Pantagruel (Jarry)/II
ACTE II
Une salle du Palais de Picrochole.
Scène PREMIÈRE
Brodons le manteau magnifique,
D’un tissu sans pareil encor,
Fait de la laine unique
Des béliers de la Toison d’Or.
Encore quelques points à peine
Et notre jeune souveraine
Parée de cette broderie
Pourra se rendre à la cérémonie
Où l’un des puissants rois des empires voisins,
Où l’un des puissants rois doit obtenir sa main.
Lequel sera-ce donc, à votre avis, Nanie,
Espiègle et jolie ?
Nanie notre amie,
Et de la princesse Allys, amie.
Sera-ce Quaresmeprenant ?
C’est un prétendant séduisant !
Fort séduisant !
Fort séduisant !
Mais d’un éclat sans pareil brille
La race de Bringuenarilles !
Bringuenarilles !
Bringuenarilles !
Ajoutons que le roi Petault
Est sans reproche et sans défaut.
Le roi Petault !
Le roi Petault !
Travaillez, travaillez !
Travaillons !
Travaillons !
- (Les Brodeuses reprennent le chœur du début : Brodons le manteau magnifique… cependant que Nanie, tout en distribuant des écheveaux aux brodeuses, leur dit :)
Il faut empêcher que le manteau soit fini,
À tout prix.
Je n’ai plus d’écheveau, Madame,
Pour la barbe de Priam.
Priam en mange tant vraiment
Que c’en est affligeant.
Madame, en revanche,
Moi, je n’ai plus de laine blanche,
Hélas !
Pour les cheveux de Ménélas !
Madame ! Et même
Moi non plus, je n’en ai plus pour Mathusalem.
Madame…
Madame…
Madame, nous n’avons plus
De laine !…
Quoi, plus de laine ?
Plus de laine !…
Ô ciel, mais ni moi non plus !…
Mais comment, petites vilaines,
Vous n’avez plus du tout de laine ?
Ne faites pas autant de bruit :
La Princesse entend… La voici !
Scène II
Pourquoi crier à perdre haleine ?
Princesse, nous sommes en peine
Votre manteau n’est pas fini.
Ces petites vilaines
Ont gaspillé la laine ;
Nous en avions quenouilles pleines,
Courons les regarnir encore
Au temple de Cypris, aux amours tutélaires,
Qui, dans le sanctuaire,
Garde le doux trésor.
Courons, courons !
Scène III
Vous ne trouverez rien :
Les petits lutins
D’amour sont malins.
Oh ! Nanie,
Si tu m’aimais.
Tu devrais
Montrer quelque mélancolie,
Car aujourd’hui se décide toute ma vie.
Oh ! Princesse,
Cypris, la bonne déesse,
A guidé la main
D’un petit lutin
Pour qu’il jetât la laine
Dans la caverne souterraine
Que gardent les dragons,
Centaures et griffons :
Plus de laine, plus de laine,
Et le manteau ne sera pas fini.
Ciel ! Qu’as-tu dit ?
Que grâce soit rendue à la bonne déesse
Qui donne aux petits lutins tant de hardiesse !
Oh ! Princesse !
La beauté, la jeunesse
Appellent le bonheur,
Comme le soleil sur les fleurs.
Le bonheur va fleurir,
Croyez en l’avenir.
- (Elle regarde vers le côté par où dame Lourpidon et les brodeuses sont sorties.)
Je vais savoir ce qu’elles font
Et les effrayer des griffons.
Pensez à l’avenir,
Pensez à l’avenir !
L’avenir — je sais trop bien
Que rien de nouveau n’advient
Dans celte île inaccessible,
Et je rêve à l’impossible…
Et pourtant, j’entendis, aux jours de mon enfance,
D’anciennes romances
Qui chantaient que des héros
Traversaient les vastes flots,
Bravaient les tempêtes lointaines,
Pour conquérir le cœur des reines.
