F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 147-161).

LES HOMMES



Un mot heureux. Sans doute, ne l’a-t-on pas cherché. À l’UPRÈME, il n’y a pas d’ouvriers : on dit :

— Les hommes.

Il y a les hommes des linotypes, les hommes des machines, les hommes de la clicherie. Entre eux, ils sont « Camarades » ou « Compagnons ». Ce mot sonne plus vrai qu’entre les journalistes qui s’appellent « Confrères », ce qu’ils sont si peu.

Pour moi, ils deviennent Edmond, Charles, Rogniez. Les patrons n’aiment pas que les rédacteurs, le cerveau du journal, fraient avec les hommes, qui en sont les bras. Pensez donc ! Si le cerveau et les bras parvenaient à s’entendre ! Ces raisons ne sont pas les miennes. Dès que je le puis, je vais les voir.

Les Clicheurs.


Bonjour, Dominique.

Le nez de M. Dufour, la taille de M. Dufour, il donne assez bien l’idée de ce que serait le vrai M. Dufour à qui, pour toute chemise, on aurait laissé la culotte. Seulement, il sourit mieux.

— On peut entrer ?

— Bien sûr !

La main qu’il me tend ne remplit pas la mienne à cause d’un index qu’il a laissé aux machines. Il est le chef-clicheur.

Il travaille au fond d’une courette, sous les fenêtres du secrétariat. Une pauvre lumière sous un toit vitré. Une cuve où bout du plomb ; par terre, des machines qui surprennent, les unes parce qu’on pense à des gaufriers, les autres, sournoises, basses sur pattes, avec des dents de mauvaises bêtes.

— Qu’est-ce que c’est, Dominique ?

Il me dit de jolis noms, presque des noms de femmes, mais plus difficiles à retenir.

Ils sont là quelques hommes, le torse nu, les mains gantées de feutre, car ce qu’ils touchent, brûle.

Qui pense à eux ? Cachés loin, sans les clicheurs, le journal ne paraîtrait point. Une forme serrée, on la leur envoie. Cette forme était plate : peur épouser les cylindres des rotatives, elle doit devenir courbe. Cela n’a l’air de rien ; il faut en prendre l’empreinte, en couler une nouvelle, la limer, la rogner, la tailler, et très vite, car les formes se suivent, les rotatives attendent et, s’il y a du retard, la faute en est aux clicheurs.

De ma fenêtre, je les regarde se dépêcher d’une machine qui fume vers une autre qui grince. L’air est d’un bleu qui serait beau, par un soir d’automne, au bord d’une rivière. Ici il empeste la corne et donne la colique.

Par les jours de forte chaleur, le ventilateur m’en souffle ma part. J’aurais tort de me plaindre : la leur est la plus forte.

Quelquefois, je surprends, par là, un fumet qui n’est pas précisément de la corne ou du plomb. J’ai dit à Rogniez :

— Qu’est-ce qu’ils mitonnent ?

— Ça ? C’est Dominique qui cuisine à ses hommes un plat de son pays : du lard, du madère, des échalotes, des…

— Cela sent rudement bon !

Rogniez n’a rien répondu, mais cinq minutes après, un grand diable, presque nu, est entré avec une assiette :

— Mangez vite, tant que c’est chaud.

Et maintenant, quand le fumet en est à un point que je sais, je guette la porte.

— Et vous savez, me confie Rogniez, depuis qu’il y en a pour vous, ils ont renforcé le madère

Les Linotypes.


Dix hommes, sur des tabourets, les mains au clavier. On pense à des pianistes. Dos au public, ils jouent un petit air. Au lieu de notes, on entend des « clic ». Chaque coup de doigt amène une lettre ; quand il y a assez de lettres, cela fait une ligne ; assez de lignes, un article. C’est leur musique à eux : elle sort en plomb, chaude, presque brûlante.

— Laissez ça, dit Sinet. Ces hommes sont des mécaniques. Ils sont ici pour composer des lignes : ils composent des lignes.

Mais j’ai serré la main à ces mécaniques ! Je les connais, ces hommes, ils ont leur nom ; pas besoin que je cherche le signe qui marque leur travail sur les épreuves : chacun a sa manière, son doigté et, si j’ose dire, son style.

Cette épreuve où le correcteur ne relève pas une faute, c’est le travail d’Auguste, qui exécute ses morceaux, en virtuose sûr de soi, sans une fausse note : c’est net, c’est propre, mais un peu froid.

