Panthéon égyptien, collection des personnages mythologiques de l'ancienne Égypte, d'après les monuments
Firmin Didot (p. 117-118).

BOUTO, LETÔ, LATONE, NYX,

LES TÉNÈBRES PREMIÈRES.
Planche 23

On remarque, parmi les innombrables images de personnages mythiques, sculptées sur les grands édifices de l’Égypte, celles d’une déesse dont la carnation est presque constamment verte : mais l’attribut particulier qui la distingue de Néith, d’Athyr, de Selk, d’Isis, et de toutes les autres divinités femelles des trois ordres, est la partie inférieure de la coiffure pschent ornée du lituus, qui couvre toujours sa tête. Son nom, en écriture sacrée, est composé d’un caractère symbolique présentant à l’œil la forme de deux arcs réunis et liés par leur partie convexe ; ces armes, quelquefois accompagnées de deux flèches croisées, sont suivies des signes caractéristiques du genre féminin.

En étudiant avec soin les légendes hiéroglyphiques tracées à côté de ces images, j’ai reconnu qu’elles se rapportaient, sans aucun doute, à deux personnages mythiques bien distincts, puisque on lit dans les unes les titres : Grande Mère génératrice du Soleil[1], ou bien Mère du Soleil[2] ; et dans les autres, ceux de Grande déesse Mère, fille du Soleil. Il est évident dans la théogonie égyptienne, il exista deux déesses qui eurent les mêmes attributs et presque le même nom : mais l’une, considérée comme mère du dieu Phré ou du Soleil père de tous les dieux du second ordre et aïeul de tous ceux du troisième, appartenait incontestablement à la classe des plus anciens dieux qui, au nombre de huit, formaient le premier et le plus haut degré de la hiérarchie céleste ; l’autre déesse, en sa qualité de fille du Soleil, était nécessairement rangée parmi les divinités du second ou du troisième ordre. Il est démontré en effet, par la comparaison des textes égyptiens en écriture sacrée, que l’ordre généalogique des divinités, fixe pour l’ordinaire le rang de chacune d’elles.

Les titres honorifiques portés par la déesse figurée sur notre planche 23, ne permettent point de douter que ce personnage ne jouât un rôle important dans les mythes sacrés de l’Égypte. La mère du Soleil ou du dieu Phrè, devait nécessairement appartenir à la première classe des dieux ; et si l’on recueille les documents que les anciens auteurs nous ont transmis sur la déesse égyptienne Bouto, il deviendra évident que cette même planche nous en offre l’image.

En effet, Hérodote nous apprend que Bouto fut une des plus anciennes divinités de l’Égypte, et qu’on la comptait au nombre des dieux du premier ordre (note 3). Les Grecs qui, en donnant aux divinités égyptiennes des noms tirés de leur propre mythologie, suivirent des règles constantes fondées sur une ancienne communication entre les deux peuples, assimilent constamment à leur déesse Létô (la Latone des Romains), celle que l’on appelait Bouto parmi les Égyptiens[3] ; comme cette dernière, la Létô des Grecs passait pour être la mère du Soleil (Apollon). Enfin l’identité de ces deux personnages sera complètement prouvée, si nous recherchons l’expression symbolique que chacun des deux peuples rattachait à ces déesses. Selon les Grecs qui, en cela comme dans les attributions données à la plupart de leurs dieux, se sont conformés aux vieilles traditions égyptiennes, Létô était le symbole de la Nuit, ou plus directement, des ténèbres primordiales qui enveloppaient le monde[4] : c’est sous un pareil point de vue que les Égyptiens considérèrent Bouto, ainsi que le prouve incontestablement le choix seul de l’animal qui devint son symbole vivant. La mygale, ou musaraigne, fut l’emblême de la Latone égyptienne, et les corps embaumés de ces animaux sacrés étaient déposés dans les sépulcres de la ville éponyme de Bouto[5]. On a cherché, dans les temps anciens, à expliquer cette consécration, en disant que la déesse s’était métamorphosée en mygale pour échapper à la rage de Typhon[6] ; mais cette idée-là est purement grecque, et Plutarque nous a conservé à cet égard la véritable tradition égyptienne. « La Mygale, dit-il, a reçu des honneurs divins parmi les Égyptiens, parce que cet animal est aveugle, et que les Ténèbres sont plus anciennes que la Lumière »[7]. La mygale, et par conséquent la déesse Bouto, furent donc le symbole de l’antique nuit, des ténèbres primordiales antérieures à la lumière.

Ces divers textes d’anciens auteurs, et presque tous ceux que nous aurons l’occasion de rapporter dans l’explication des planches relatives à la déesse Bouto, ont été rapprochés par Jablonski qui les cite dans son Panthéon[8]. Mais ce savant mythographe, sacrifiant à son système favori qui fut de ne voir, dans la plupart des déesses égyptiennes, que les emblèmes des diverses phases de la Lune, a récusé, sans raison, les témoignages de l’antiquité, et prononçant arbitrairement que le passage de Plutarque sur la mygale n’était point conforme à la doctrine des Égyptiens, a prétendu reconnaître dans Bouto, non la Nuit personnifiée, ce qu’elle était réellement, mais une simple allégorie de la Pleine-Lune[9]. On peut voir dans l’explication de nos planches 14 (A), (B) et (C), que la Lune, divinité mâle chez les Égyptiens, ne pût avoir que des rapports très-éloignés avec la série entière des déesses égyptiennes.


Notes
  1. Voyez notre planche 23, lég. no 1.
  2. Statue gravée dans le Tome VII du musée Pio-Clémentin. (Pl. A des Preuves.)
  3. Hérodote, liv. II, § CLVI.
  4. Phurnutus, de Natura Deorum, cap. II. — Plutarque, de festo Dedal. apud platœ enses.
  5. Hérodote, liv. II. §. LXVII.
  6. Antoninus Liberalis, fab. 28.
  7. Plutarque, Sympos., lib. IV, quæst. V.
  8. lib. III, cap. IV.
  9. Idem. §. 8, 13.

——— Planche 23 ———