L’enchantement
Des anciens temps
Persiste encor :
Ô séduisants
Princes charmants,
Couronnés d’or,
Dans la forêt embaumée,
Vous disiez à la bien-aimée,
De roses parée —
Ô la plus belle des belles, que vous l’aimiez, —
L’enchantement
Des anciens temps
Persiste encor :
Ô séduisants
Princes charmants,
Couronnés d’or, —
Ce sont eux
Qui jadis
Au temple de Cypris
Pendirent la Toison du bélier fabuleux…
Peut-être viendra-t-il, le chevalier vaillant
Comme Roland,
Fort dans les combats
Comme Fier-à-Bras,
Prodige de valeur,
Tel Guillaume-sans-Peur,
Beau comme fut
Le roi Artus ;
Aimant la vie éblouissante,
Tout ce qui luit, tout ce qui chante,
Et tout ce qui festoie
Dans la nature en joie…
Mais hélas ! je sais trop bien
Que rien de nouveau n’advient
Dans cette île inaccessible,
Et je rêve à l’impossible…
- (Elle s’endort.)
Scène IV
Tin, tin
Tin, tin
Tin, tin, tin, tin.
Tes amis, les petits lutins,
Vont te montrer l’avenir prochain,
Douce Princesse,
Parure et liesse
De ce beau pays de Satin ;
Tin, tin, tin, tin,
Regarde avec les yeux du rêve !…
Voici, voici venir les ancêtres fameux
Du vaillant que ton cœur appelle,
De Jason l’intrépide à Lancelot le preux,
Partis pour conquérir la Toison la plus belle.
- (Défilé des géants.)
Ici paraît Jason !
Ici paraît Orphée !
Ici paraît Hercule !
Là Castor et Pollux.
À présent Amadis :
À présent Lancelot !
Tout en dormant voyez cette merveille,
Voici le géant le plus fort,
Pour lui sera la Toison d’Or !
Voici le roi de la Dive Bouteille.
C’est le roi du pays de merveille !
- (Apparition de Pantagruel suivi de Panurge et de Frère Jean.)
- (Trompettes au lointain annonçant les prétendants.)
Qu’est-ce donc, j’ai rêvé ?
- (La grande porte du fond s’ouvre sur la grande salle du Palais.)
Vos prétendants demandent audience.
Ah ! je ne crains plus leur odieuse présence.
Viens, rieuse Nanie
Écouter mon rêve loin de leur compagnie.
- (Elles sortent.)
Scène V
Sa Majesté Quaresmeprenant, roi
De Tapinois !
Sa Majesté Bringuenarilles, roi
De Tohu,
Et de Bohu !
Et Sa Majesté sans reproche et sans défaut,
Le Roi Petault !
Ces beaux habits,
Je le prédis,
Ces habits de cérémonie
Vont plaire à la fille du roi.
À Quaresmeprenant, Petault, Bringuenarilles,
Le Roi ne pourra pas, non, refuser sa fille.
Car nous avons contre lui d’occultes pouvoirs, —
Il en est informé par nos soins, — à savoir :
Nous pouvons déchaîner, sans expliquer comment,
Entre autres mille tourments,
Contre lui, la faim,
La soif,
La peste,
La mort.
Et quoi plus encor ?
C’est suffisant
Pour le moment.
Contre male fortune il doit faire bon cœur.
De la princesse Allys, pour avoir les faveurs,
Je vous le dis en confidence,
J’ai corrigé ma corpulence,
Regardez-moi ce torse-ci.
Et moi aussi.
Et moi aussi.
Moi, j’arbore une chevelure,
Qui ne doit rien à la nature :
J’ai déguisé ma calvitie.
Et moi aussi.
Et moi aussi.
Tous trois nous avons tout pour plaire :
Entre nous, vraiment quel choix faire ?
Je ne sais quel sera l’élu.
Ni moi non plus.
Ni moi non plus.
