tout ce qui me sera possible ; mais j’ai un fils, c’est à lui que ma fortune appartient. Votre oncle vous aime, je lui confie le sort des orphelins de sa sœur. Je suis sûr de son cœur : vous n’aurez jamais de meilleur ami.

— J’accepte avec joie ce précieux dépôt, interrompit Olivier avec effusion ; les enfants de ma sœur trouveront en moi un père ; recevez-en ma promesse, monseigneur.

— Je vous connais, mon fils ; aussi je vous laisse libre d’agir au mieux des intérêts des orphelins. Approchez, mes enfants, regardez-moi : comprenez en me voyant combien l’homme est peu de chose quand il va comparaître devant son créateur ; que ce spectacle ne sorte jamais de votre mémoire. Souvenez-vous, lorsque vous serez hommes, que jamais, quoi qu’il advienne, un gentilhomme ne doit transiger avec son honneur. Nous sommes tous égaux devant la mort ; les fautes commises dans l’emportement de la passion pèsent lourdement dans la balance de la justice divine. Méditez ces paroles et souvenez-vous que, partout et toujours, il faut se sacrifier au devoir.

Il y eut un court silence, puis le vieillard reprit d’une voix attendrie :

— Enfants de ma fille, soyez bénis ! Puisse le ciel ne pas faire peser sur vous la malédiction prononcée au tribunal divin contre vos grands parents, et ne pas vous punir de leurs fautes ! Maintenant, adieu, pauvres et chers enfants ; nous ne nous reverrons plus sur cette terre.

Les enfants éclatèrent en sanglots, et, après avoir embrassé leur grand-père, il furent emmenés, fondant en larmes, par leur gouverneur.

La porte se referma sur eux. Le duc de Salaberry et son fils demeurèrent seuls.

Il y eut un long et funèbre silence.

Ce fut le duc qui le rompit.

— Mon fils, dit-il d’une voix faible comme un souffle et qu’une vive émotion intérieure faisait trembler, approchez-vous de moi ; plus près, plus près encore ; mes forces m’abandonnent, je sens que la mort étend sa main sur moi.

— Mon père !…

— Ne m’interrompez pas, mon fils, mes instants sont comptés, je vais mourir. Après m’être confessé à Dieu, je dois vous demander, à cette heure suprême, pardon, à vous dont j’ai rendu la vie si misérable.

— Mon père ! s’écria Olivier, dont le cœur se brisait.

— Mon fils, continua le vieillard sans entendre l’exclamation d’Olivier, j’ai été bien coupable envers vous ; j’ai été lâche et criminel ; je vous ai abandonné, sans même me préoccuper de ce que vous deviendriez, pour cacher une faute que toute ma vie je me suis reprochée. L’orgueil me perdit : j’avais soif d’honneurs, de renommée ; je voulais briller au premier rang, écraser mes rivaux de mon luxe, de mes richesses. J’aimais votre mère jusqu’à l’adoration, je lui avais élevé un autel dans mon cœur. Son amour était faux ; elle m’avait, par vanité, attaché à son char, parce que j’étais beau, brillant et recherché par les autres femmes. Sa trahison fut ma première douleur. Alors je songeai à vous, je m’intéressai à votre sort ; il était trop tard, le mal était fait et irréparable : né d’un double adultère, vous étiez condamné à ne jamais rien être ; j’essayai de m’étourdir, d’oublier dans les enivrements de l’ambition. J’avais trois fils ; ces fils étaient ma joie, mon bonheur : tous trois tombèrent frappés l’un après l’autre par la mort sur le champ de bataille ; leur mère, un ange, succomba à la douleur d’avoir perdu ses fils. Je demeurai seul avec la fille qui me restait ; je compris alors que Dieu appesantissait son bras sur moi et qu’il me châtiait. Je mariai ma fille, et, pour conjurer la colère divine, je résolus de réparer le mal que j’avais fait. Je vous fis chercher pour vous rappeler près de moi, et, en vous adoptant, vous rendre tout ce que vous aviez perdu par mon crime ; mais, malgré moi, peut-être sans en avoir conscience, j’agissais, cette fois encore, par orgueil, poussé à mon insu par ce féroce égoïsme qui a perdu ma vie. Faute d’enfants mâles, mon nom allait s’éteindre, ce nom que mes ancêtres et moi avons fait si glorieux ! Ce nom, je vous le transmettrais : telle était ma pensée intime. Je vous retrouvai ; il était trop tard, vous n’étiez plus, vous ne pouviez plus être mon fils ! Élevé dans un autre milieu, vous n’aviez ni les instincts, ni le caractère de votre race ! Vous étiez inhabile à comprendre mes théories, vous ne les vouliez même pas admettre. Jeté et abandonné au milieu du peuple, vous étiez devenu peuple ; il ne restait plus en vous rien du gentilhomme. J’essayai vainement de me tromper moi-même, d’étendre un voile devant mes yeux : force me fut de comprendre l’inanité des projets que j’avais formés ; je dus renoncer à voir en vous un successeur, un héritier de mon nom et de mes titres ! Homme de devoir, vous vous êtes dévoué à moi ; vous vous êtes efforcé de m’aimer, afin de répondre à ma tendresse, et vous y êtes parvenu ; mais, moi mort, vous vous hâterez de vous débarrasser d’un fardeau trop lourd pour vos épaules, et vous retournerez à votre première existence, je le sens, je le vois. Les approches de la mort rendent clairvoyant, l’avenir dévoile ses mystères à ceux dont les yeux vont se fermer pour toujours. Dieu, qui lit dans les cœurs, savait mieux que moi mes égoïstes calculs ; il me frappa du coup le plus terrible, et sous lequel je devais être terrassé, pantelant et vaincu. La mort horrible de ma fille m’a achevé ; je ne verrai pas l’aurore prochaine, avant deux heures je serai mort. Mon fils, vous avez entendu ma confession sincère ; mon fils, à cette heure, je vous crie : Pitié du fond du cœur ; je vous supplie de me pardonner le mal que je vous ai fait : entendrez-vous ma prière, mon fils ?

