Papineau, son influence sur la pensée canadienne/Chapitre XVII


CHAPITRE XVII.

LA FUITE DE PAPINEAU : EXPLICATIONS


D’où vient que dans ce drame, le personnage principal n’apparaît pas en scène ? Au moment psychologique, Papineau se dérobe à l’action. Le navire est en détresse et le capitaine est introuvable. La rumeur circule qu’il a dépassé la quarante-cinquième ligne, et s’est prudemment mis à l’abri de la tempête qu’il avait soulevée…

Voici ce qui s’était passé : Quand Papineau reçut la nouvelle qu’on se battait à Saint-Denis, il accourut auprès de Nelson pour prendre part à la lutte, mais il trouva le général de l’armée des patriotes peu soucieux de l’avoir à ses côtés pour partager les périls de la guerre, mais peut-être aussi pour émerger dans les honneurs qui attendaient les vainqueurs. Papineau ne se faisait pas d’illusion sur sa valeur guerrière. Il pouvait gagner de grandes batailles à la tribune. Une plume lui pesait moins aux doigts qu’un fusil, mais autre chose est de commander une armée, de faire marcher les pièces d’un échiquier quand on ne connaît pas le jeu. Voltaire et Rousseau ont fait la révolution française, mais ils auraient été aussi embarrassés que lui pour la mener à bien. Papineau, qu’on dit si orgueilleux et si autoritaire crut, dans l’intérêt du mouvement insurrectionnel, devoir se départir de l’autorité que Nelson convoitait et dont, avec l’humilité des grandes âmes, il n’osait se revêtir.

Il n’avait pas assez de superbe pour oser jeter son épée dans la balance et dire : S’il en est de plus dignes, qu’ils se présentent !…

Mais Nelson, dans sa vaniteuse suffisance de capitaine de fortune, se crut « le plus digne » et prit le commandement des armes. Papineau le savait brave, tonitruant, et connaissait son ascendant sur le peuple ; il ne lui contesta pas le titre de général de l’armée des patriotes. Nelson maniait mieux la lancette que le fusil ; il avait vu la mort de près, quand elle menaçait les autres, mais où trouver des militaires de carrière au Canada ? Ceux qui avaient fait la guerre de 1812 étaient ou trop vieux, ou attachés à l’Angleterre par les services qu’ils lui avaient rendus, les pensions qu’ils en attendaient et les faveurs dont ils bénéficiaient. Nelson, c’est évident, ne tenait pas à marcher dans le sillage lumineux de l’Orateur de l’Assemblée, aussi eut il l’habileté de persuader Papineau de laisser le champ de bataille, et de mettre sa précieuse personne en sûreté. Il fit vibrer la seule corde qui pouvait émouvoir l’âme de Papineau et vaincre ses hésitations, le patriotisme.

— Si les Anglais s’emparent de vous, c’en est fait de la révolution ! Elle est écrasée dans l’œuf…

Papineau était à demi convaincu :

— Mes amis me reprocheront plus tard de les avoir abandonnés au moment du danger…

Mais l’éloquence insinuante du général l’emporta sur la voix intérieure qui protestait contre ces perfides suggestions.

Papineau avait cinquante ans alors ; c’était encore un jeune homme d’apparence et de sentiments, avec un grand fond de naïveté. Incapable de mentir, il croyait à la sincérité d’autrui, mais il n’avait plus la fougue de ses vingt ans. Son esprit, à tournure scientifique, répugnait à la guerre infâme. Il s’était toujours défendu de la vouloir, tout en la préparant. À cette heure surtout, vue de si près, il en concevait l’horreur. Il savait que c’était une nécessité, à laquelle il ne pouvait plus se dérober, mais tout se révoltait en lui à l’idée de voir couler le sang nécessaire pour payer nos libertés. Sa présence à Saint-Denis, dès l’approche de la bataille, les dangers qu’il avait courus pour s’y rendre, éloigne toute idée de trahison, tout parti pris de fuite.

