F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 137-146).

ROGNIEZ



Rogniez est notre metteur en pages. Il faut se méfier : il est bavard :

— Rogniez, si nous commencions la une,

Ou :

— Rogniez, voici un bel article.

— Ce que vous me dites là, répond Rogniez, me rappelle une histoire.

Les histoires de Rogniez arrivent à propos de tout et se passent invariablement dans un café : « Vous savez bien, Monsieur, ce café au coin de la rue où l’on vend du si bon cognac », en compagnie de quelque vieux copain : « Mais si, Monsieur, vous le connaissez : un gros, avec de grandes moustaches… »

— Oui, Rogniez, je vois cela d’ici. Mais la une

— Tantôt, Monsieur…

Tantôt, à force de bavardage, la une frisera le retard et Rogniez grognera. Cela lui rappellera d’ailleurs une histoire.

À 10 heures du soir, entre deux éditions, Rogniez a quelques minutes : il casse une croûte. Il m’arrive avec ses tartines, tourne autour de ma table, s’installe en vis-à-vis, attend que je dise quelque chose. En ce moment, je suis très occupé :

— Regardez, risque Rogniez, là une belle illustration !

Par précaution je me tais.

— Dites-moi, Monsieur, avez-vous lu cet article ?

Je ne dis rien.

— Ouf ! gémit le chef, mes reins.

— Comment ? Vous avez mal aux reins ?

Aïe ! me voilà pris :

— Oui, Monsieur, figurez-vous que…

Depuis le temps, je connais son médecin, ses médicaments, ses cafés, ses amis… Mais comment dire à ce brave homme qu’il m’agace ?

Un soir, Rogniez devant ma table, M. Siburd passe en coup de vent, très rogue comme de coutume. Il n’a rien dit. Le lendemain, je confie au chef :

— M. Siburd n’est pas content. Il nous a vus. Il estime qu’au lieu de bavarder, nous ferions mieux de penser à notre besogne.

— Il a dit ça !

— Oui.

Les soirs suivants, le chef casse la croûte devant son marbre. Oui, mais alors, c’est moi qui m’ennuie ! Je le rejoins à l’atelier :

— Si nous commencions la une.

Le chef mord dans sa tartine.

— Vous pensez à mon article ?

Il hausse les épaules.

— Et les reins, chef ?

À la bonne heure !

Mais c’est lui, pas moi, qui accroche une histoire. Au secrétariat, du moins, je l’écoutais assis. Je finis par lui dire :

— Après tout, on est mieux chez moi. Venez. Et si M. Siburd n’est pas content…

— Oui, a répondu Rogniez. Et, un de ces jours, j’apporterai un jeu de cartes.

— Moi, dit Rogniez, je lis la Bible : je suis protestant.

Un Rogniez protestant, cela m’intrigue. Il doit tenir cela de naissance. Mais combien de cafés devrions-nous traverser pour remonter jusque-là ? Je préfère ne rien savoir.

Quand il ne pense pas à ses amis, les histoires de Rogniez sont quelquefois très courtes :

— Dans le temps, j’étais metteur en pages, dans un autre journal. Tout le monde fait des gaffes : je faisais les miennes. Le directeur me consolait : « Ce n’est rien, mon ami ; un journal qui n’a pas sa gaffe, n’est pas un journal ».

— Ça ! conclut Rogniez ; ça, c’était un directeur !


Comme Latude.

Un dimanche morne. Peu de copie. Derrière ma table, je bâille. Rogniez casse la croûte :

— Tiens ! fait Rogniez : elle est là !

— Qui ça, Rogniez ?

— La mouche. Là, sur la table, près de votre main.

— Eh bien ? Qu’est-ce qu’elle a fait, cette mouche ?

— Depuis longtemps, je l’observe. Elle est là, tous les soirs. La voilà qui s’envole. N’ayez crainte : elle reviendra près de votre main… Là ! Qu’est-ce que je disais ?

— Elle revient, parce qu’il y a une miette.

— Non, non ! Je souffle sur la miette : la re-voilà !

— Parce qu’elle cherche sa miette, Rogniez.

— Non, non ! Je couvre la miette. Vous, déplacez votre main… Hein ! vous voyez. Elle reprend sa place. Elle vient pour vous : c’est votre mouche.

— Allons donc, Rogniez ! Vous n’allez pas me dire…

— Comment ? « Vous n’allez pas me dire ? » Je vous assure, Monsieur, cela arrive… Ainsi tenez : en quatre-vingt-quinze, non en quatre-vingt-seize, ou plutôt en quatre-vingt-quatorze, vous vous rappelez l’année où il y avait tant de mouches ?

— Ma foi, Rogniez…

— Mais si, voyons. L’année où le grand Michel…

— Ah ! oui, j’y suis…

Je le laisse bourdonner comme la mouche…

… Le lendemain, Rogniez revient :

— Ah ! vous voyez : elle est là !

— Qui ça, Rogniez.

