Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Pantagruel (homonymie).
Société d'éditions musicales (p. 26-43).


ACTE II

Au pays de Satin.
Une salle du Palais de Picrochole.


Scène PREMIÈRE

DAME LOURPIDON, LES BRODEUSES
chœur des brodeuses

Brodons le manteau magnifique,
D’un tissu sans pareil encor,
Fait de la laine unique
Des béliers de la Toison d’Or.

dame lourpidon

Encore quelques points à peine
Et notre jeune souveraine
Parée de cette broderie
Pourra se rendre à la cérémonie
Où l’un des puissants rois des empires voisins,
Où l’un des puissants rois doit obtenir sa main.

les brodeuses

Lequel sera-ce donc, à votre avis, Nanie,
Espiègle et jolie ?

Nanie notre amie,
Et de la princesse Allys, amie.

nanie, ironiquement.

Sera-ce Quaresmeprenant ?

dame lourpidon, admirativement.

C’est un prétendant séduisant !

nanie

Fort séduisant !

les brodeuses, imitant Nanie.

Fort séduisant !

nanie

Mais d’un éclat sans pareil brille
La race de Bringuenarilles !

dame lourpidon

Bringuenarilles !

les brodeuses

Bringuenarilles !

nanie

Ajoutons que le roi Petault
Est sans reproche et sans défaut.

dame lourpidon

Le roi Petault !

les brodeuses

Le roi Petault !

dame lourpidon, voyant qu’on se moque.

Travaillez, travaillez !

nanie

Travaillons !

les brodeuses

Travaillons !

(Les Brodeuses reprennent le chœur du début : Brodons le manteau magnifique… cependant que Nanie, tout en distribuant des écheveaux aux brodeuses, leur dit :)

Il faut empêcher que le manteau soit fini,
À tout prix.

clotilde, à Dame Lourpidon.

Je n’ai plus d’écheveau, Madame,
Pour la barbe de Priam.

dame lourpidon

Priam en mange tant vraiment
Que c’en est affligeant.

aude

Madame, en revanche,
Moi, je n’ai plus de laine blanche,
Hélas !
Pour les cheveux de Ménélas !

mahaut

Madame ! Et même
Moi non plus, je n’en ai plus pour Mathusalem.

une brodeuse

Madame…

une autre

Madame…

toutes

Madame, nous n’avons plus
De laine !…

dame lourpidon

Quoi, plus de laine ?

toutes

Plus de laine !…

dame lourpidon

Ô ciel, mais ni moi non plus !…
Mais comment, petites vilaines,
Vous n’avez plus du tout de laine ?

nanie

Ne faites pas autant de bruit :
La Princesse entend… La voici !


Scène II

Les Mêmes, ALLYS
allys

Pourquoi crier à perdre haleine ?

nanie

Princesse, nous sommes en peine
Votre manteau n’est pas fini.

dame lourpidon

Ces petites vilaines
Ont gaspillé la laine ;
Nous en avions quenouilles pleines,

Courons les regarnir encore
Au temple de Cypris, aux amours tutélaires,
Qui, dans le sanctuaire,
Garde le doux trésor.
Courons, courons !


Scène III

NANIE, ALLYS
nanie, les suivant du regard.

Vous ne trouverez rien :
Les petits lutins
D’amour sont malins.

allys

Oh ! Nanie,
Si tu m’aimais.
Tu devrais
Montrer quelque mélancolie,
Car aujourd’hui se décide toute ma vie.

nanie

Oh ! Princesse,
Cypris, la bonne déesse,
A guidé la main
D’un petit lutin
Pour qu’il jetât la laine
Dans la caverne souterraine
Que gardent les dragons,
Centaures et griffons :

Plus de laine, plus de laine,
Et le manteau ne sera pas fini.

allys

Ciel ! Qu’as-tu dit ?
Que grâce soit rendue à la bonne déesse
Qui donne aux petits lutins tant de hardiesse !

nanie

Oh ! Princesse !
La beauté, la jeunesse
Appellent le bonheur,
Comme le soleil sur les fleurs.
Le bonheur va fleurir,
Croyez en l’avenir.

(Elle regarde vers le côté par où dame Lourpidon et les brodeuses sont sorties.)

Je vais savoir ce qu’elles font
Et les effrayer des griffons.
Pensez à l’avenir,
Pensez à l’avenir !

allys

L’avenir — je sais trop bien
Que rien de nouveau n’advient
Dans celte île inaccessible,
Et je rêve à l’impossible…
Et pourtant, j’entendis, aux jours de mon enfance,
D’anciennes romances
Qui chantaient que des héros
Traversaient les vastes flots,
Bravaient les tempêtes lointaines,
Pour conquérir le cœur des reines.