Les historiens les plus hostiles à Papineau admettent sa présence à Saint-Denis avant l’engagement. On ne peut contester sa valeur et son courage, car il avait maintes fois fait face à l’ennemi. C’était même sa bravoure qui le rendait invulnérable. Son impassibilité, ses yeux qui regardaient de haut, firent plus d’une fois tomber les armes des mains de ses ennemis. Jamais il ne serait monté dans la charrette qu’on mit complaisamment à sa disposition, s’il n’avait cru son départ nécessaire à la révolution. Le général avait poussé le dévouement jusqu’à faire escorter la voiture par des patriotes, pour protéger sa fuite…

À quel motif obéissait Nelson en faisant conduire Papineau en dehors du champ des hostilités ? Il y a, dans les âmes, de mystérieuses arcanes où il n’est pas sûr de s’engager. Nous n’avons aucune raison de suspecter la conduite du général des patriotes, mais avait-il bien dépouillé le vieil homme, c’est-à-dire l’Anglais ?… Son rêve de dictature pouvait-il lui faire oublier que la présence de Papineau était nécessaire pour soutenir le courage des combattants ? Ils avaient besoin d’un panache blanc pour rallier les volontés défaillantes et garder haut les cœurs. Il leur fallait entendre claironner son verbe pour stimuler leur enthousiasme et leur ardeur. Seul, il pouvait dominer la clameur et indiquer la marche à suivre. S’il s’était trouvé là un cerveau ordonnateur pour montrer le chemin — car Nelson n’a jamais eu l’idée de tracer un plan de ses opérations, afin de tirer parti des forces éparses pour les réunir en faisceau et les diriger sur l’ennemi — qui sait s’il n’aurait pas exploité magnifiquement les premiers succès de Saint-Denis ? Au lieu de cacher l’idole, il devait plutôt la promener, la montrer à tous, car c’était leur arche d’alliance.

Si Nelson voulut supprimer un dangereux rival qui devait plus tard recueillir le fruit de la victoire, car dans son imagination ardente, elle était déjà un fait accompli, c’est un procédé qui, pour être humain, manque de délicatesse. S’il a voulu traîner l’idole dans la boue pour nous faire croire à l’argile de ses pieds, c’est une manœuvre anti-patriotique, dont les conséquences pouvaient être funestes au sort de nos armes. Pour qui connaît la psychologie des foules, on sait que le moindre incident crée une panique, provoque le découragement et désarçonne les volontés. C’était bien imprudent, au moment de la bataille, de les priver d’un stimulant moral capable d’opérer des prodiges. Mais le pis, fut de nier son intervention auprès de Papineau pour l’engager à passer sur le territoire américain. M. Dessaulles, dans son opuscule intitulé « Noir et Blanc », a répondu victorieusement aux calomnies de Nelson et de quelques autres, en apportant une vingtaine d’affidavits, pour prouver que Nelson avait lui-même, de son propre chef, fait conduire Papineau hors des frontières. Voici ce qu’il dit en outre du Dr. Nelson :

« Le docteur Nelson, lui, après avoir combattu avec ses frères pour une noble cause, celle de l’indépendance de son pays, vient dix ans après les événements, sans être sollicité, ni menacé, sans qu’on ait fait miroiter à ses yeux, comme on le fait à ceux des criminels, la perspective du pardon, s’en vient, dis-je, publier ce qui, quand on croyait qu’il avait de l’honneur, avait été mis sous sa sauvegarde ; s’en vient en un mot offrir au gouvernement le sang de ceux qui avaient été ses amis ; car pour ces révélations de nouveaux procès pouvaient être intentés… »

On a cherché à tout brouiller au moyen d’incidents d’une importance tout à fait mineure dans le but de faire perdre de vue la question principale ; je vais moi-même laisser les accessoires de côté et aller droit au but. Je n’ai donc pas à examiner si M. Cartier a été brave ou non, si le choix qu’on a fait de lui pour aller chercher des cartouches prouve qu’il était très utile au docteur, s’il portait un casque ou une tuque ; cette question peut avoir beaucoup d’importance pour les amateurs de souvenirs historiques, pour ceux qui savent que le petit chapeau que portait Napoléon à Austerlitz a été vendu quinze cents francs, mais elle en a peu pour nous… Ce qu’il nous faut prouver, c’est que le Dr Nelson insista fortement pour que M. Papineau s’éloignât. Voici le témoignage de M. Dessaulles lui-même :

