CHAPITRE XIV

OÙ LA FOUDRE ÉCLATE AVEC UN HORRIBLE FRACAS.


Quatorze mois s’écoulèrent depuis le voyage à Cadix, sans offrir aucun événement saillant dans la vie habituelle de nos personnages.

Olivier connaissant mieux son père, qu’il visitait chaque jour, et avec lequel il dînait ou déjeunait quatre ou cinq fois par semaine, sentait son affection pour lui grandir de plus en plus ; les manières de l’ancien marin devenaient moins farouches, il s’humanisait sans presque s’en apercevoir ; il étendait ses relations, se lançait peu à peu dans le monde, dont toutes les portes lui étaient ouvertes, et où il était toujours admirablement reçu, horresco referens ! sans encore avoir accepté aucune des charges qu’on lui proposait.

Olivier cependant devenait presque courtisan ; il faisait de fréquentes apparitions à la cour, se mêlait aux autres seigneurs, et profitait de sa qualité de grand d’Espagne de première classe pour assister, au moins deux fois par semaine, au jeu de la Reine mère.

Hâtons-nous de dire que, dans son for intérieur, Olivier n’avait nullement changé : ses idées et ses opinions étaient restées absolument telles qu’elles étaient le premier jour de son arrivée à Madrid ; il n’avait modifié sa conduite que par affection pour son père, que cet apparent changement comblait de joie. Le duc, d’ailleurs, n’était pas revenu sur les graves sujets traités dans leur première entrevue ; jugeant inutile et presque dangereux de combattre de front les idées enracinées dans l’esprit de son fils, il avait pris le parti de dissimuler et de tourner la situation ; maintenant il se réjouissait de cette résolution, car la conversion de son fils lui semblait véritable. Seulement, en homme habile, il se gardait de faire aucune allusion à ce sujet scabreux.

Cependant, deux ou trois fois en causant avec son fils, le duc, sans paraître y attacher d’importance, lui avait parlé de son isolement, des fatigues et des ennuis inséparables de la vie solitaire d’un homme de son âge ; avec son nom, sa fortune, sa haute position dans le monde, rien ne serait plus facile à Olivier que de contracter une union brillante ; il rencontrerait à la cour nombre de jolies femmes portant les plus nobles noms de la monarchie espagnole, qui certes seraient fières de s’allier à la famille Pacheco ; il n’avait qu’à choisir ; mais chaque fois que le duc avait fait ainsi allusion à un mariage possible avec une riche et noble héritière, il avait vu soudain le visage de son fils se couvrir d’une telle pâleur, et prendre une si grande expression de tristesse, que malgré lui le vieillard, qui adorait ce fils depuis si peu de temps retrouvé, s’était toujours arrêté en soupirant, et avait brusquement changé de conversation, en murmurant à voix basse, tout en hochant la tête :

— Il est trop tôt encore ! attendons !

Pendant ces quatorze mois, Ivon Lebris était venu faire visite à son matelot, auquel il avait apporté des lettres de M. Maraval, pour lui, pour son père et pour sa sœur.

L’ancien banquier s’était définitivement installé en France ; l’été, il habitait un magnifique château, situé en Touraine, à quelques lieues de Tours, Valenfleurs ; l’hiver, il rentrait à Paris avec sa femme, et s’installait dans un charmant hôtel, situé dans le quartier des Champs-Élysées, non loin de la rue Neuve-de-Berry ; il promettait à Olivier de faire un prochain voyage à Madrid, pour passer quelques jours avec lui, le menaçant, s’il ne venait pas auparavant le visiter soit à Paris, soit à Valenfleurs, de l’enlever et, bon gré mal gré, de le conduire en France, où il le garderait pendant au moins trois mois.

Ivon Lebris était resté un mois à Madrid, en proie à un étonnement et à un éblouissement perpétuels ; le digne Breton ne cessait pas de s’émerveiller de cette existence et de ce luxe grandioses, dont jusqu’alors il ne s’était jamais fait une idée, même lointaine ; tout ce qu’il voyait le ravissait en extase. Olivier l’avait présenté à son père, qui l’avait admirablement accueilli, puis il l’avait conduit à Balmarina, où la marquise l’avait reçu comme un vieil ami et l’avait obligé à lui tenir compagnie pendant quelques jours.

