Pantagruel (Jarry)/IV
ACTE IV
Au pied d’une terrasse du palais de Picrochole à laquelle conduit un double escalier. Tombée de la nuit.
Scène PREMIÈRE
Ho ! Ho ! Ho ! Ho ! Tout va bien,
Nous conquérons le monde,
Ce pays de Satin en merveilles abonde !
Et n’est-il pas charmant
Notre déguisement
En pastoureaux galants !
Mon dévouement conduit mon froc et ma tonsure
En bien scabreuses aventures.
Ô séjour enchanté, ce palais et ces fleurs
En cet étrange empire,
Quel charme m’atlire ?
Jamais je n’ai senti pareille ardeur.
Scène II
Chut !
C’est elle, l’inconnue annoncée à mes songes,
Ce n’est pas un mensonge.
Non, non,
Je crois à ma sorcière, à sa prédiction,
Je reconnais cette vision,
Sire, je sais dès cet instant
Qu’ici le bonheur nous attend !
Voici tomber la nuit, et ses senteurs légères
Enivrent la terre,
Le ciel sourit aux yeux charmés,
Princesse, venez respirer l’air embaumé.
L’âme des fleurs s’épanouit
En la sérénité
De cette belle nuit !
Ô divine beauté !
Permettez que je pose
Sur vos cheveux, ces marjolaines et ces roses.
Ô fleurs, en vous le ciel respire,
Tout son éclat en vous se mire.
Ô fleurs, du ciel divin sourire,
Je veux croire aux tendres présages
De vos mystérieux langages,
Fleurs heureuses,
Fleurs d’espérance, fleurs d’amour, fleurs précieuses.
Vous consolez de toutes peines,
Ô vous, myrtes et marjolaines !
Ô divine beauté !
Langoureusement vers mes yeux se penchent
Vos corolles, ô pervenches !
Ô fleurs, vous enchaînez mon cœur !
Ô fleurs, toute splendeur !
Oui, c’est le bonheur qui se pose
Sur mon front, avec ces roses.
Fleurs heureuses !
Fleurs d’espérance, fleurs d’amour, fleurs précieuses.
Oui, c’est le bonheur qui se pose
Sur mon front, avec ces roses.
Ô fleurs, vous enchaînez mon cœur !
Ô fleurs, toute splendeur !
Oui, c’est le bonheur qui se pose
Sur mon front, avec ces roses.
Fleurs heureuses.
Fleurs d’espérance, fleurs d’amour, fleurs précieuses.
Fleurs heureuses,
Fleurs précieuses.
Je veux aller ainsi que chaque soir
Au temple de Cypris,
En qui j’ai mis
Tout mon espoir.
Oh ! je grille,
Je grésille,
Je la tiens, la voilà.
Scène III
Dindenault !
Ne fuyez pas, divine beauté,
Et daignez m’écouter.
Un inconnu…
J’entendis votre voix
Qui, dans les fleurs, disait aux astres votre émoi,
Et j’ai cru voir soudain de leurs rayons baignée
Une divinité sur la terre enchaînée,
Aux célestes attraits joignant ceux des humains,
Et je veux l’adorer d’hommages souverains.
Quel langage, berger !
Langage d’amoureux,
Pour la première fois épris,
Je voudrais être, Allys,
La brise qui vous frôle,
La robe de brocart qui couvre vos épaules
Autour de votre taille, être votre ceinture,
La fleur épanouie en votre chevelure,
L’air que vous respirez, le parfum qui vous plaît,
Ou cet astre lointain, par vos yeux contemplé.
Je suis dans un enfer brûlant, voluptueux,
Tout mon être frémit, et tremble, je vous veux.
Qu’entends-je ? Audacieux, vous oubliez, je crois,
Qu’un tel discours s’adresse à la fille d’un roi !
Mais, ô vous que je vois sous l’habit d’un berger,
Oh ! qui donc êtes-vous, téméraire étranger ?
Laissant au large sur la mer
Vaisseaux, soldats bardés de fer,
À l’amour seul, à sa douceur
J’ai voulu devoir le bonheur.
Et suivant les sentiers de cette île bénie,
Parmi les fleurs des champs à travers les prairies,
Je suis venu, charmé du doux chant des oiseaux,
Frisselis des buissons, murmure des ruisseaux,
Offrir à la princesse en mon âme choisie,
La couronne de pierreries
Et le cœur enflammé du roi Pantagruel.
Ciel !
En moi s’épanouit
Toute la volupté que recelait la nuit
Ainsi qu’en une tour mon âme prisonnière
Aspirait à la joie, au ciel, à la lumière.
Ô tendrette,
Mignonnette,
Ô beauté rêvée,
Je t’ai retrouvée.
Ô messire,
Qu’est-ce à dire,
Il faut qu’on châtie
Votre effronterie.
Et voici l’attendu de mes rêves dorés,
Le chevalier qui vient me délivrer !
Ô coquette
Joliette,
Ô ma si jolie,
À toi pour la vie !
Galant muguet,
Badin follet,
Je me sens, je crois,
Un penchant pour toi.
Rendons grâce au destin, ma bien-aimée Allys.
Déesse des amours, sois bénie, ô Cypris !
Frère Jean, frère Jean ! Ça, béat personnage,
Mariage, mariage !
Mariage !
Frère Jean, bénis-nous !
Frère Jean, marie-nous !