— « Puis le Dr Nelson s’adressa à M. Papineau et lui dit qu’il venait de faire une reconnaissance, qu’il avait vu les troupes en marche sur Saint-Denis, qu’elles arriveraient probablement sous un quart d’heure ou vingt minutes, et qu’il était temps que lui, M. Papineau partît, qu’il (Nelson) le lui avait déjà recommandé, le matin, et ne devait pas retarder. M. Papineau répondit qu’il aurait peut-être pu s’éloigner la veille, mais qu’il ne lui était pas loisible de le faire, que son départ pouvait jeter un découragement parmi leurs amis, que ce n’était pas précisément à l’heure du danger qu’il pouvait s’en aller, que le faire partir dans un pareil moment c’était l’exposer, plus tard, peut-être à des reproches sévères. Alors, M. Nelson reprit avec vivacité :

— M. Papineau, j’exige que vous vous éloigniez ; vous ne devez pas vous exposer sans nécessité ; ce n’est pas ici que vous serez le plus utile. Nous aurons besoin de vous plus tard ; nous sommes les bras, c’est à nous d’agir. Si nous avons à gagner, nous le ferons sans vous ; si nous avons à perdre, ce n’est pas votre présence qui l’empêchera, ainsi, de toutes manières, il vaut mieux que vous partiez.

M. Papineau répliqua que, s’ils devaient être battus, mieux valait en finir tout de suite, mourir là comme ailleurs, et s’adressant au Dr O’Callaghan :

— Qu’en pensez-vous, docteur ?

Le Dr O’Callaghan répondit :

— Cela m’est indifférent. Si vous restez, je resterai ; si vous partez, je partirai avec vous.

Le Dr Nelson reprit, mais plutôt avec l’accent de la persuasion cette fois :

— Voyons M. Papineau, rendez-vous à la raison. Dans une circonstance comme celle-ci, un homme de plus ou de moins ne change rien aux affaires ; allez à Saint-Hyacinthe et attendez-y les événements ; s’ils ne tournent pas contre nous, c’est alors que votre besogne commencera.

Voici le témoignage de M. David Bourdage, Juge de paix à Saint-Denis, lequel nous montre que Papineau n’a pas joué dans la révolution le rôle passif qu’on lui prête.

« M. Papineau était à Saint-Denis plusieurs jours avant la bataille, organisant avec le Dr Nelson et les autres les moyens de résistance. M. Papineau était considéré comme le chef du mouvement. Quelques jours avant la bataille, j’ai signé, à la demande de M. Papineau, un document pour la convocation de délégués et la déclaration d’indépendance. Quand j’ai signé, il n’y avait avant la mienne que la signature de MM. Papineau et Nelson. Ensuite ces derniers m’ont dit de retourner vite à Saint-Denis, pour faire boucher le chenal de la rivière. Ensuite, ils m’ont prié de faire tout en mon pouvoir auprès des marguilliers pour avoir l’argent de la Fabrique. Je n’ai pas réussi. Et le jour suivant, ils m’ont envoyé à Montréal avec des billets, pour réaliser de l’argent pour avoir des armes. M. Papineau disait que l’argent de la Fabrique appartenait au peuple et qu’il pouvait le prendre pour sa défense. Tout ceci s’est passé avant la bataille. Je n’ai pu obtenir d’argent à Montréal… Si M. Papineau, après la bataille, eut été à Saint-Denis pour encourager les gens, la victoire nous eut été plus profitable. Ne sachant pas où il était, chacun éprouvait de l’anxiété et du malaise. »

Il est certain que Papineau commit une grave erreur en laissant la place à la veille des hostilités, quelles que soient les raisons auxquelles il obéit. Mais y a-t-il beaucoup de généraux qui s’exposent au feu ? L’état-major lui-même fait-il toujours face à la musique ?… Puisque vingt minutes avant l’action il était au camp des patriotes, il ne devait pas être si loin quand la bataille éclata. Il en surveillait sans doute, à une faible distance, les évolutions comme Bonaparte lui-même quand, du haut d’une colline, il assistait aux horribles boucheries qui devaient le rendre maître de l’Europe. Les conséquences de la disparition de Papineau n’ont pas été aussi graves qu’elles auraient pu l’être, puisque la plupart des patriotes l’ignoraient et que Nelson remporta la victoire. Si le chef des révolutionnaires avait été considéré comme un fuyard, est-ce qu’on lui aurait par la suite confié un mandat de député ?

