Papineau, son influence sur la pensée canadienne/Chapitre XVI


CHAPITRE XVI.

BATAILLES DE SAINT-DENIS ET DE SAINT-CHARLES.


Le premier engagement entre les Anglais et les patriotes eut lieu à Saint-Denis, sur les bords du Richelieu.

Le Dr Wolfred Nelson, le chef des patriotes, avant d’épouser les intérêts de la Nation avait épousé une Canadienne. Il jouissait d’une grande popularité dans le comté, où il possédait une distillerie. Il prenait le prétexte de ses visites aux malades pour préconiser l’idée révolutionnaire. Il avait la parole incisive, tranchante comme son bistouri, avec une force d’argumentation irrésistible. En quelques mois, il fit de cette paisible localité un centre d’insurrection.

Grand admirateur de Papineau, il se servait de son nom pour rallier les patriotes à sa cause. Ce nom agissait sur les foules comme un oriflamme. On ne discutait pas, on criait : Vive Papineau !… En avant !… Depuis quelques mois, c’était une guerre sourde, ou plutôt une guérilla. On n’était en sûreté nulle part : quand les Anglais s’avisaient de vouloir braver la population, il leur en cuisait. Si les loyaux n’allaient pas chercher la tête de Wolfred Nelson mise à prix, ce n’était pas faute d’envie de se payer le plaisir d’une décollation qui leur donnerait une prime en plus. Plusieurs citoyens avaient été mis en état d’arrestation, mais la voiture du docteur traversait les campagnes, sans qu’on osât l’arrêter. Des citoyens amis du gouvernement avaient eu juste le temps de déguerpir au milieu de la nuit pour céder leurs confortables demeures aux patriotes, et ceux qui n’étaient pas partis, réclamaient la protection du gouvernement pour mettre fin à une situation intolérable. Le matin du 22 septembre 1837, les habitants des comtés du Sud apprirent, avec plus de colère que de surprise que le colonel Gore, parti de Sorel, marchait sur Saint-Denis. L’éveil fut donné et le village attendit les assaillants sans s’émouvoir. Gore, arrivé à Sorel, divisa sa petite armée en trois corps. Le premier devait longer la rivière, le deuxième, traverser la forêt, et le troisième, suivre le chemin du roi, avec un canon. À neuf heures, les Anglais furent signalés sur la route de Saint-Denis par Nelson posté en éclaireur au Chemin de Saint-Ours. Il tombait une pluie fine qui le trempait jusqu’aux os, la brume était si dense qu’il faillit être capturé par l’ennemi. S’apercevant à temps de son erreur, il tourna bride, s’enfuit au galop, faisant couper le pont en arrière de lui. Sa grosse voix sonore claironnait :

— Levez-vous !… Aux armes !… pendant qu’il traversait la campagne comme un cavalier fantôme. En arrivant au village, il fit sonner le tocsin. Immédiatement tout le monde fut sur pied. Mais Nelson, maintenant qu’ils étaient prêts à l’attaque, hésitait à conduire ses hommes à la boucherie. Il leur dit :

— Je ne veux forcer la volonté de personne… si vous voulez, nous nous rendrons, plutôt que d’être pris comme des criminels… Singulière proposition, tout de même, de la part d’un commandant, avant que la situation fut désespérée…

La réponse des Canadiens-Français ne se fit pas longtemps attendre. Ils prirent sur l’heure leurs quartiers dans une vieille maison en pierre et un feu plus ou moins nourri s’engagea entre les Anglais et les assiégés.

Les insurgés étaient en belle position pour tirer sur leurs ennemis et ils profitèrent de leurs avantages. Devant une résistance qu’il ne pouvait vaincre, le capitaine Markham, obéissant à l’ordre du général, se mit à la gauche de son armée et tenta un mouvement de flanc pour envelopper le village et cerner le fort improvisé. Mais à la quatrième charge, il fut blessé. La confusion se mit dans les rangs de son armée, et les « habits rouges », sous le prétexte de refaire leurs forces épuisées, durent battre en retraite. Dans leur hâte d’aller ravitailler, ils oublièrent d’emporter leur canon.

Les Canadiens-français, bons enfants, les laissèrent filer et chantèrent victoire. Cette bataille avait coûté la vie à une cinquantaine de personnes. Parmi les morts, se trouvait Joseph Perrault, un jeune et brillant avocat de Montréal. C’est à la guerre surtout, que les jours se suivent mais ne se ressemblent pas.

Le 25 de ce même mois de novembre, la joyeuse armée, qui avait triomphé à Saint-Denis, se faisait battre à Saint-Charles par le colonel Witterall. Les Canadiens-français furent embrochés par les baïonnettes anglaises…

Un ténébreux mystère plane sur ce deuxième acte du drame. Pourquoi les vainqueurs de Saint-Denis ne sont-ils pas venus au secours des assiégés de Saint-Charles, quand ils n’en étaient éloignés que de quelques milles ? Il y eut perfidie et trahison quelque part. Comment se nomme le Judas qui a vendu ses frères à l’ennemi ? Les papiers du gouvernement nous l’apprendront-ils ?

Mais à Montréal les citoyens n’étaient pas non plus sur un lit de roses. Dès les premières escarmouches, la loi martiale était entrée en force, et, avec elle, la terreur régnait dans la métropole. La plupart des foyers canadiens-français, privés de leurs chefs, étaient dans la désolation. Les uns se trouvaient en prison, les autres dans les campagnes où l’on se battait. Le gouvernement assembla la garde mobile et enrôla des volontaires. Il plaça des piquets de soldats rouges partout. Les femmes et les enfants n’osaient sortir de leurs maisons pas même pour aller chercher le prêtre ou le médecin. Un jour, un pauvre idiot devenu furieux après l’assassinat de son père par les Anglais, fit toute une sensation en criant par la ville de toute la force de ses poumons : « — Hurrah ! Hurrah ! Voilà les Américains qui viennent nous délivrer de la tyrannie !… »

Un instant les cœurs sautèrent, pris d’une folle allégresse, car on avait toujours compté sur la coopération des fils de l’oncle Sam. Mais on commença à déchanter quand, rendus sur la rue, tous reconnurent le malheureux qui battait la campagne, et innocemment s’était payé la tête des Montréalais.

Tant de deuils, après tant de morts, ne faisaient que rendre plus inébranlable la volonté de résister jusqu’au bout. Si tout chancelait au dehors, ceux qui restaient dans la ville étaient bien décidés à vendre chèrement leur vie. La misère croissait avec le danger, mais les patriotes ne faiblissaient pas. La vue des Canadiens-français renégats, les bureaucrates, les loyaux comme on les appelait, excitait leur colère. Les patriotes les haïssaient plus que les Anglais. Quand vêtus avec élégance, le cigare au bec, ils passaient insolemment sur la place publique, flanqués d’un volontaire ou d’un agent de police, ce n’est pas des injures, des lazzis, qui venaient à la bouche des rebelles, mais une écume roussâtre. Ils rageaient, obligés de se tenir à quatre pour ne pas sauter sur ces capons et les étrangler. Ils étaient gardés à vue comme des malfaiteurs, des perturbateurs, par le sabre anglais, par la faute de ces traîtres qui les avaient lâchés au moment le plus critique de notre existence nationale !