— Votre mouche.

— Vous croyez, vraiment, que c’est la mienne ?

— Bien sûr ! Dans toute la rédaction, il n’y en a pas d’autres.

— En effet, on n’en voit guère.

— « Guère » ? On ne voit que celle-là. Tenez ! elle fait un petit tour, et, ce n’est pas long, elle revient, près de votre main.

— Et pourtant, aujourd’hui, pas de miettes…

— Bien sûr : elle vient pour vous.

— Curieux, quand même, Rogniez !

— Pas si curieux que cela. Les animaux ont du sentiment : ils s’attachent. Ainsi vous connaissez mon Loulou, n’est-ce pas. Un brave chien, c’est M. Sinet qui…

Que Rogniez s’égare derrière son chien, je regarde la mouche.

… Le lendemain :

— Dites donc, Rogniez ! Venez voir : elle est là, ma mouche !


Les pinces.

Deux petites branches d’acier qui s’écartent en ressort et se rejoignent en pointes d’ongle pour saisir de petits objets. Un typo sans ses pinces ne serait plus un typo. Prenez-les, mêlez-les dans une caisse ; vous n’y verrez que des pinces. Chaque typo retrouvera les siennes. Un coin de rouille, un peu plus souples, un rien plus dures, elles ont quelque chose de « mieux en main » que n’ont pas celles des autres :

— Voilà, mes pinces.

Quand on y réfléchit, cela devient très beau.

Les pinces de Rogniez se reconnaissent à l’une de leurs pointes qui est cassée. Il l’a cassée, exprès. Quand il en prend des neuves, il commence par là.

— Pourquoi, Rogniez ? Il me semble que deux pointes bien égales, bien prenantes…

— Mes premières pinces avaient le bout cassé…

Après tout, peut-être a-t-il raison.

— Tiens ! fait Rogniez, qu’ai-je fait de mes pinces ?

— Elles sont dans votre main.

Elles y sont naturellement, sans le gêner, comme deux doigts qu’il aurait de plus, en acier, parmi les autres en viande.

Ces doigts d’acier lui servent à tout :

Dans la composition, une lettre s’écarte, les pinces la ramènent.

Nom de nom ! une ligne de blanc se rebelle : les pinces l’extirpent ou l’enfoncent.

Sur le plomb, une virgule doit devenir un point : un pinçon des pinces la corrige.

Une démangeaison ! Mieux que l’ongle les pinces la grattent.

Un doigt qui saigne. Quoi de plus commode que des pinces pour nouer une jolie poupée en loque ?

— Une cigarette, Rogniez ?

Délicates, les pinces l’acceptent. C’est plus propre qu’avec les doigts qui ont touché le plomb.

Les pinces de Rogniez servent à autre chose :

Lorsqu’à la fenêtre de la direction, le rideau bouge, Kling ! les pinces de Rogniez tombent. Tout l’atelier connaît ce bruit.


Inventeur.

Comme pour ses pinces, Rogniez a pour ses formes des idées bien à lui. Les formes qu’il emploie, ne diffèrent pas des autres : un cadre d’acier quatre roulettes à engrenages qu’au moment de serrer on fixe d’un tour de clé. Cric-Crac-Cric-Crac. L’opération, je l’ai dit, est délicate. Mal serrée, une forme peut, comme un simple article, tomber en pâte.

Rogniez eut une idée :

— Quatre roulettes, quatre tours de clé, quand déjà le temps presse ; je vais simplifier cela.

Pendant beaucoup de jours. Rogniez me négligea à l’heure de son casse-croûte :

— Que se passe-t-il, Rogniez ?

— Heuh ! je bricole.

Puis un soir, il m’appela.

— Voilà ma forme. Au lieu de quatre j’ai une roulette. Et ça serrera.

Cela serra, en effet, très fort. Cric ! on entendit comme un coup de marteau, puis la dégringolade, Kling, Klang, Kling, de toutes les lignes qui s’échappaient en pâte.

— Je m’en doutais, fit Rogniez. J’en mettrai deux : ce sera toujours plus simple.

Au bout du mois, Rogniez eut sa forme à deux roulettes :

— Vous allez voir !

Cric !… Crac… Il y eut le coup de marteau, puis Kling, Klang, Kling, toutes les lignes filèrent en pâte.

— Qu’à cela ne tienne, fit Rogniez, deux roulettes, c’était peu. Trois feront le compte.

Au bout du mois, Rogniez eut combiné sa forme à trois roulettes.

— Voyez, Monsieur.

Cric !… Crac… Cric… Cette fois, les lignes ne s’échappèrent pas en pâte ; elles tombèrent d’un seul bloc : boum !

— Les garces ! sacra Rogniez. J’en aurai raison. Je leur donnerai quatre roulettes ; si quatre ne suffisent pas, je leur en flanquerai cinq.

— Cinq, Rogniez ! mais votre forme sera plus compliquée.

— Oui, mais celle-là, je l’aurai inventée.