Le digne marin complétement ahuri par un changement si radical dans son existence accoutumée, n’avait cependant pas perdu son sang-froid une seule minute ; habitué comme tous les marins, à voir et à assister aux choses les plus extraordinaires, il renfermait soigneusement ses étonnements au fond de son cœur, et cela avec tant de succès que rien n’en apparaissait à l’extérieur, et qu’il fallait toute la perspicacité et la connaissance profonde qu’Olivier possédait du caractère de son ami, pour s’apercevoir de la perturbation complète de ses idées ; mais il était le seul à le remarquer.

Ivon Lebris, aux yeux de tous, conservait le plus beau sang-froid et l’indifférence la plus admirable, ce qui lui faisait grand honneur aux yeux des étrangers, et surtout des valets, toujours disposés en secret à se moquer de ceux qu’ils servent et à les railler sans pitié, plaisir qui, cette fois, leur fut refusé, grâce à l’impassibilité de Peau-Rouge conservée en toutes circonstances par le marin breton.

Enfin, après avoir, en compagnie de son matelot, visité en détail Madrid et ses environs, assisté dans sa loge aux représentations de tous les théâtres de la capitale, et aussi à deux magnifiques courses de taureaux, Ivon Lebris prit congé du duc de Salaberry, de la marquise de Palmarès, et, après avoir chaudement embrassé Olivier, en lui promettant de revenir, au moins une fois tous les ans, passer quelques jours avec lui à Madrid, il retourna à Cadix, où son navire l’attendait, confié aux soins de son second, maître Lebègue.

Aucun changement n’avait eu lieu en apparence dans l’intérieur du marquis de Palmarès et de sa femme ; seulement, Olivier, sans en rien témoigner, s’apercevait chaque jour que la situation des deux époux s’aggravait de plus en plus ; que leurs relations vis-à-vis l’un de l’autre s’envenimaient dans des conditions qui ne tarderaient pas à devenir intolérables.

Quelques mois après la visite faite par Ivon Lebris à son matelot, le duc de Salaberry-Pasta était parti pour l’Italie, ainsi qu’il le faisait chaque année, passer trois ou quatre mois dans un magnifique château qu’il possédait sur les rives du lac de Côme.

Avant de quitter l’Espagne, le duc de Salaberry avait prié son fils de venir le rejoindre et rester un mois avec lui, ce qu’Olivier avait promis.

Depuis le départ du duc de Salaberry pour l’Italie, sur les instances de sa sœur, Olivier s’était presque fixé à Balmarina, où il faisait des séjours de plus en plus prolongés.

De son côté, n’ayant plus à redouter les reproches de son beau-père, pour lequel il avait un profond respect, le marquis de Palmarès ne se contraignait plus avec sa femme : il avait à peu près jété le masque ; il résidait presque continuellement à Madrid, et ne faisait plus que de très-rares et très-courtes apparitions à Balmarina, et cela quand il y était positivement obligé, soit par des raisons de convenance, soit pour causes d’affaires.

La marquise, par contre, faisait, accompagnée de son frère, de fréquents voyages à Madrid, courant, disait-elle, les magasins pour se distraire, ou visitant ses amies intimes ; de son côté, Olivier, qui n’avait pas oublié sa promesse à son père, profitait de ces excursions à Madrid pour terminer les préparatifs du voyage qu’il projetait en Italie. La marquise, après avoir fait nombre de courses dans la ville pendant plusieurs heures, se faisait conduire à l’hôtel de son père, où elle savait retrouver son frère, et tous deux retournaient ensemble à Balmarina.

Ce manège durait depuis un grand mois.

Olivier soupçonnait la marquise de se livrer à quelques recherches ou à quelques espionnages clandestins, pour le compte de son incurable jalousie ; mais il n’osait l’interroger, redoutant, en intervenant ainsi, sans y être autorisé, dans des questions essentiellement intimes, et mettant, comme on le dit vulgairement, le doigt entre l’arbre et l’écorce, de faire naître des complications fâcheuses, qu’il tenait surtout à éviter, d’abord à cause de sa profonde amitié pour sa sœur, et ensuite parce qu’il savait à quel degré de violence étaient arrivées les querelles entre les deux époux.