On sait la honte qui s’attache au front d’un lâche, et pourtant Papineau jusqu’à sa mort, fut entouré d’une profonde vénération. Le peuple devinait bien les sourdes manœuvres de la politique. Il sentait qu’une bouche d’enfer vomissait des laves et de la cendre sur cette gloire, dont on était jaloux. Ah ! si on avait pu l’engloutir tout entier et ne laisser de lui qu’un peu de fumée que le vent aurait chassée du ciel !

Jamais un doute n’a effleuré notre esprit ; Papineau n’avait pu obéir qu’à des motifs d’un ordre supérieur. L’injonction de Nelson, dépositaire de l’autorité, était pour lui mieux que mots d’évangile. Ce raisonneur ne discuta pas la raison du chef, il se soumit comme tous ceux qui savent commander, avec une belle simplicité d’esprit. Il ne lui vint pas à l’idée qu’on pouvait le trahir, lui ou la révolution : on ne peut pas se tromper avec plus de loyauté et de grandeur.

Nelson fut l’instrument du destin. L’heure de la mort n’était pas arrivée pour Papineau. L’exemple de toute sa vie nous était nécessaire pour qu’il fût proposé comme modèle aux générations futures. Nous devions le voir indéfectible, inébranlable, sous les assauts de la politique et ensuite isolé des partis qu’il avait reniés, pour s’en tenir au nationalisme jusqu’à sa mort sereine et belle comme le soir d’un beau jour.

Nelson avait tort de croire que les Anglais fussent désireux de capturer Papineau. Il se serait jeté entre leurs griffes qu’ils auraient décliné l’honneur de cette conquête trop compromettante. L’histoire ne leur a jamais pardonné l’assassinat de Jeanne d’Arc et la captivité de Napoléon à l’Île Sainte-Hélèné. Volontiers, ils auraient accompagné le chef révolutionnaire jusqu’aux frontières, si Nelson n’eût devancé leur désir.

Les Anglais avaient une double raison de laisser filer Papineau. D’abord, cet exéat était de nature à le couler dans l’esprit des patriotes, s’ils n’avaient été convaincus de l’impeccabilité du grand homme.

Ensuite, ils ne tenaient guère à ce que le sang du juste leur retombât sur la tête. Ils ne voulaient pas creuser l’irréparable entre les deux races, car ils étaient loin de penser que les générations subséquentes seraient si peu soucieuses de leurs gloires nationales au point de les murer dans l’oubli.

Les Anglais avaient mille et une raison de pendre Papineau, dont la moindre étaient les papiers compromettants trouvés chez Nelson, parmi lesquels se trouvait une lettre du chef de l’insurrection concernant la révolte du Haut-Canada :

« Je vois qu’il en est d’eux comme de nous, sans que nous nous soyons concertés… Les jeunes gens achètent des armes et s’exercent à s’en servir. L’excitation est grande ; ils veulent envoyer une députation de sept membres à la convention, comme ils appellent cela, un congrès des deux provinces dans lequel on préparera un projet de constitution purement démocratique. On dira ensuite à l’Angleterre que c’est ce que nous devons avoir sous son administration, si elle veut nous rendre justice. Si elle ne nous l’accorde pas, nous l’obtiendrons malgré elle. »

Voici une preuve tangible, autre que celle que le vent emporte, que Papineau était las des moyens constitutionnels dont il avait constaté l’inanité. Pourquoi les Anglais ne dirigeaient-ils pas leurs huit mille soldats sur Papineau pour l’arrêter ? Qu’y avait-il en cet homme pour tenir en échec les menées sourdes des intrigants et les entreprises des bureaucrates ? Croyaient-ils que ce sang, comme celui de saint Janvier, pouvait plus tard se liquéfier et se mettre à bouillonner sur l’autel de la patrie, à chacun de ses anniversaires, jusqu’à la consommation des siècles ?