Scène IV
Hélas ! affreux oubli, tradition fatale !
Les priucesses, suivant notre coutume antique,
Vêtent, pour prendre époux, un manteau fatidique.
En laine de la Toison d’or.
Mais Dame Lourpidon,
Qui régit les brodeuses,
N’a plus de laine précieuse,
Et Dindenault, berger des magiques moutons,
N’est point de retour encor !
La Toison d’or !
Ô coquin, misérable, étourneau, malappris,
Les moutons, par ma faute, en la mer ont péri !
Ô folie imprévoyante, ô sottise sans fond,
Oh ! j’ai jeté la laine en l’antre des griffons.
Malheur, malheur sur nous, malheur ! Calamité !
Je braverais mille dangers pour mériter
Un sourire de vous, ma princesse et ma fée,
Je cours reconquérir ce glorieux trophée !
- (Il se précipite au dehors.)
Dieux !
Scène V
Scène VI
L’amour a triomphé.
Les monstres sont étouffés !
L’amour a triomphé !
L’amour a triomphé !
Victoire ! Victoire !
Panurge et frère Jean, allez chercher la laine.
Afin d’en faire hommage à Cypris, souveraine.
Voire. — Sont-elles bien mortes, les males bêtes ?
Je reste auprès de ma tendrette
Moi, j’obéis, seigneur,
Ainsi qu’un bon pasteur.
Scène VII
Cherchons parmi les fleurs, Allys, ma bien-aimée,
Les secrets de la nuit langoureuse et pâmée.
Fleurs heureuses,
Fleurs d’espérance, fleurs d’amour, fleurs précieuses.
- (Ils s'éloignent.)
Scène VIII
Ô victoire, ô Cypris, ô Cypris, ô Nanie ;
Ma jolie,
Panurge, amoureux pastoureau.
Célèbre la victoire aux gais sons du pipeau !
- (Tout en jouant joyeusement du pipeau, il entraîne Nanie.)
Scène IX
Qu’avons-nous entendu ?
Comme un son de pipeau !
Dans le fond du bois,
Comme en tapinois,
Une flûte légère
Erre.
Ne serait-ce point
Un appel lointain
Du pipeau
De Dindenault ?
Ils sont revenus,
Vite à pas menus
Accourons sur la douce
Mousse,
Vite à pas légers,
Ce sont nos bergers,
Dindenault.
Robin Thibault.
- (Elles disparaissent dans les bois. Entrent en même temps frère Jean, rapportant la laine, et Dame Lourpidon sortant du palais.)
Scène X
Tel qui conserve un silence prudent
À moins d’aventures assurément.
Hé ! Moutonnier !
Ouh là ! Jouons bien notre rôle,
De Dindenault imitons la parole.
- (À Dame Lourpidon.)
Bonjour, madame, hommage à vous,
Salut à vous.
Prospérités infinies,
Et serviteur pour la vie.
Où sont tes compagnons ?
Et toi, quel es-tu donc ?
Je ne te reconnais point.
Mais moi, je vous reconnais bien.
Vous êtes Dame Lourpidon.
Voyons, c’est moi Robin Mouton,
Je vous apporte la laine.
J’ai devancé mes compagnons.
Quel empressement !
Ah ! je comprends :
Sans doute, quelque bergère ?
Je n’ai point de ces passions vulgaires.
Et mon âme,
Belle dame,
D’autres flammes,
À souci.
Quel langage !
Dû, je gage,
À l’usage
Des vovages.
Le bon pasteur,
Plein de candeur,
Vous apporte la laine,
Le doux fardeau,
Si blanc, si beau,
La laine des agneaux ;
À vos pieds je la dépose,
Belle dame, ingénument.
Qu’il dit galamment ces choses,
Ce moutonnier est charmant,
À mes genoux,
Discret et doux,
Il dépose la laine,
Ce bon pasteur,
Plein de candeur,
Voudrait m’offrir son cœur.
Scène XI
- ensemble, avec Frère Jean et Dame Lourpidon.
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les brodeuses
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Quel événement ! |
- (Les brodeuses se montrent à Dame Lourpidon.)
Ouh là !
Ahi !
Ouf !
Fâcheux contre-temps !
Fâcheux contre-temps !
Fâcheux contre-temps !
Heureux contre-temps !
Reprenons nos esprits !
Ah ! rentrons vite,
Petites,
Sans attendre Dindenault.
Vous, Robin Mouton et Thibault,
Suivez-nous dans le temple avec votre fardeau.
Les bons pasteurs,
Pleins de candeur,
Nous apportent la laine,
Le doux fardeau,
Si blanc, si beau,
La laine des agneaux.
Voici que grâce à nos habits
Je vais entrer au Paradis.
Je ne vais pas en Paradis.
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panurge
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Ah ! vraiment, je ne puis y croire ! |
frère jean
|
Ensemble. |
Quand finira ce purgatoire ? |
Scène XII
De vous, sans le savoir,
J’avais l’âme occupée,
Et dans mon doux espoir,
Je ne fus point trompée,
Espoir d’amour est infaillible.
Serait il possible ?
Je rêvais,
J’espérais,
Et je vous attendais.
Ô délire,
Félicité suprême !
Ô délire,
Félicité suprême !
Félicité suprême !
Je t’aime !
Je t’aime !
Brodons le manteau magnifique,
D’un tissu sans pareil encor,
Fait de la laine unique
Des béliers de la Toison d’Or.