Papineau, son influence sur la pensée canadienne/Chapitre XXI
CHAPITRE XXI.
RETOUR DE L’EXIL.
Elles coulèrent lourdes et grises comme du plomb, les heures de l’exil pour le chef révolutionnaire. Il était sans but, désemparé dans la vie, ne sachant où aller ni quoi faire de son temps, qu’on avait tué avec son rêve. Chaque jour lui amenait une nouvelle épreuve. La pire nouvelle qu’il pouvait recevoir, c’était celle, après le massacre de ses collaborateurs, de l’horrible paix reconquise, et du calme stupide qui règne sur les champs de bataille le lendemain des défaites, alors que tout le sang versé a été aspiré par les nuages et que l’oppression pèse sur nos poitrines. Ses nuits étaient hantées par ces morts qui tenaient à toutes les fibres de son âme. Il était trop loin et trop près de sa patrie ; trop loin pour suivre les événements qui s’y déroulaient et trop près, parce qu’il sentait le froid mortel qui l’envahissait lui gagner le cœur, auquel il préférait l’état fébrile d’autrefois, les pulsations affolées des artères d’où un organisme sain sort revivifié.
Il résolut de passer en France, car il lui restait un vague espoir de rallier des amis à sa cause. Rendu là, il constata que l’irréparable était creusé entre la Mère-Patrie et la Nouvelle-France. Plus qu’un océan maintenant séparait les deux mondes. Le lien moral s’était rompu entre la mère et la fille ; elles ne pouvaient plus mettre en commun leurs destinées. La France, épuisée par l’effort titanesque de sa révolution, ne semblait pas disposée à évoluer en de nouveaux cycles sanglants. Après avoir enfantée une nouvelle humanité, il lui semblait qu’elle avait bien mérité de se reposer. La question de la libération du Canada semblait de peu d’importance, comparée à celle de la société tout entière. Il comprit que nos problèmes étaient sans intérêt pour elle. Du séjour de Papineau en France, on sait peu de chose. Dans la vie publique des grands hommes, il y a toujours une période d’ombre. La vie cachée du Christ, celle de Christophe Colomb et de combien d’autres, recèle un mystère que nul n’a pénétré, périodes de concentration, qui sait où l’être prend pleine possession de lui-même. Mais d’après le bagage d’érudition que Papineau possédait sur le déclin de ses jours on peut conjecturer qu’il tenta de combler la solitude désolée de son âme par l’étude. Ce dut être une bien grande jouissance pour cet exilé de prendre contact avec des auteurs dont les noms même lui étaient inconnus. Cet homme qui avait prêché la liberté en ignorait le sens. Il subissait la tyrannie des foules qu’il dominait. Enfin il s’appartenait !… Il pourrait s’absorber en lui-même et s’assimiler par la réflexion le savoir qui lui manquait. Il avait vécu sur son propre fonds. Si riche qu’on soit, on sent à un moment donné la nécessité de se renouveler. Papineau ne laissa pas passer l’occasion de combler les lacunes de son instruction. Il mit à contribution les trésors littéraires de la mère-patrie. Mais il n’était pas tellement pris par l’étude qu’il restât sourd aux appels de la patrie. À quelque distance qu’on soit, on ne peut guère résister à ces suggestions impérieuses des âmes. Il lui semblait que la terre hospitalière de France, depuis quelque temps, lui brûlait les pieds. Il entendait des voix lointaines et la résonance de son nom répété par un millier d’hommes. Sa taille courbée se redressa ; ses yeux lancèrent des éclairs, ses cheveux jetèrent des étincelles électriques :
— « Me voici !… » fit-il, comme Jeanne d’Arc à ses saintes.