Sur celle-ci, des lignes entières sont biffées. Ce sacré Paul ! Il joue en vitesse, mais, tête en l’air, rate son trait et l’achève au hasard. Cela fait des lignes en ce genre :

constitutfrep ?, fzplm !!xxz

Ce qu’on appelle des Zut.

Le cerveau de Léon court plus vite que les doigts. Il saute des mots et, dans les mots, des lettres.

Le petit Pierre s’évertue en apprenti bien sage. Coudes au corps, le buste droit, il est en progrès. Seulement ces diables d’infinitifs ! Il a la faute dans les doigts. Sa tête a beau l’avertir : « Attention : er », la main s’est déjà trompée : é.

Siméon est l’acrobate des virtuosités brillantes. À lui la copie où Ranquet multiplie ses points, ses virgules, ses barres, comme les attrapes sur le manuscrit savant d’un musicien moderne.

Quelquefois, coup de feu ! Ensemble, ils se dépêchent. Quel vacarme ! Dix pianistes s’acharnent sur une note, pour tous la même : clic-clicclic-clicclicclic…

Assez ! Assez !


Louis.

Ne lui dites pas :

— Dépêchez-vous !

Il est lent, il est lourd : il composerait tout de travers. À lui le feuilleton que l’on tape à son aise, en fumant une bonne pipe. Avant le lecteur, il sait quand la marquise retrouvera sa fillette enlevée par le vicomte. Ses personnages l’intéressent. Quand il se hâte, c’est pour savoir plus tôt. Il vit, avec les doigts, leur existence. Regardez-le. Il se frotte un œil : son héroïne doit se trouver dans une vilaine impasse.


Jacques.

Il est puriste. Avant de le composer, il s’assure que le texte n’offense pas la grammaire. Si quelque chose le choque, où M. le Rédacteur a mis sa syntaxe, Jacques mettra la sienne. Elle est souvent meilleure.


Charles.

Quand on est nerveux, huit heures sur un tabouret, quel supplice ! Heureusement, il y a des prétextes. Il se lève et m’arrive :

— M’sieur, je lis là Léon. N’est-ce pas lion qu’il faut lire ?

— Bien sûr : lion.

— Merci, M’sieur.

— À ton service, vieux.

Ce n’est pas long. Le re-voilà :

— M’sieur, quel drôle de mot ! Je ne parviens pas à le lire. Là, voyez.

Je ne regarde pas :

— Moi non plus, vieux.

— Tiens ! c’est curieux ! Je le vois tout à coup.

— Bon, bon, mon vieux !

Puisqu’il a besoin de se dégourdir les jambes cet homme !


François.

François a découvert une autre manière. Chef d’équipe, il a la responsabilité des machines. Il les surveille. Un « clic » qui n’est pas net, une roue qui ne susurre pas à son goût, il y va, il chipote. Il chipote si bien qu’il détraque. Tant mieux ! le voilà par terre, sur le dos, sous la machine. Mais alors, c’est un plomb qui saute ! Il arrangeait une machine, les voilà toutes en panne. Vite, avec sa lampe, le long du mur où sont les fils :

— Où diable niche-t-il ce plomb !

Il y avait aussi ce pauvre Gaston, si maigre, si complaisant :

— Gaston, je n’ai pas le temps de relire : tu arrangeras bien cela… Gaston, tu serais gentil si tu restais une heure de plus…

Une fois, il n’est pas venu. Un peu plus tard, il était mort.

Tels quels, nous nous entendons. Depuis le temps que nous travaillons ensemble, nous savons comment on s’y prend lorsque obéir ou commander, c’est quand même obéir. Si je crie, ils pensent :

— Notre secrétaire a ses nerfs.

S’ils réclament, je me mets à leur place.

Je ne fais pas comme M. Sinet qui, l’air débordé, étale et garde autour de lui la copie qu’il devrait fournir à mesure. Je m’arrange pour qu’ils s’arrangent, et lorsqu’en coup de feu il m’en tombe trop :

— Passez moi cela.

Ils se l’arrachent.

Aux Machines.


John est arrivé d’Angleterre avec les pièces qui devaient former la N° 2. Il l’a montée, puis est resté comme conducteur. Son collègue Hans vient d’Allemagne. Il surveille la N° 3.

Ils s’entendent mal : ils sont rivaux.

Hans prétend que « la schmutzige mekanik de John pave de l’engre sur la sienne et la met tuchur en redard ».