Cependant la marquise, que d’ordinaire Olivier voyait assez triste et mélancolique, était, depuis sa dernière excursion à Madrid, devenue presque subitement d’une humeur charmante ; toute préoccupation semblait l’avoir abandonnée ; elle souriait, causait et taquinait son frère sur sa sauvagerie, ce qu’elle ne faisait que lorsqu’elle était prise de ses rares regains de jeunesse, qui, depuis quelque temps, étaient devenus chez elle de plus en plus rares.

Quoiqu’il n’en laissât rien paraître, ce changement subit inquiétait beaucoup Olivier ; il était évident que sa sœur méditait un projet, dont le succès lui semblait assuré ; mais quel était ce projet, voilà ce qu’il essayait vainement de découvrir.

La bombe éclata plus tôt qu’il ne l’avait prévu, et avec une violence terrifiante.

Un matin, vers dix heures, un grand bruit d’équipages se fit entendre dans la longue avenue conduisant au château.

— Voici mon mari ! dit la marquise en se parlant à elle-même avec une secrète inquiétude. Il arrive de bien bonne heure ! Que se passe-t-il donc à la cour ? Aurait-on découvert ?…

Mais elle s’arrêta, posa un doigt sur ses lèvres, comme pour retenir les paroles que, malgré elle, elle allait prononcer ; elle eut un sourire étrange, rendit le calme à sa physionomie, et, après avoir jeté un furtif regard sur une glace de Venise, afin de s’assurer que rien sur son visage ne trahissait sa pensée intérieure, elle sortit à la rencontre de son mari.

Olivier était absent ; il chassait.

Cinq minutes plus tard, le marquis de Palmarès mit pied à terre devant le double perron de marbre.

La marquise l’attendait.

Il arrivait pâle, sombre, pensif ; bien qu’il fit les plus grands efforts pour dissimuler ce qu’il éprouvait, il était facile de reconnaître au premier coup d’œil qu’il était en proie à de tristes préoccupations.

La marquise feignit de ne rien voir ; elle accueillit son mari avec un franc et joyeux sourire.

Il annonça, dès le premier moment, qu’il venait avec l’intention de faire un long séjour au château, et, comme preuve, il ordonna de préparer son appartement.

La marquise donna aussitôt les ordres nécessaires.

Les deux époux déjeunèrent en tête-à-tête.

Les enfants déjeunaient à part ; ils assistaient au dîner seulement : cela avait été réglé ainsi, dans l’intérêt de leurs études.

Le marquis mangea peu et d’un air préoccupé ; il s’informa de son beau-frère.

— Nous ne savions pas avoir le bonheur de vous voir aujourd’hui, monsieur, répondit en souriant la marquise. Mon frère aime la chasse ; il court les bois depuis deux jours, mais j’espère qu’il reviendra ce soir.

— Don Carlos est heureux murmura le marquis ; ses plaisirs ne lui coûtent ni…

Il interrompit brusquement sa phrase, sourit avec amertume, se leva, salua cérémonieusement sa femme, et se retira dans son appartement, où il s’enferma.

Dès que la marquise fut seule, elle ordonna que l’on se mit aussitôt à la recherche de son frère, et qu’on le priât de se rendre sans retard au château, où le marquis de Palmarès était arrivé à l’improviste.

Olivier revenait tout en chassant, quand il fut rencontré par un des valets envoyés à sa recherche ; il pressa le pas, redoutant quelque événement sérieux.

La marquise l’attendait avec impatience.

Elle était dans une grande inquiétude, les manières de son mari l’effrayaient ; jamais elle ne l’avait vu aussi sombre ; elle craignait qu’il ne lui fût arrivé quelque désagréable aventure à la cour, peut-être même une disgrâce ; la position d’un courtisan est tellement précaire, surtout lorsque c’est une reine qui gouverne, il a tout à redouter de ses caprices imprévus.

Olivier essaya de rassurer sa sœur, tout en se gardant bien de lui faire part des soupçons que lui avait suggérés l’humeur sombre de son beau-frère, mauvaise humeur qu’il attribuait tout simplement à quelque dépit amoureux, complétement en dehors de toute question politique ; il engagea sa sœur à feindre de ne pas remarquer cette préoccupation, de témoigner beaucoup d’égards à son mari, et surtout de prendre bien garde de ne pas l’exciter par quelque mot à double entente ou quelque répartie un peu trop vive.

