Pantagruel (Jarry)/I
ACTE PREMIER
Scène PREMIÈRE
Tire, baille, tourne, brouille,
Verse-moi sans eau !
Mon âme est une grenouille
De tonneau.
Nos entrailles
Sont futailles :
Hay, mouillons,
Compagnons !
Prenons cailles
Par la taille,
Et troussons
Cotillons.
Tire, baille, tourne, brouille !
Lavons la panse de ce veau,
Que ce matin nous habillâmes.
Pardieu ! Buveurs très précieux,
Me suis-je bien montré digne de mes aïeux ?
De Gaster, Mardi gras à mine rubiconde,
Atlas portant le monde,
Briarée aux cent bras,
Grangousier et Gargantua ?
Hourra !
Pantagruel, fils de Gargantua !
Pour nous procurer bon festin,
Nous avons commis maint larcin,
Fait gratuites emplettes,
Puis, pour bien fretin fretailler,
Nous avons, dans le poulailler,
Déniché ces poulettes,
Sans souci des pauvres maris
Qui se morfondront cette nuit !
Vivons joyeux !
Rire, grâce à Dieu,
Est le propre de l’homme !
Vivons joyeux, etc.
Après ces exploits souverains,
Un petit somme est un grand bien,
Oui, vraiment, sur mon âme !
Pour dormir plus profondément,
J’ai décroché du monument
Les cloches Notre-Dame.
Elles gisent sur le parvis,
Qui du choc encor retentit !
Vivons joyeux !
Rire, grâce à Dieu,
Est le propre de l’homme !
Vivons joyeux, etc.
Alors que nous menons cette vie exemplaire,
Devoir de tout homme de bien sur terre,
Dire qu’il est ailleurs de tristes matagots,
Mangeurs de pois chiches et buveurs d’eau.
Conformons-nous aux lois de la bonne nature,
Et dès demain, partons courir les aventures,
Faisant flotter au vent notre fol étendard !
Exaltons la gaîté, le vin et le bel art
Des amours, des ripailles,
Et propageons partout la vaillante godaille !
En attendant, pour être au départ plus dispos,
Je vais goûter quelque repos ;
Battez, si bon vous semble, encore le pavé,
Ô fervents zélateurs de Bacchus, de Noé…
Evohé ! Evohé !
Hourra !
Pantagruel, fils de Gargantua !
Bonsoir, amis, bonsoir. Mais quoi ? Je ne vois point
Mon féal, mon badin,
Mon diseur de bons mots et mon architriclin
Panurge ?
Il est allé payer ses dettes !
Oh ! Oh ! Oh ! Oh !
Ou faire nouvelles conquêtes !
Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
J’en suis bien réjoui !
Dans l’un ou l’autre cas, il en a pour la nuit,
Bonsoir !
Amis, bonsoir !
Vivez joyeux !
Rire, grâce à Dieu,
Est le propre de l’homme.
- (Pantagruel entre dans son palais.)
Lavons la panse de ce veau
Que ce matin nous habillâmes.
- (Ils s’éloignent.)
Scène II
Otto to to to to ti
Voire — te voici hors d’affaire,
Ô Panurge, fils de ta mère !
J’avais quitté mes compagnons
Pour faire mes adieux mignons
À Lison aux gentils frisons,
À Berthon aux petits petons,
À Didon, Goton, Margoton,
Honnestes dames de renom,
Et je m’en revenais seulet,
Pimpant, gai comme un pinsonnet,
Méditant de nouveaux bons tours,
Quand soudain, au premier détour,
Des bourgeois, race rancunière,
Chacun hors de sa chacunière,
M’assaillirent en grand esclandre,
Tenant propos de me pourfendre !…
Avec mon courage, sans doute,
J’aurais pu les mettre en déroute ;
Mais j’aimais mieux, dans ce péril,
User de mon esprit subtil,
M’évanouir,
Tel un zéphir
Vzzzzzzzzz…
Et tu pris ta course légère,
Ô Panurge, fils de ta mère !
Voire… otto to to to to ti !
Scène III
Par ici !
Et par là !
C’est bien lui !
Le voilà !
- (Ils s’emparent de Panurge.)
Ahi !
Ha ! coquin !
Malandrin !
Ha ! faquin !
On te tient !
Ha ! bonnes gens, quoi ? quoi ? quoi ? quoi ?
Qui cherchez-vous ? Ce n’est pas moi !
Je dois avoir quelque sosie !
Ou si c’est moi, je me renie !
