Papineau, son influence sur la pensée canadienne/Chapitre XXII
CHAPITRE XXII.
MORT DE PAPINEAU.
C’est pendant qu’il promenait sa mélancolie sous les grands arbres dont l’ombrage lui était un apaisement que le noir séraphin vint le toucher de son aile. Il ne l’avait pas vu venir, tant il était absorbé en lui-même, déjà rentré dans son éternité. Mais d’autres qui le guettaient et voulaient attraper son âme au vol, accoururent dès qu’ils sentirent l’odeur de la mort. Un abbé, parent de Papineau se présenta au chevet de l’illustre mourant. S’il était venu porteur d’une simple bénédiction, on lui eut permis d’esquisser son geste consolateur ; mais il s’approcha de ce lit de mort avec tout un attirail de guerre, pour soutenir une lutte avec l’âme effarée, comme une barque attachée par sa corde usée au rivage et que le courant sollicite. Papineau, dont l’intelligence n’avait pas baissé, ne pouvait cependant, à cette heure de la dissolution, interrompre cette bataille de l’esprit et du corps, pour s’engager dans une discussion théologique. Il repoussa les secours d’un ministère dont il s’était passé durant sa vie et dit tout simplement avec calme : « Je ne puis croire !… »
Alors, M. Dessaulles, qui se trouvait près du mourant, prit le prétexte de cette déclaration formelle pour couper court à une entrevue pénible. L’abbé, qui était un honnête homme, n’avait pas la délicatesse de toucher voulue pour manier une âme si difficile et ne reparut plus dans la chambre de cet incroyant.
Un plus habile, au lieu de faire à la dernière minute, le siège de cette conscience cantonnée dans une certitude inébranlable, se serait insinué dans l’intimité du grand homme pour l’amener insensiblement à ses fins ! Il aurait fait valoir des raisons pour vaincre la résistance du malade. Il aurait esquivé l’écueil dogmatique. Comme c’était l’infaillibilité du pape que Papineau ne voulait pas admettre, il aurait pu lui citer le cas de Mgr Strossmeyer et de Mgr Dupanloup, dissidents au concile qui érigea en dogme la croyance à l’infaillibilité papale.
Il est tout probable que le grand homme, qui avait un caractère fortement trempé, serait resté irréductible ; mais ces moyens de séduction réussissent généralement et il est de bonne tactique de les employer. L’Église du Canada vit avec chagrin cette âme d’élite lui échapper. Quand tant de malhonnêtes gens font une belle mort, c’est une compensation que de pouvoir faire montre de ces brillantes conquêtes de la dernière heure auxquelles on attache tant de prix, nous ne savons pourquoi, car c’est la vie et non pas la mort d’un homme qu’il faut savoir capter. À cette valeur négative nous préférons les œuvres qui sauvent.
Il est certain que si Papineau avait fait sa paix avec l’Église avant de trépasser, on ne lui eût pas ménagé les éloges qu’on lui sert si parcimonieusement aujourd’hui parce qu’il est resté fidèle jusqu’à la fin à son idéal philosophique. Sa faiblesse dernière lui eût été comptée ; car en amoindrissant le héros, elle en faisait un saint. Tous les bambins de l’école sauraient par cœur les 92 résolutions, sa statue ornerait notre plus beau square. Le manoir Montebello, depuis longtemps la propriété de l’État, serait devenu le rendez-vous des nationalistes surtout. Tous les amis de l’Action française et ceux qui savent que nous devons à Papineau la conservation de notre langue, monteraient à genoux la pente douce qui conduit à la maison seigneuriale où le solitaire-philosophe, comme dans une grotte de la Thébaïde et comme le sage de « l’Imitation » s’abîmait dans la contemplation de la beauté divine.
Il ne lui a manqué, pour obtenir ces hommages posthumes, qu’une chose, que, malgré sa bonne volonté, il ne pouvait acquérir ; car elle est un don gratuit : la foi. L’Église n’a pas tenu compte à Tertulien et à Origène de leurs erreurs dogmatiques. Elle n’a pas mis en doute leurs vertus et leur science. Ils sont restés « pères de l’Église » et personne ne conteste leurs qualités apologétiques. Les passions peuvent bien pousser une génération à l’injustice envers les grands hommes ; mais par delà ce siècle de sectarisme, la vérité se fera jour. Le tribunal de l’histoire, dans sa haute impartialité, vengera les mémoires qu’on a voulu ternir et placera chacun au rang qui lui est dû. Ceux qui croient avoir prononcé un arrêt définitif sur Papineau se trompent. Ils ne sont pas sûrs de l’acquiescement de l’humanité à cet ostracisme de notre plus pure gloire nationale.
Le 20 septembre 1871, Papineau s’éteignit paisiblement au milieu des siens, dans son manoir de Montebello. La nature ne donna aucun signe extérieur de désolation et le voile du temple resta sans frémissement. On n’enregistra nulle part de secousses sismiques, mais les pharisiens qui l’avaient trahi, se disaient en eux-mêmes : En vérité, en vérité, cet homme était un juste ! Et ils se frottaient les mains avec satisfaction, car ils étaient contents de la disparition de cette personnalité qui faisait honte à leur lâcheté. Pourtant, la rentrée dans le silence de ce verbe retentissant creusait un vide immense dans notre province. Une sorte de stupeur régnait partout. Papineau mort !… Cette alliance de mots hybrides révoltait le patriotisme, tant il y a de vie, d’action, d’enthousiasme et de lumière dans ce nom. Quand il frappe les atomes de l’air, on en voit trente-six soleils. Essayez donc de faire le vide dans ce vocable merveilleux où son verbe restait enclos ! Empêchez que le tympanon de la renommée le fasse retentir de siècle en siècle !