Tel était, selon Olivier, le seul moyen d’amener peu à peu le marquis à adopter des façons plus conciliantes et plus convenables envers elle.

La marquise pleura beaucoup ; elle aimait toujours son mari, elle souffrait de le voir ainsi mais elle promit à son frère de suivre entièrement ses conseils.

La cloche du dîner sonna.

Le marquis descendit et s’assit à table, en face de sa femme, comme il en avait l’habitude ; il semblait moins sombre, mais il était pâle et préoccupé ; ce n’était qu’au prix des plus grands efforts qu’il réussissait, de temps en temps, à lancer quelques mots dans la conversation.

Olivier l’observait à la dérobée ; il essayait, par son enjouement factice, de ramener un peu de gaieté à ce repas, dont l’apparence devenait de plus en plus lugubre.

Le dîner était presque terminé, on servait le postre et les dulces, lorsqu’un galop furieux de cheval résonna fortement au dehors.

Le marquis redressa vivement la tête ; un éclair jaillit de son regard, qui se riva, pour ainsi dire, sur la porte.

Cette porte s’ouvrit après un instant ; un valet entra, tenant à la main un plateau d’argent sur lequel une lettre était posée.

Il s’approcha de son maître et lui présenta respectueusement le plateau en prononçant ces deux mots :

Correo real — courrier royal —.

Le marquis prit la lettre, l’ouvrit d’une main frémissante et la parcourut des yeux.

Soudain, une grande rougeur empourpra son visage ; une vive satisfaction éclaira sa physionomie ; il replia la lettre, la fit disparaître dans une poche de son gilet, se leva, jeta sa serviette sur la table, et s’inclinant devant sa femme :

— Excusez-moi, madame, dit-il, je suis mandé à Madrid, où je dois me rendre immédiatement.

Et, sans attendre la réponse de la marquise, il quitta la salle à manger d’un pas rapide, en ordonnant qu’on préparât aussitôt ses équipages.

Doña Santa était atterrée.

Olivier posa un doigt sur ses lèvres pour lui recommander de se contenir devant ses enfants.

Elle comprit et baissa la tête.

Le gouverneur, sur un geste muet, se leva et sortit en emmenant les enfants, tout étonnés d’être ainsi congédiés.

Le frère et la sœur demeurèrent seuls.

Vingt minutes s’écoulèrent ainsi, sans qu’aucun mot fût échangé entre eux.

Tout à coup un grand bruit de claquements de fouet et de piétinements de chevaux se fit entendre au dehors.

Le marquis de Palmarès Frias y Soto quittait Balmarina, où le matin, à son arrivée, il avait annoncé son intention de faire un long séjour.

La marquise se leva, livide, raide et froide.

— À mon tour murmura-t-elle avec une expression étrange dans le sourire, crispant les commissures de ses lèvres pâlies.

Et se tournant vers Olivier, qui l’examinait avec une appréhension secrète :

— Préparez-vous, mon frère, ajouta-t-elle : sans doute, avant une heure, nous serons, nous aussi, sur la route de Madrid.

Elle sortit d’un pas de statue, et referma derrière elle la porte avec bruit.

— Que médite-t-elle ? murmura le jeune homme effrayé du ton dont ces paroles singulières avaient été prononcées. Pauvre chère sœur ! N’importe ! quoi qu’il arrive, je ne l’abandonnerai pas dans cet état de surexcitation nerveuse !

Il monta à son appartement et s’habilla pour le voyage, puis il redescendit.

Il aperçut la voiture de la marquise, attelée de ses quatre mules blanches, arrêtée devant le double perron.

Le mayoral était en selle.

Deux valets de pied se tenaient immobiles de chaque côté de la portière ouverte.

Une demi-heure s’écoula.

Enfin la marquise parut. L’expression de sa physionomie avait changé ; elle était rayonnante.

— Partons, Olivier, dit-elle d’une voix brève.

Olivier l’aida à monter et s’assit en face d’elle.

Un valet de pied referma la portière.