— Mon père ! s’écria Olivier en éclatant en sanglots, soyez béni à tout jamais ! Mon père, puisque vous exigez de moi cette parole, mourez en paix, je vous pardonne et je vous aime ! oh ! du plus profond de mon âme ! Hélas ! pourquoi ne, vous ai-je pas connu plus tôt !…

Il se précipita sur le corps du vieillard, qu’il inonda de ses larmes et auquel il prodigua les plus touchantes caresses.

— Je suis heureux, bien heureux, mon fils, dit le vieillard après un instant ; grâce à vous la mort me sera douce ! Je le sens, Dieu aussi m’a pardonné !

Il demeura pendant assez longtemps plongé dans une espèce d’extase mystique.

Olivier, agenouillé devant le lit, cachait sa tête dans les couvertures pour étouffer ses sanglots.

— Mon fils, reprit le vieillard, moi mort, ceux qui ont vu avec dépit votre adoption essaieront de vous nuire. Parmi eux se trouvent quelques-uns de nos parents les plus proches ; ils convoitent mes richesses ; tous les moyens leur seront bons pour vous dépouiller ; ils sont puissants, il faut vous garder contre eux. Dans ce meuble en bois de rose placé au-dessous de mon portrait, il y a un testament écrit tout entier de ma main et signé ; le double de ce testament, fait par le notaire de notre famille et les témoins exigés par la loi, est déposé dans l’étude de Me don Juan de Dios Elizondo. Jusqu’à présent cet homme m’a paru posséder une rare honnêteté : mais la chair est faible, il est bon de prendre ses précautions. Le testament que je vous remets et celui qui se trouve entre les mains du notaire sont identiques, seulement le vôtre est olographe et signé de deux jours plus tard que l’autre ; prenez ce testament, conservez-le précieusement, mais ne bougez pas, attendez-que vos ennemis démasquent leurs batteries : alors vous vous servirez de vos armes. Je vous rends votre liberté, ajouta le vieillard d’une voix de plus en plus faible ; moi mort, vous agirez comme votre conscience vous l’ordonnera.

— Je serai digne de vous, mon père ; dans le ciel vous me sourirez, répondit-il d’une voix hachée par la douleur.

Plusieurs heures s’écoulèrent ; le vieillard parlait par intervalles, toujours pour mettre son fils en garde contre les menées probables de ses ennemis.

La porte s’ouvrit doucement, le dominicain entra et vint s’agenouiller près d’Olivier.

L’orage était calmé, l’aube commençait à blanchir les vitres des fenêtres : il était cinq heures du matin.

Le moribond fit tout à coup un mouvement.

La paralysie qui immobilisait depuis si longtemps son corps avait disparu subitement ; il se dressa sur son séant, étendit le bras droit, appuya la main sur la tête de son fils, muet de surprise et croyant presque à un miracle ; son visage transfiguré prit une expression radieuse de bonheur ; ses yeux brillèrent d’un éclat presque surnaturel, et il s’écria d’une voix vibrante :

— Mon fils ! mon fils ! soyez béni ! Seigneur recevez-moi ! je viens à vous !

Il retomba en arrière sur ses oreillers et demeura immobile.

Son âme était remontée vers son créateur.

— C’est la mort d’un juste ! dit le dominicain en se signant.

Olivier mit un baiser sur le front de son père, lui ferma pieusement les yeux, et, brisé par tant d’émotions poignantes, il tomba sans connaissance sur le plancher.

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