Sans tarder, il prit le premier bateau qui faisait voile pour le Canada, partagé entre la joie et l’anxiété à la pensée de revoir son pays. À entendre les battements tumultueux de son cœur, il crut au retour de sa jeunesse. Oh ! bonheur ! on l’accueillit avec des applaudissements frénétiques ! Et lui-même tremblait d’émotion en voyant qu’on ne lui gardait pas rigueur de son exil volontaire. Le peuple n’avait jamais été dupe ; il savait comme celui-là l’aimait !…
Quelques mois plus tard, l’électorat le porta de nouveau au pouvoir. Ce fut un grand jour, parce que ce vote l’absolvait de toutes les calomnies accumulées contre lui et parce qu’il était rendu à l’action. Il portait encore beau. Quand il apparut sur l’arène, témoin de ses anciens triomphes, il sentit qu’il rentrait dans la peau de son personnage. Oh ! il vivrait encore de beaux moments ! Mais soudain, cet air glacé qu’il avait senti aux États-Unis lui tomba sur les épaules et l’enveloppa comme un linceul. Les députés qui siégeaient en Chambre ont des yeux vides de statues. Il eut l’impression de se trouver dans un musée. Il savait pourtant comment faire fondre ces masques de glace ou de cire. Il avait vu de la morgue s’évanouir des lèvres pincées des lords d’Angleterre à la chaleur de sa parole, comme des fleurs de givre fondent au toucher d’un rayon de soleil. Il toussa, fourragea son toupet argenté, passa sa main gauche sous son pan d’habit, dans un geste qui lui était familier. Son aplomb revenu, il promena un œil ardent sur l’auditoire et dans une brusque prise de possession, lança tout le jet contenu de son patriotisme, en paroles vibrantes, pressées qui sillonnaient la nue d’éclairs fulgurants. Il tenait l’assemblée palpitante sous son verbe, la secouait de ses transports convulsifs ; mais, chose étrange, elle restait réfractaire à son étreinte, se défendait du spasme qu’il voulait provoquer. Il évoqua les luttes, les souffrances d’autrefois, ressuscita les vieux griefs contre les tyrans, et fit sonner les espérances de la race… Il aiguisa son ironie pour flageller les traîtres, les renégats coupables de l’échec de la révolution. Mais ses tirades virulentes, ses imprécations délirantes, tombaient dans le vide. L’écho répondait à ses sanglots par un éclat de rire d’oiseau moqueur… Au lieu du tonnerre d’applaudissements à soulever les toits qui jadis lui tombait dessus, quelques claquements de mains, un effleurement de doigts parcheminés !… Papineau hors de lui, essoufflé, écroulé dans son impuissance se dit :
« C’est fini, je suis trop vieux !… Ma vie est coulée ! »
Non, ce n’était pas Papineau qui avait vieilli. Sa voix, plus lointaine peut-être, avait gagné en douceur, en volonté, avec des notes grêles de clavecin qui perçaient. Son regard moins autoritaire, était plus attendri ; il se voilait d’une brume légère. Il sautait peut-être moins lestement les degrés de l’estrade où se trouvait la tribune ; mais son enthousiasme avait toujours vingt ans. Étaient-ce bien les révolutionnaires, ces messieurs rigides ? S’il s’attendait à trouver les Cartier, les Lafontaine, les Viger, les Nelson et toute la pléiade avec ces têtes de Méduse !… Il ne reconnaissait plus dans ces bourgeois compassés, l’air gourmé, quelques-uns déjà affligés du flegme britannique, les fougueux insurgés qu’il avait laissés ! Il se demandait s’il ne rêvait pas, si c’étaient bien ses collègues, ces hommes vêtus en complets de tweed anglais, qui le regardaient comme un revenant, lui, plus vivant qu’eux tous ! Il sentit qu’il n’y avait plus rien de commun entre ces opportunistes ralliés aux impérialistes et le chef révolutionnaire resté fidèle à ses principes. Ses harangues à l’emporte-pièce, d’une large exubérance, paraissaient démodées parmi ces discours d’une forme parlementaire étroite, qui économisait l’étoffe. Il se faisait l’effet d’une dame en crinoline qui tomberait un jour de réception dans une société d’élégantes en robes fourreaux. L’ampleur de ses phrases à falbalas lui faisait honte.