Le mayoral fit claquer son fouet ; la voiture partit à fond de train.

Balmarina est à sept ou huit lieues de Madrid ; c’est un trajet de deux heures à peine.

Entre le frère et la sœur, il y eut un long silence.

— Pourquoi ne me parlez-vous pas, Olivier ? demanda enfin la marquise, à qui, sans doute, ce silence pesait.

— Parce que, chère sœur, répondit-il, ce que je vous dirais, vous me refuseriez probablement de l’entendre.

— Peut-être ! fit-elle en souriant ; vous me reprocheriez, comme toujours, ma jalousie sans motifs, n’est-ce pas ?

— C’est ce que je ferais, en effet, ma sœur. Vous vous rendez malheureuse à plaisir.

— Vous vous trompez, mon frère, s’écria-t-elle les dents serrées ; cette fois, j’ai une certitude ! Mon malheur est bien complet, allez ! il ne me reste plus rien à apprendre !

— Santa, prenez garde ! ces paroles sont bien graves ?

— Je vous répète que j’ai une certitude, ou, si vous le préférez, une preuve, cette preuve vainement cherchée pendant si longtemps.

— Oh ! cela n’est pas, cela ne saurait être !

— Cela est, mon frère ; écoutez-moi. Vous avez été étonné dernièrement de mes fréquents voyages à Madrid ; vous n’avez pas été dupe des prétextes que je vous donnais en riant ; savez-vous pourquoi j’allais si souvent à Madrid ? Je vais vous le dire je faisais secrètement fabriquer des clefs par des ouvriers habiles.

— Fabriquer des clefs ! s’écria-t-il avec surprise, presque avec épouvante ; je ne vous comprends pas, je crains de vous comprendre, ma sœur.

— Oui, reprit-elle avec mélancolie ; vous savez avec quel acharnement je cherche les preuves de la lâche trahison de mon mari ?

— Santa ! ma sœur, que dites-vous ?

— La vérité, mon frère. J’avais lu, il y a quelque temps, dans un roman français, que lorsque les voleurs veulent dévaliser une maison et fouiller dans les meubles, ils prennent avec de la cire vierge l’empreinte des serrures, et, au moyen de ces empreintes, font fabriquer les clefs dont ils ont besoin ; le moyen me parut bon, je résolus de l’utiliser. Je me procurai de la cire vierge, je pris l’empreinte des serrures de tous les meubles de l’appartement de mon mari, même des plus mignons et des plus coquets ; je donnai ces empreintes à plusieurs serruriers de Madrid, en leur promettant un quadruple pour chaque clef : c’était cher, mais je tenais à les avoir. Les clefs m’ont été remises il y a trois semaines ; certains meubles ont des serrures intérieures à certains tiroirs, je les ai fait faire après.

— Eh bien ? dit Olivier à sa sœur.

— Ces clefs fonctionnent admirablement. Mais ce n’est pas tout : je soupçonnais certains meubles de renfermer des doubles fonds et des tiroirs secrets ; je fis venir un ouvrier habile, père de famille et très-pauvre ; vous chassiez pendant ce temps-là, mon frère. Je promis à cet ouvrier vingt-cinq quadruples pour chaque secret qu’il découvrirait dans les meubles, et qu’il m’apprendrait à ouvrir et à refermer. Mon mari est homme de précaution, mon frère ; jugez-en : ses meubles renferment dix-sept tiroirs secrets ou à double fond. Vous comprenez que l’ouvrier avait intérêt à tout découvrir ; je donnai à cet ouvrier quatre cent vingt-cinq quadruples pour ses découvertes, et vingt-cinq pour me garder le secret (c’est-à-dire, en or français, environ 38, 250 francs) ; il partit riche, heureux et me bénissant ; j’aurais volontiers payé mille quadruples ces précieuses découvertes.

Alors, j’ai fureté dans tous les papiers de mon mari ; mais il est fin, et il se méfie de moi : tous les noms et toutes les dates sont soigneusement grattés, de façon à ce que, si ces papiers étaient découverts, il pût affirmer que ces lettres remontent avant l’époque de son mariage.

— Ainsi, vous le voyez, ma sœur, vous avez été punie par votre curiosité même.