Nonobstant l’on te reconnaît
Grâce à la forme de ton nez !
À la Hart
Le pendart !
Scène IV
Quel est ce hourvari ?
Frère Jean !
Le prieur !
Voici l’âme damnée
Du roi, le boute-en-train des mauvaises menées !
L’on enlève nos femmes !
Calomnie ! Calomnie !
On pille nos boutiques !
Voire !
On vient de décrocher, infamie, infamie,
Les cloches Notre-Dame aux grandes voix bénies !
L’âme de la cité !
En vérité, en vérité,
Je n’ai point part à l’aventure !
Moi, je t’ai bien vu, je le jure !
De par Dieu !
Pendons-le !
Eh bien ! Eh bien ! mes frères,
Il n’est péché sur terre
Qui n’ait rémission.
Non, non ! point de pardon !
Eh bien, alors, mes frères,
Non point sans le secours de mon saint ministère !
Frère Jean, mon ami, mon bon frère, mon père
Spirituel, mon tout, oh ! sauve-moi !
Hé bien !
Hé bien, comment ! Panurge, tu te plains ?
N’as-tu donc point joui de l’existence,
À pleine suffisance ?…
Les plaisirs sont
Chose éphémère,
Et font place à la désillusion
Amère !
Réjouis-toi, tu vas quitter celte vallée
Et de larmes et de misères.
Ton âme prendra sa volée
Au sein des angéliques sphères.
Dis donc merci, si tu m’en crois,
À ces bénévoles bourgeois,
Pour t’ouvrir — de profundis : —
Le Paradis !…
Eh bien ! Eh bien ! Frère Jean, faux ami,
Faux tout, si par ta faute,
Ta faute, ta très grande faute,
Si je pars le premier
Pour ces sinistres lieux dont Lucifer est l’hôte,
Chaque nuit, chaque nuit,
Mon fantôme viendra te tirer par les pieds !
Étant homme d’Église,
Je t’exorcise.
Mais trêve aux paroles vaines !
Que ton esprit se rassérène,
En la sainte contrition,
Reçois ma bénédiction :
Panurge, allez en paix dans l’éternel repos, —
Ego te absolvo !
À la Hart
Le pendart !
Il doit être puni par où il a péché î
La corde qu’il a prise au saint clocher
De Notre-Dame !
Que justice
S’accomplisse !
Holà hisse !
Ô you you you you !
Arrêtez, arrêtez, sacrilèges !
Pendre un chrétien avec la corde vénérée
De nos cloches sacrées :
Profanation, profanation !…
Vous attirez sur vous
Le céleste courroux.
Excommunication ! Excommunication !
Anathème ! Anathème ! À genoux ! À genoux !
Pitié !
Pitié, pitié ! Ha ! Monsieur le prieur,
Épargnez-nous !
Non, non !
Non, non !
Ha, Monsieur le prieur ! pardonnez-nous !
Non, non !
Non, non !
Pitié, pitié, pitié ! mon père !
Eh bien ! eh bien, devant ce repentir sincère,
Mes frères, je me sens fléchir :
Ainsi que le Seigneur a dit à ses apôtres,
Aimez-vous les uns les autres !
Ainsi donc,
Il faut que le pardon appelle le pardon.
Pardonnons-nous les uns les autres !
Pardonnez d’abord à Panurge, votre frère,
Puis, que chacun de vous rentre en sa chacunière,
Et demain avant l’aurore,
Vous entendrez encore
Effaçant l’infamie,
Les cloches Notre-Dame aux grandes voix bénies.
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le chœur
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Pardonnons-lui, pardonnons-lui. |
Ensemble. |
panurge et frère jean
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Rentrez, rentrez en vos logis, |
Scène V
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chœur, lointain des Escholiers, Ribauds et Ribaudes.
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Vivons joyeux, |
Ensemble. |
panurge
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Ah ! ce sont eux, mes gentils compagnons, |
Ô pourceau d’Épicure,
Tu n’es donc pas guéri de par cette aventure ?
Panurge, tu faillis bien changer sans recours,
Ta devise de « courte et bonne » en « haut et court » !
Je ne donnerais pas quatre liards de ta peau,
Si ce départ vraiment n’arrivait à propos
Pour toi, Panurge, et même, j’ose dire,
Pour notre Sire !
Puisse une belle reine, au cours de ce voyage
Du roi Pantagruel fixer l’esprit volage !
Et toi, ne veux-tu pas perpétuer ton nom
Et faire souche un jour de petits Panurgeons ?