Il y a cinquante ans que Papineau repose dans la chapelle qu’il érigea, où sa femme bien-aimée dormait son dernier sommeil, lorsqu’on l’en vint tirer pour la séparer de son mari fidèle jusque dans la mort. Il était juste que les cendres du grand homme ne fussent pas mêlées à celles de ces cadavres anonymes avec qui il n’avait rien de commun, pour qu’on puisse un jour les placer dans une urne de vermeil et les déposer sur l’autel de la patrie.
Il y a vingt ans, un groupe de papineaulâtres, dont nous étions, s’étaient rendus en pèlerinage au tombeau du chef révolutionnaire. Si nous n’avons pas gravi à genoux l’allée bordée d’arbres, sorte de scala sancta qui conduit au manoir, recéleur de tant de chers souvenirs, c’est que cette forme humiliée d’adoration aurait déplu à celui dont l’attitude ne fut pas celle des vaincus. Nous étions religieusement émus quand nous pénétrâmes dans cette maison où le grand homme avait vécu les dernières heures de sa vie. Longtemps, nous avons regardé ces choses immobiles dans l’espoir qu’elles se mettraient à raconter le passé. Nous cherchions la grande image dans les glaces embrumées, nous demandions aux échos endormis de nous rendre la sonorité de sa voix, nous regardions les fauteuils creusés à l’endroit où sa tête s’était posée, comme si des irradiations s’en échappaient encore.
Nous avons rendu visite à ses livres qu’il aimait tant, ses amis, ses conseillers, ses consolateurs. Mais l’ombre était venue, sans que nous nous en doutions, quand nous passâmes devant la chapelle solitaire, où Papineau attend que sa voix, devenue la trompette du jugement dernier, fasse lever tous ces gens couchés les mains croisées sur la poitrine. La paix du soir l’enveloppait de sa caressante fraîcheur, et de menues gouttelettes de rosée tombaient du ciel pour bénir cette tombe que le goupillon avait épargnée. Sur les avé d’or des étoiles, de pâles mains fluidiques égrenaient le rosaire et dans le silence plus profond là qu’ailleurs, on entendait comme le bruissement d’invisibles lèvres et l’écoulement d’une incessante prière : la nature est tolérante, elle n’excepte pas de ses rites éternels ceux qui n’ont pas eu la sépulture ecclésiastique…
― C’est triste toute de même que des hommes comme celui-là disparaissent, dit un des pèlerins. Quand il y a tant de morts qu’on ne peut réussir à tuer, si l’on pouvait faire revivre Papineau…
Est-on bien sûr qu’il est mort ?… Comme Orphée, n’a-t-il pas triomphé du tombeau des limbes et des enfers en charmant par son éloquence les divinités de l’ombre, là-bas comme ici ? Les chapelles mortuaires, les colonnes brisées, les épitaphes sont des leurres. Papineau vit dans la légende, dans l’âme d’un peuple, dans notre littérature. Les pages les plus vivantes de notre histoire ont été écrites par lui ou sous sa dictée. Beaugrand fonda La Patrie pour succéder au Pays, à L’Avenir, sous son inspiration. Mme Dandurand, la première femme journaliste de Québec, la première féministe canadienne dont la plume virile s’employa à l’émancipation des femmes, avec Françoise, qui jonglait avec des idées libérales comme avec des billes de verre, procédaient de sa pensée. Papineau a toujours tenu la main de M. David quand il écrivait ses pages touchantes, d’un nationalisme enflammé. Il a parlé par la voix de son petit-fils, Bourassa, quand il défendait la vie des Canadiens-français contre le dragon de l’impérialisme. Ce nouveau saint Georges enfonça dans la gorge béante du monstre la lance meurtrière de son verbe, leg de son aïeul. Dans toute notre littérature, nous entendons bruire la grande voix de Papineau comme dans une conque marine, la clameur de l’océan.
Mais celui qui incarna le plus brillamment les idées de Papineau fut Godfroy Langlois, tout à la fois journaliste, pamphlétaire, fondateur de la loge maçonnique du Grand Orient au Canada et député à la législature provinciale. Durant vingt-cinq ans, chef reconnu du libéralisme radical, il soutint de bons combats et remporta de belles victoires. Il avait pour lui les « vieux rouges », les Anglais, les exotiques, tous ceux qu’une tyrannie quelconque groupe ensemble. Au commencement de sa carrière, il comptait des partisans dévoués et jouissait d’une belle popularité, mais le fléchissement des caractères, la dépression des principes d’autrefois lui firent ajourner indéfiniment l’espoir de voir se réaliser le rêve de son enthousiaste jeunesse.
Il vit encore dans sa petite-fille, Mlle Augustine Bourassa, femme distinguée par l’intelligence et par le cœur, qui mit au service de la rénovation de l’art religieux l’esprit combatif de la famille. Partagée entre le culte de son aïeul et celui de son père, extériorisée du monde, ces deux grandes ombres ont rempli toute sa vie. Avec une ténacité digne d’un meilleur succès, elle a fait le siège des gouvernements pour obtenir que le manoir de Montebello devienne la propriété de l’État et que les tableaux de son père, M. Napoléon Bourassa, aient leur place dans un musée.
Mlle Bourassa s’aperçut que le feu sacré couvait isolément dans son âme solitaire. Le grand nom de Papineau n’avait plus de résonance dans l’âme de ceux qui jouissaient de ses belles conquêtes. Elle eut l’impression du moine Ambroise qui durant trois siècles avait perdu la notion du temps, en écoutant la chanson d’un rossignol. Quand il revint, croyant être parti depuis quelques heures, tout avait changé, monastères et religieux, personne ne le reconnaissait plus, et avait oublié son nom.