— Vous croyez cela ? fit-elle avec ce fin sourire qu’Ève emprunta à Satan dans le paradis terrestre après avoir présenté la pomme à Adam : vous vous trompez, mon frère. J’ai une lettre, une seule, mais elle est signée en toutes lettres et datée : c’est le mignon billet que mon mari a reçu ce soir même par correo real ; pressé par le temps, il l’a jeté dans un tiroir secret, certain de le retrouver là, et de lui faire subir demain ou un autre jour la même opération qu’aux autres ; mais je guettais, moi ; j’attendais l’occasion ; je me suis empressée, et, morte ou vivante, je vous le jure, mon mari ne me l’arrachera pas des mains.

— Ma sœur, que prétendez-vous faire ?

— Je ne le sais pas encore moi-même, dit-elle pensive.

— Prenez garde ! ceci est beaucoup plus grave que peut-être vous ne le supposez.

— Que m’importe ! je souffre trop ! je me vengerai ! Comment ? je l’ignore, mais ce sera terrible ! Je veux que ce lâche sache bien que je connais son infâme trahison, que je ne suis plus sa dupe ; je veux le souffleter avec cette lettre infâme, et demander à la reine une réparation éclatante !

— Mais, ma sœur, vous causerez un scandale épouvantable ; vous vous perdrez en perdant votre mari.

— Qu’est-ce que cela me fait ? ma vie n’est-elle pas perdue ? Je veux me venger, quoi qu’il advienne !

— Au nom du ciel, ma sœur ! calmez-vous, réfléchissez.

— Depuis seize ans je réfléchis, mon frère, répondit-elle amèrement.

— Et pourtant, dit-il d’une voix douce, dans votre colère insensée vous oubliez tout, même vos enfants ! Que deviendraient-ils après l’éclat que vous méditez ? Ils ne sont pas coupables, eux ! Pourquoi les rendre responsables des fautes de leur père ?

À ces paroles, la marquise bondit comme une lionne blessée, sur les coussins de la voiture.

— Mes enfants !… murmura-t-elle d’une voix brisée par la douleur, mes pauvres enfants ! Ah ! vous êtes cruel, mon frère, en me les rappelant ainsi. Mais, se remettant presque aussitôt : Et pourtant, vous avez raison, Olivier, reprit-elle mes pauvres petits enfants sont innocents, je dois leur épargner cette honte ; je commanderai à la juste colère qui gronde au fond de mon cœur je serai calme, je vous le jure…

— Ne vaudrait-il pas mieux tourner bride et retourner à Balmarina ? reprit-il avec insistance.

La marquise feignit de ne pas avoir entendu ; elle ne répondit pas, et détourna la tête.

Cette fois, le silence se prolongea pendant le reste du trajet.

Lorsque la voiture eut franchi la porte de Alcala, doña Santa reprit de nouveau la parole.

— Mon frère, dit-elle, nous sommes à Madrid.

— Hélas ! oui, ma sœur, répondit-il avec un soupir étouffé.

— Nous allons nous séparer.

— Nous séparer ? Pourquoi ? Ne vaut-il pas mieux que je reste près de vous ?

— Non, reprit-elle en hochant la tête ; quoi qu’il arrive, je dois être seule.

— Mais donnez-moi au moins une raison, ma sœur.

— Parce que je veux parler à mon mari dès qu’il rentrera du palais ; s’il rentre, ajouta-t-elle avec une méprisante ironie, c’est moi seule qu’il doit rencontrer sur le seuil de notre appartement commun ; l’explication qui aura lieu entre nous ne saurait avoir de témoin, ce témoin fût-il mon frère ; de trop graves paroles seront échangées entre mon mari et moi pour être entendues par un tiers. Votre présence, loin de me protéger, me nuirait, en envenimant la situation et la faisant sortir du calme dans lequel elle doit être maintenue à tout prix.

— C’est vrai, murmura-t-il, contraint de reconnaître, malgré lui, la logique serrée de ce raisonnement ; mais, après cette explication, que ferez-vous, ma sœur ?

— Je me rendrai chez vous, mon frère, comme dans un refuge sacré. Attendez-moi donc, si ce n’est cette nuit, du moins, je l’espère, demain aussitôt le jour. Séparons-nous donc, mon frère, et à demain.