John riposte que « les trépidèchonns du pioutain à vô détrèquent ses rouèdges ».

Ils crient très fort. Leurs machines prenant parti mêlent leur bruit à ce vacarme.

Or, voici que la guerre éclate. Hans doit partir à droite, John à gauche, ennemis tout de bon pour le compte de leur patrie. Une dernière fois leurs rouèdges vérifiés, ils vont prendre congé du chef, et les voilà nez à nez, puis dans les bras l’un de l’autre.

— Aoh ! Hans ! farewell !

— Ach ! John ! Auf wiedersehen.

Se sont-ils jamais wiedergesehen ?

Petits.


Un seul nom pour tous le même : Petit. C’est commode. Comment s’y retrouver, quand le Petit Jean d’hier est devenu le Petit Charles d’aujourd’hui ?

Dix ans, douze ans, jamais quinze. On leur passe un costume à boutons, une casquette à l’avenant et marche !

Une course à faire au domicile d’un rédacteur :

— Cours, petit.

Un homme a soif :

— Va me chercher un litre…

Un mot à remettre chez une cocotte.

— Ouvre l’œil, petit : tu me diras ce que tu as vu.

On leur parle comme à des hommes. Ils répondent comme des hommes. Et quels hommes !

Le temps qui leur reste, ils s’exercent à placer, l’un à côté de l’autre, des caractères d’imprimerie — en futurs typographes. Ce n’est jamais bien long :

— Hé ! Petit !

Quand un objet disparaît, c’est un Petit :

ouste, à la rue !

Les Vendeurs.


L’architecte n’a pas prévu qu’à certaines heures, il viendrait tant de monde dans cette cour. Ou peut-être lui a-t-on dit :

— Ne gâchons pas le terrain.

Ils s’entassent et se poussent. Combien sont-ils ? Chandails usés, châles à trous, casquettes sales, certains avec une manche sans rien, d’autres avec une jambe où manque le pied : des pauvres.

— Cela pue, dirait M. Lefime, dont les mouchoirs sont parfumés.

Tantôt, leur ballot de journaux sur l’épaule, ils se disperseront :

— …vient d’paraître !… Sortant d’presse !…

En attendant, ils s’écrasent vers le guichet d’où leur viendra ce qu’ils appellent le papier. Les premiers servis sont les premiers qui vendront. On leur a bien remis un numéro d’ordre, mais une bonne place semble plus sûre. S’y maintenir ne va pas sans quelque attrapade et, dame ! dans cette petite cour, cela sonne.

— Eh bien ! là-bas ! vos gueules !

C’est M. Floris ou, comme ils disent, M. Alphonse.

M. Alphonse est leur chef. C’est lui qui distribue les fameux numéros d’ordre, lui qui fournit le papier ou, si l’on ne marche pas droit, le refuse. Sorti de leur rang, il connaît les mots qu’il faut et les roule avec des r qui donnent la frousse. Un seul mot, et la querelle s’apaise ; mais bientôt, dans un autre coin, cela recommence.

Quand j’arrive à cinq heures, je dois passer par là. Comment, entre ces dos et ces jambes, insinuer un corps de plus ?

— Pardon… Permettez…

J’ai mon faux col, mon veston. Ils ne bougent pas. Que leur importent ces chichis du Monsieur. Avec son chapeau et ses manchettes, n’est-il pas du genre de ces rapaces de directeurs qui leur répondent avec les r de M. Alphonse :

— Mon papier est trop cherr ! Cherrchez en d’autrres !

Mais non ! mais non ! Que de malentendus en ce monde !

Que gagnent-ils ? Pas lourd sans doute. Mais enfin, ils gagnent quelque chose… Un jour, dans la rue, un bougre me raccroche. D’un homme à l’autre, il ne faut guère de mots quand on n’a pas mangé. Que faire ? Lui donner quelque argent ? Et après ? Je l’amène à Floris ; on lui remet un numéro d’ordre avec une liasse de journaux :

— Vous comprenez, Floris ? Il vendra ces journaux, il aura un bénéfice…

— Bien sûr, dit Floris.

— Avec le bénéfice, il mangera.

— Ouais…

— Avec le reste, il prendra d’autres journaux…

— Ouais…

— …les vendra, aura de nouveaux bénéfices… Et ainsi de suite.

— Ouais. Que peut contre la vie l’arithmétique d’un secrétaire ?