Ce moment de sincérité
Dissipe nos rivalités ;
Donnons-nous, donc, chers camarades
Une fraternelle accolade ;
Pour moi, je n’y résiste plus.
Ni moi non plus.
Ni moi non plus.
Ni moi non plus.
Ni moi non plus.
- (Ils se donnent l’accolade.)
Scène VI
Que la maie peste emporte
Ces tyrans chez Lucifer,
Je les mettrais à la porte
S’ils n’étaient sorciers d’enfer.
Prenez garde !
Seigneurs, vous êtes admirables.
Et vos charmes considérables
Sont au-dessus, en vérité,
De la mesquine humanité !
Salut, salut à Votre Majesté,
Salut, salut à la belle princesse.
Salut, salut, illustres souverains !
Ô roi, dans ce jour de liesse,
Qui décide de nos destins,
De ta fille, Allys, la Princesse,
Nous venons demander la main.
La Princesse, selon une coutume antique,
Doit revêtir d’abord le manteau fatidique.
Scène VII
Fatalité !
Calamité !
Le trésor a disparu, le trésor
De la Toison d’or !
Le trésor ?
Le trésor ?
Hélas, destin ennemi,
Le manteau n’est point fini !
Est-ce ainsi que Picrochole
Tient sa royale parole ?
Tu laissas dérober ce trésor précieux
Que d’illustres héros, au temps de tes aïeux,
Rapportèrent en ton empire,
Et que, de conserver, cent rois s’enorgueillireni !
Parle, parle, infidèle gardien !
Parle !
La laine reposait au fond du sanctuaire,
Ainsi qu’elle y dormait depuis des millénaires
Sous la protection de Cypris tutélaire ;
Au trésor, nul mortel n’eût pu porter la main
Sans être consumé par le pouvoir divin ;
Si la Toison sacrée a disparu soudain,
La déesse Cypris, pour quelque obscur dessein,
L’a fait évanouir au fond de ses mystères.
En cet événement prodigieux, mon père,
Comme vous, je vois un signe divin.
Oui, la déesse veut que j’accorde ma main
Au vaillant qui, selon les illustres exemples
Des antiques héros et des preux paladins,
Saura reconquérir, d’un exploit merveilleux,
Et rependre aux voûtes du Temple
La magique Toison des béliers fabuleux.
Prétendants à la main de ma fille, et mes hôtes,
Sentez-vous en vos cœurs bouillonner le courage
De ces héros des anciens âges
Les légendaires Argonautes ?
Certes, nous renouvellerons
Le haut fait de Jason.
Ô Ciel ! Le pourraient-ils ?
Pour que l’heureux vainqueur ramène des béliers,
Intact et florissant, l’éblouissant troupeau,
Je vous adjoins, ô rois, un digne moutonnier :
Que l’on fasse venir mon berger Dindenault !
Dindenault ! Dindenault !
Scène VIII
Bonjour, messieurs, bonjour, mesdames,
Bonjour, tretous !
Prospérités infinies
À la noble compagnie !
Que puis-je faire, en mon petit emploi,
Pour le service du roi ?
Connais-tu. berger, l’endroit
Où de la Toison d’or se trouvent les moutons ?
Sire, c’est, dit-on,
En un lieu fort lointain et des plus dangereux.
Des plus dangereux ?
Une île escarpée et sans bords,
Où des dragons furieux
Jettent du feu par les naseaux.
Vraiment, du feu par les naseaux ?
Il est autour du troupeau
Des serpenteaux, des diableteaux !
Des serpenteaux, des diableteaux ?
Moutonnier, je t’ai désigné
Afin d’accompagner
Ces très illustres rois
En ces pays remplis d’effroi.
Je suis prêt, seigneur, à tout affronter, —
- (Aux rois.)
Afin de mériter vos générosités.
Gloire aux exploits fameux
Des nouveaux Argonautes ;
Qui partent, sans terreur, pour la lointaine côte !…
Et feront oublier les plus vaillants des preux.