— Je vous obéis, je me retire ; mais je vous en supplie, ma sœur, soyez prudente ; ne vous laissez pas emporter par votre trop juste colère ; songez à vos enfants, et souvenez-vous que la violence perdrait tout.

— Je suivrai votre conseil, mon frère ; je penserai à mes enfants, je serai prudente. Embrassons-nous, Olivier ; à demain et bon courage !

— Bon courage et à demain, ma sœur dit-il en l’embrassant et la serrant dans ses bras.

Le marquis et la marquise de Palmarès habitaient à Madrid l’hôtel Salaberry, dont le duc avait mis une aile tout entière à leur disposition, afin d’avoir plus souvent près de lui sa fille, qu’il adorait.

La voiture s’arrêta devant l’hôtel ; un valet de pied s’approcha de l’une des tourelles et frappa aux vitres, en ordonnant d’ouvrir la porte à l’équipage de la duchesse de Palmarès.

Olivier dit une dernière fois adieu à sa sœur, sauta à terre et s’éloigna d’un pas rapide, tandis que la voiture s’engouffrait avec un roulement sinistre sous la voûte de la porte de l’hôtel Salaberry.

— Pauvre Santa ! murmura-t-il en soupirant.

Il était à peine dix heures du soir, la Puerta del Sol étincelait de lumières et regorgeait de monde.

Olivier entra au palais ; il s’informa aux huissiers et au capitaine des gardes, du marquis de Palmarès.

Les réponses furent négatives ; depuis la veille le marquis n’avait pas paru à la cour.

Olivier était désolé. Que faire ? Comment rencontrer le marquis ? Où le trouver à cette heure de la nuit ?

Soudain une idée lui vint ; il entra dans un café, écrivit quelques mots à la hâte, les cacheta, et, s’élançant au dehors, il se rendit à l’hôtel Salaberry.

— Aussitôt que le marquis de Palmarès rentrera, dit-il au concierge, vous lui remettrez ce billet, en lui disant que je l’ai apporté moi-même ; qu’il vienne immédiatement, que je l’attends avec impatience ; surtout, ajouta-t-il, ne lui annoncez l’arrivée de Mme la marquise que lorsqu’il reviendra de chez moi. Voici dix quadruples ; vous en aurez le double si vous vous acquittez convenablement de ce message. M’avez-vous compris ?

— Parfaitement, monseigneur ; je vous obéirai de point en point.

— À la grâce de Dieu ! murmura Olivier, j’ai fait ce que j’ai pu.

Il rentra chez lui ; ses domestiques, accoutumés à le voir arriver à toute heure sans prévenir de son retour, ne témoignèrent aucune surprise.

Il ordonna à son valet de chambre de faire veiller le concierge, et de le prévenir aussitôt, si le marquis et la marquise de Palmarès se présentaient, ou s’il venait un message de l’hôtel Salaberry, à quelque heure que ce fut de la nuit, qu’une de ces personnes ou un message arrivassent.

Cette précaution prise, Olivier se fit servir à souper, peut-être pour gagner du temps et tromper son inquiétude. Il avait écrit au marquis : « Venez chez moi avant de rentrer chez vous : il s’agit d’une affaire qui intéresse votre honneur ; je vous attends, il n’y a pas une minute à perdre. » Le billet était pressant ; si le marquis rentrait, en le recevant il accourrait, cela était évident. Olivier attendit ; vers minuit, ne voyant rien venir, il renouvela ses ordres à son valet de chambre, et se jeta tout habillé sur son lit pour être prêt au premier appel.

Malgré sa ferme résolution de rester éveillé, la fatigue triompha de ses inquiétudes : il s’endormit profondément.

Il dormait ainsi depuis plusieurs heures, lorsqu’il sentit qu’on lui touchait légèrement le bras ; il ouvrit les yeux, et d’un bond il se trouva debout, l’esprit aussi net et aussi présent que s’il n’avait pas fermé les yeux.

— Eh bien qu’y a-t-il ? demanda-t-il à son valet de chambre respectueusement incliné devant lui.

— Monsieur le marquis m’excusera, répondit le valet de chambre, mais comme Sa Seigneurie m’a ordonné de l’éveiller…

— Est-ce que le marquis de Palmarès est arrivé ?