— Vous savez, me dit le lendemain M. Floris, votre… ainsi-de-suite, il n’est pas revenu.


La Femme de charge

Vraiment ! quel drôle de métier, ces journalistes ! Ces papiers qui traînent, ces taches d’encre, ces casiers en désordre, ces cigarettes qui brûlent le linoleum, ces gens qui s’agitent à des deux heures du matin en semant leurs pas de boue ou leurs pelures d’orange ! Comme s’il n’était pas plus simple de gagner sa vie honnêtement, en se couchant avec le soleil du Bon Dieu comme tout le monde.

— Je suis de votre avis, ma bonne dame.

Richard le photographe.


Ni tout à fait rédacteur, ni tout à fait ouvrier, Richard est entre les deux, photographe. Simplicité de l’un, complication de l’autre, il a quelque chose en plus qui n’est qu’à lui seul : son bagout.

Il connaît son métier : laissez le faire ! Prendre à l’aise une photo ? Peuh ! Ce qu’il faut, c’est la vie saisie au clin d’œil de l’instantané : le diplomate — quand il sourit, le personnage de marque qui va lever son chapeau, le joueur de football, quand, les jambes en l’air, il saute après sa balle.

À l’en croire, même les rois reconnaissent en lui, Richard, le photographe de l’UPRÈME. Un signe de lui : ils prennent la pose.

Toujours en route, les aventures de Richard ne sont vraiment des aventures que parce qu’elles arrivent à Richard — qui les raconte.

— Ce bonhomme, qui est-ce, Richard ?

— Ça ? Le roi d’Espagne !

— C’est flou !

— Flou !

Richard hausse les épaules :

— J’arrive ! Comme toujours, il y avait des pedzouilles ! Je suis au dernier rang, je me fraie un passage…

Avec les coudes, Richard se fraie ce passage.

— …Je me heurte à un flic.

Richard s’abat sur l’épaule, la main de ce flic.

— …Je lui réponds : « Et ça, mon bonhomme ! Service de presse ».

Il fait signe de montrer son service de presse.

— Tout de suite il me laisse passer. Le Roi m’aperçoit. Je lui lance un clin d’œil…

Il répète son clin d’œil.

— …Je lui montre mon objectif.

Il le montre.

— …Clic : ça y est ! Je salue : Merci, Majesté !…

Le chapeau de Richard salue très haut sa Majesté.

Comment voulez-vous que sa photo soit un peu floue ?

— Et celle-ci, Richard ?

— Belle, n’est-ce pas ? Le cortège passait. J’étais sur une échelle. Il aurait pu ne pas me voir, et puis un roi qui regarde en l’air, c’est bête. Je redescends, je me glisse jusqu’au cordon des gardes, je me couche entre les pattes d’un cheval : comme ceci, et, clic.

— En effet, Richard. Mais il me semble, que ce que l’on voit le mieux, c’est quelque chose de rond, on dirait le ventre d’un cheval.

— Bien sûr. Les lecteurs verront que je me suis donné du mal.

— Oui, Richard. Mais voici une photo de votre collègue. On voit tout, la reine, le roi, le landau, les chevaux, leurs gourmettes : c’est net.

— Net ? Et après ? Qu’est-ce que cela prouve ?

Ce que Richard préfère, ce sont les reportages dans les foules, avec Richard au-dessus, dans un arbre, comme une pomme.

— Fort bien, Richard. Mais pour aujourd’hui, on a assassiné une dame : il nous faudrait la maison du crime.

Rien qu’une maison ! Maussade, Richard monte prendre son appareil, le plus lourd, celui dont les pattes raclent avec rage la rampe de l’escalier :

— Je pars.

Et jusqu’au lendemain, on ne le voit plus.

— Eh bien, Richard ? Ma photo ?

Richard tombe sur une chaise :

— Figurez-vous…

La maison a-t-elle pris la fuite ? A-t-il arrêté l’assassin ? Son histoire n’en finit pas. On croit qu’il va dérouler un beau ruban de film.

— Et ma photo ?

— Je n’en ai pas.

— Quel dommage, fait Richard ! Si au lieu d’imprimer on pouvait filmer l’UPRÈME !

C’est alors qu’on verrait un Richard, en auto, en avion, ou suspendu par une corde au-dessus d’un noir précipice.

Il méprise les vrais opérateurs :

— Ces veaux. Quand un cortège passe, ils s’installent dans un balcon et n’ont plus qu’à tourner la manivelle de leur moulin à café.