Ah ! c’était bien Papineau qui alimentait de sa flamme ces froids satellites. Lui parti, ils s’étaient soudain glacés et éteints. Quand on voulut lui faire signer le pacte de la Confédération, il partit de la Chambre en faisant claquer les portes. Ce geste termine sa carrière, il est dans la vérité de sa vie. On ne voit pas Papineau pactiser avec les arrivistes qui s’étaient débarrassés comme un lest encombrant des principes pour lesquels ils avaient combattu depuis toujours…
Il se retira dans son manoir de Montebello, solitude ombragée, où il put méditer, comme beaucoup d’autres grands hommes, sur l’ingratitude des amis, mais une douce sérénité enveloppa la fin de ses jours. De partout, on accourait voir l’astre sur son déclin. C’était dans le modeste village un va et vient d’équipages et de charrettes comme dans un lieu de pèlerinage.
Ces dernières heures, passées dans une retraite qui n’était pas celle de Béthanie, il les employa à scruter les grands problèmes de métaphysique dont son âme chercheuse avait toujours été éprise. Fidèle au deuil éternel qu’il avait voué à ses compagnons martyrs, il s’interdit à jamais les fêtes et les réjouissances publiques. Toujours vêtu de noir et les yeux chargés d’ombre, il errait sous les grands arbres en compagnie de ceux qu’il n’avait pas oubliés, lui, au moins, ceux dont les corps mutilés gisaient dans une fosse commune, sans croix, sans bénédiction, exilés de la terre sainte, tandis qu’il entretenait avec leurs âmes d’interminables colloques.
Supposez un Papineau triomphant, élevé sur le pavois par sa génération, et couronné de lauriers comme Voltaire, roi de son siècle, recevant de sa générosité un équivalent de gratitude et d’honneurs, supprimez de sa carrière ces heures d’angoisse, quand il fut traqué par la soldatesque anglaise, sa tête mise à prix, la trahison de ses amis, le reniement de ses collaborateurs, l’exil de ses dernières années de solitude, il resterait un personnage assez grand par son génie politique et par son dévouement absolu à la cause populaire pour qu’on soit fier de lui, mais il se rapprocherait moins de nous s’il n’avait pas partagé les douleurs de notre humanité. C’est parce qu’il a pleuré nos larmes et souffert nos tortures, dans son abandon de tous, que nous l’aimons. Dans le rêve comme dans l’action, dans le triomphe et la défaite, il s’est tenu à la même hauteur. Qui se serait souvenu de Papineau, s’il n’avait tiré du plus profond de son être cette charité qu’il a répandue à profusion sur tous ?
Les romantiques regrettent que dans cette solitude de Montebello on n’aperçoive aucune silhouette de femme… Pas une Egérie, pas une Eurydice, pas une Omphale, fuyant à travers les buissons. Il semble que l’amour nimberait d’une auréole translucide ce front trop grave, comme cette lumière coloriée qui tombe des vitraux de nos églises sur les fronts pâles des saints… Mais ce verset du code de manou semble écrit pour lui : « Celui-là est un homme parfait qui se compose de trois, sa femme, lui-même et l’enfant ; car le mari ne fait qu’une même personne avec son épouse. » Il fallait que Papineau fut chaste comme un ascète pour que le saint laïque ait droit à la canonisation.
Quand on vous dira que l’honneur ne suffit pas à un homme pour le défendre contre les suggestions de la concupiscence, et du vice, nous leur citerons Papineau. Essayez donc de trouver le point vulnérable, le défaut de cette cuirasse étincelante ! Fouillez cette vie, scrutez cette âme dans toutes ses profondeurs aucune honte, tout est clarté et pureté et c’est pour cela que sa mémoire nous est précieuse…