L’enchantement
Des anciens temps
Persiste encor :
Ô séduisants
Princes charmants,
Couronnés d’or,
Dans la forêt embaumée,
Vous disiez à la bien-aimée,
De roses parée —
Ô la plus belle des belles, que vous l’aimiez, —
L’enchantement
Des anciens temps
Persiste encor :
Ô séduisants
Princes charmants,
Couronnés d’or, —
Ce sont eux
Qui jadis
Au temple de Cypris
Pendirent la Toison du bélier fabuleux…
Peut-être viendra-t-il, le chevalier vaillant
Comme Roland,
Fort dans les combats
Comme Fier-à-Bras,
Prodige de valeur,
Tel Guillaume-sans-Peur,
Beau comme fut
Le roi Artus ;
Aimant la vie éblouissante,
Tout ce qui luit, tout ce qui chante,
Et tout ce qui festoie
Dans la nature en joie…
Mais hélas ! je sais trop bien

Que rien de nouveau n’advient
Dans cette île inaccessible,
Et je rêve à l’impossible…

(Elle s’endort.)

Scène IV

LES LUTINS, ALLYS, NANIE, Les sculptures de la salle du Palais s’animent et prennent forme de Lutins.
premier lutin

Tin, tin

deuxième lutin, répondant.

Tin, tin

tous les lutins

Tin, tin, tin, tin.
Tes amis, les petits lutins,
Vont te montrer l’avenir prochain,
Douce Princesse,
Parure et liesse
De ce beau pays de Satin ;
Tin, tin, tin, tin,
Regarde avec les yeux du rêve !…
Voici, voici venir les ancêtres fameux
Du vaillant que ton cœur appelle,
De Jason l’intrépide à Lancelot le preux,
Partis pour conquérir la Toison la plus belle.

(Défilé des géants.)

Ici paraît Jason !
Ici paraît Orphée !

Ici paraît Hercule !
Là Castor et Pollux.
À présent Amadis :
À présent Lancelot !
Tout en dormant voyez cette merveille,
Voici le géant le plus fort,
Pour lui sera la Toison d’Or !
Voici le roi de la Dive Bouteille.

allys

C’est le roi du pays de merveille !

(Apparition de Pantagruel suivi de Panurge et de Frère Jean.)
(Trompettes au lointain annonçant les prétendants.)
allys, s’éveillant.

Qu’est-ce donc, j’ai rêvé ?

(La grande porte du fond s’ouvre sur la grande salle du Palais.)
nanie, accourant.

Vos prétendants demandent audience.

allys

Ah ! je ne crains plus leur odieuse présence.
Viens, rieuse Nanie
Écouter mon rêve loin de leur compagnie.

(Elles sortent.)

Scène V

PETAULT, BRINGUENARILLES, QUARESMEPRENANT, HÉRAUT
le héraut

Sa Majesté Quaresmeprenant, roi
De Tapinois !
Sa Majesté Bringuenarilles, roi
De Tohu,
Et de Bohu !
Et Sa Majesté sans reproche et sans défaut,
Le Roi Petault !

les trois rois

Ces beaux habits,
Je le prédis,
Ces habits de cérémonie
Vont plaire à la fille du roi.
À Quaresmeprenant, Petault, Bringuenarilles,
Le Roi ne pourra pas, non, refuser sa fille.
Car nous avons contre lui d’occultes pouvoirs, —
Il en est informé par nos soins, — à savoir :
Nous pouvons déchaîner, sans expliquer comment,
Entre autres mille tourments,
Contre lui, la faim,

petault

Contre lui,la faim,La soif,La peste,

bringuenarilles

Contre lui,la faim,La soifLa peste,

quaresmeprenant

Contre lui, la faim, La soif, La peste, La mort.

petault

Et quoi plus encor ?

bringuenarilles

C’est suffisant
Pour le moment.

quaresmeprenant

Contre male fortune il doit faire bon cœur.

petault

De la princesse Allys, pour avoir les faveurs,
Je vous le dis en confidence,
J’ai corrigé ma corpulence,
Regardez-moi ce torse-ci.

quaresmeprenant

Et moi aussi.Et moi aussi.

bringuenarilles

Et moi aussi.Et moi aussi.

quaresmeprenant

Moi, j’arbore une chevelure,
Qui ne doit rien à la nature :
J’ai déguisé ma calvitie.

bringuenarilles

Et moi aussi.Et moi aussi.

petault

Et moi aussi.Et moi aussi.

bringuenarilles

Tous trois nous avons tout pour plaire :
Entre nous, vraiment quel choix faire ?
Je ne sais quel sera l’élu.

petault

Ni moi non plus.

quaresmeprenant

Ni moi non plus.

petault

Ce moment de sincérité
Dissipe nos rivalités ;
Donnons-nous, donc, chers camarades
Une fraternelle accolade ;
Pour moi, je n’y résiste plus.

quaresmeprenant

Ni moi non plus.

bringuenarilles

Ni moi non plus.

petault

Ni moi non plus.

tous trois

Ni moi non plus.