— Non, monseigneur.

— Quelle heure est-il donc ?

— Quatre heures du matin, monseigneur.

— Alors c’est sans doute un message que m’envoie Mme la marquise ?

— Je l’ignore, monseigneur ; mais il vient d’arriver un caballero qui insiste pour être introduit auprès de Votre Excellence pour une affaire très-grave et qui, dit-il, ne peut se remettre.

— Faites entrer tout de suite ce caballero et laissez-nous seuls…

Le valet de chambre introduisit l’étranger et se retira.

Cet étranger était un homme de haute taille, aux traits énergiques et au regard perçant ; il paraissait avoir au plus quarante-cinq ans ; les allures de sa personne et ses manières étaient celles d’un homme du meilleur monde.

— À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda Olivier, en lui indiquant un fauteuil.

— Je suis bien en présence du marquis don Carlos Pacheco Tellez de Soria ? dit en s’inclinant l’inconnu, répondant à une question par une autre.

— Oui, caballero, répondit Olivier en souriant malgré lui à cette singulière question.

— Monseigneur, je me nomme don Sylvio de Carvajal, je suis alcade de Barrio et chef suprême de la police secrète de Madrid.

— Ah ! fit Olivier en tressaillant et devenant livide.

— Vous m’avez deviné, monseigneur ?

— Je le crains, caballero ; mais veuillez vous expliquer, je vous prie.

— Vous êtes arrivé ce soir à Madrid, monseigneur ?

— Oui, vers dix heures du soir ; je venais de Balmarina, j’accompagnais ma sœur, la marquise de Palmarès Frias y Soto ; je l’ai quittée à l’hôtel Salaberry, sur ses instances ; je me suis rendu au palais pour chercher mon beau-frère, mais sans le rencontrer ; j’ai alors écrit un billet a mon beau-frère, et je l’ai porté moi-même à l’hôtel Salaberry, où je l’ai remis au concierge, avec ordre de le remettre au marquis dès qu’il rentrerait, et je me suis retiré chez moi.

— Le marquis de Palmarès n’a pas reçu votre billet ; suivant son habitude, il est rentré par une porte dérobée percée dans le mur du jardin.

— C’est un fâcheux contre-temps s’écria Olivier en blêmissant encore mais j’attends la marquise, et…

Mme la marquise ne viendra pas, interrompit nettement don Sylvio Carvajal.

— Que voulez-vous dire, caballero ?

— Monseigneur, un crime horrible a été commis cette nuit à l’hôtel Salaberry ; un valet de l’hôtel, envoyé par le marquis lui-même, est accouru tout effaré me prévenir.

— Mon Dieu ! s’écria Olivier hors de lui, ce que je redoutais serait-il arrivé !

Mais, se repentant aussitôt d’avoir laissé échapper ces paroles, il rougit et baissa la tête.

Don Sylvio Carvajal lui lança un regard perçant, tandis qu’un sourire énigmatique se jouait sur ses lèvres.

— Son Excellence le duc de Salaberry-Pasta n’est pas à Madrid, reprit-il froidement ; en son absence, j’ai voulu, autant que possible, éviter le scandale ; je me suis borné à faire secrètement cerner l’hôtel. J’ai besoin d’un témoin appartenant à la famille Salaberry, pour assister aux perquisitions auxquelles je serai peut-être contraint de me livrer ; je suis venu vers vous, monseigneur, pensant que, mieux que personne, vous deviez être au fait de certaines particularités qu’il m’importe surtout de connaître, et supposant que vous ne refuserez pas de m’accompagner. Assisté par vous, monseigneur, je pénétrerai dans l’hôtel sans attirer l’attention ; il nous sera ainsi plus facile, sinon d’étouffer complétement, du moins d’empêcher que cette malheureuse affaire ait un trop grand retentissement.

— Vous dites vrai, caballero ; toute la grandesse d’Espagne, alliée à notre famille, est intéressée à ce que le silence se fasse sur cette horrible catastrophe. Je vous remercie sincèrement de la démarche que vous avez faite près de moi, et je me mets à vos ordres, caballero.

Don Sylvio Carvajal s’inclina respectueusement.

Les deux hommes sortirent.