(Ils se donnent l’accolade.)

Scène VI

Les Mêmes, PICHROCOLE, ALLYS, NANIE, COURTISANS
picrochole, à part.

Que la maie peste emporte
Ces tyrans chez Lucifer,
Je les mettrais à la porte
S’ils n’étaient sorciers d’enfer.

allys

Prenez garde !

picrochole, subitement aimable.

Seigneurs, vous êtes admirables.
Et vos charmes considérables
Sont au-dessus, en vérité,
De la mesquine humanité !

les trois rois

Salut, salut à Votre Majesté,
Salut, salut à la belle princesse.

pichrocole

Salut, salut, illustres souverains !

les rois

Ô roi, dans ce jour de liesse,
Qui décide de nos destins,
De ta fille, Allys, la Princesse,
Nous venons demander la main.

pichrocole

La Princesse, selon une coutume antique,
Doit revêtir d’abord le manteau fatidique.


Scène VII

Les Mêmes, plus DAME LOURPIDON et LES BRODEUSES
lourpidon

Fatalité ! Calamité !

les brodeuses

Fatalité ! Calamité !

dame lourpidon

Le trésor a disparu, le trésor
De la Toison d’or !

picrochole, joyeusement.

Le trésor ? Le trésor ?

tous

Le trésor ? Le trésor ?

dame lourpidon

Hélas, destin ennemi,
Le manteau n’est point fini !

les rois

Est-ce ainsi que Picrochole
Tient sa royale parole ?

Tu laissas dérober ce trésor précieux
Que d’illustres héros, au temps de tes aïeux,
Rapportèrent en ton empire,
Et que, de conserver, cent rois s’enorgueillireni !
Parle, parle, infidèle gardien !

chœur général

Parle !

picrochole, enchanté de ce qui arrive, fait, comiquement dramatique, le récit qui suit.

La laine reposait au fond du sanctuaire,
Ainsi qu’elle y dormait depuis des millénaires
Sous la protection de Cypris tutélaire ;
Au trésor, nul mortel n’eût pu porter la main
Sans être consumé par le pouvoir divin ;
Si la Toison sacrée a disparu soudain,
La déesse Cypris, pour quelque obscur dessein,
L’a fait évanouir au fond de ses mystères.

allys

En cet événement prodigieux, mon père,
Comme vous, je vois un signe divin.
Oui, la déesse veut que j’accorde ma main
Au vaillant qui, selon les illustres exemples
Des antiques héros et des preux paladins,
Saura reconquérir, d’un exploit merveilleux,
Et rependre aux voûtes du Temple
La magique Toison des béliers fabuleux.

pichrocole

Prétendants à la main de ma fille, et mes hôtes,
Sentez-vous en vos cœurs bouillonner le courage

De ces héros des anciens âges
Les légendaires Argonautes ?

les rois

Certes, nous renouvellerons
Le haut fait de Jason.

allys

Ô Ciel ! Le pourraient-ils ?

picrochole

Pour que l’heureux vainqueur ramène des béliers,
Intact et florissant, l’éblouissant troupeau,
Je vous adjoins, ô rois, un digne moutonnier :
Que l’on fasse venir mon berger Dindenault !

tous

Dindenault ! Dindenault !


Scène VIII

Les Mêmes ; plus DINDENAULT. La foule s’écarte pour faire place à Dindenault et à ses aides.
dindenault, accent paysan.

Bonjour, messieurs, bonjour, mesdames,
Bonjour, tretous !
Prospérités infinies
À la noble compagnie !
Que puis-je faire, en mon petit emploi,
Pour le service du roi ?

picrochole

Connais-tu. berger, l’endroit
Où de la Toison d’or se trouvent les moutons ?

dindenault

Sire, c’est, dit-on,
En un lieu fort lointain et des plus dangereux.

les rois

Des plus dangereux ?

dindenault

Une île escarpée et sans bords,
Où des dragons furieux
Jettent du feu par les naseaux.

les trois rois

Vraiment, du feu par les naseaux ?

dindenault

Il est autour du troupeau
Des serpenteaux, des diableteaux !

les trois rois

Des serpenteaux, des diableteaux ?

picrochole

Moutonnier, je t’ai désigné
Afin d’accompagner
Ces très illustres rois
En ces pays remplis d’effroi.

dindenault, à Picrochole.

Je suis prêt, seigneur, à tout affronter, —

(Aux rois.)

Afin de mériter vos générosités.

chœur

Gloire aux exploits fameux
Des nouveaux Argonautes ;
Qui partent, sans terreur, pour la lointaine côte !…
Et feront oublier les plus vaillants des preux.

fin du deuxième acte