Voire,
J’aime mieux boire !
Bois, être impur ! Et moi
Je vais prier pour toi,
Car bientôt de Thélème, abbaye voisine,
Vont tinter les clochettes des matines.
In Domino gaudeamus !
|
panurge
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In vino gaudeamus ! |
Ensemble. |
frère jean
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In Domino gaudeamus ! |
- (Panurge se jette sur un banc, tandis que sort Frère Jean, puis il tire un flacon de sa gibecière.)
Scène VI
Le vin est frais, le vin est bon,
Mais la bouteille est sa prison,
Il faut le changer de maison,
Viens, mon petit, dans mon bedon.
- (Il boit. La Sorcière, accroupie, et jusqu’alors immobile, écarte ses voiles qui la faisaient ressembler à quelque borne de la place.)
Malheur à l’homme qui boit seul.
Vieille, d’où sors-tu cet oracle ?
De la Cour des Miracles.
Veux-tu connaître ton destin,
Panurge, homme de bien ?
Donne-moi ta main.
Dis-moi où je serai demain ?
Tu vas voyager loin de ta patrie,
Tu verras la Barbarie.
La Barbarie ?
La Mésopotamie,
La Lybie.
La Lybie ?
La Transylvanie,
Les deux Arménies,
Et les trois Arabies.
Et les trois Arabies,
Hi hi hi,
Ha ha ha.
Tu parviendras enfin
À Salmigondin,
Capitale du pays de Satin.
Voire !… est-ce loin ?
Aussi loin que le Paradis,
En vérité, je te le dis.
Benedicamus Domino,
Et in terra et in cælo !
Benedicamus Domino
Et in terra et in vino !
Oh ! Oh ! Voilà qui est bien.
Mais que ferai-je au pays de Satin ?
Tu verras une belle princesse,
Pantagruel l’épousera.
Ah, ah, ah, ah !
Et aussitôt, par politesse,
Comme lui, tu te marieras.
Voire ! voire !
Malheur à l’homme qui vit seul.
Vieille, d’où sors-tu cet oracle ?
De la Cour des Miracles.
- (Paraissent les truands, bossus, nabots et culs-de-jatte de la Cour des Miracles.)
Oui, que serai-je avec le temps ?
Cocu, cocu, cocu, cocu.
Les oreilles me cornent !
J’entends tous les diables !
Je n’aime point les diables !
Ils me fâchent et sont mal plaisants !
Allez-vous-en.
- (Ils disparaissent.)
Scène VII
Allons ! Allons ! Panurge, à quoi donc penses-tu ?
N’est-il pas incongru
Que moi, ton non seigneur,
Je doive ici chercher mon serviteur ?
J’étais ici fort soucieux,
Je rêvais mariage prodigieux.
Tu rêvais mariage ! Ô la grande merveille !
J’ai la puce à l’oreille :
Ô vous, en gai savoir expert plus que personne,
Et qui fîtes quinauds les docteurs de Sorbonne,
Du mariage je vous prie
Dites-m’en votre avis ?
Si vous croyiez que mieux valût
Pour moi n’y penser plus,
Je finirais au besoin
Par ne me marier point.
Point donc ne vous mariez !
Voire ! Mais vous savez qu’il est écrit :
Væ soli !
L’homme seul n’a jamais telle joie
Qui se voit entre gens mariés…
Mariez-vous donc, de par Dieu !
Voire ! Mais si ma femme me trompait.
J’aime bien les maris trompés,
Et les fréquente volontiers,
Mais ne le voudrais être point :
Je serais bien mal en point.
Point donc ne vous mariez !
Car Senèque certifie
Que ce qu’aux autres l’on fit,
Quant à l’ornement du front,
Les autres nous le feront.
Voire ! Dites-vous cela sans exception ?
Sans exception il est dit.
Voire ! Mais, puisque de femmes
Je ne peux me passer,
N’est-ce le mieux d’épouser honnête femme,
Pour faire, à ce régime,
Beaux enfants légitimes,
Fils d’homme marié ?
Mariez-vous donc, de par Dieu !
Voire ! Mais si de la sorte
Ma femme plus forte
Me met à la porte,
Cela m’irait moins !
Point donc ne vous mariez.
Voire ! Je ne crois pas au célibat
Pour être heureux.
Mariez-vous donc, de par Dieu !
Voire ! Mais encor
C’est mon or
Qu’elle prend, vous riez ?
Point donc ne vous mariez.
Voire ! Espoir,
Adieu !
Mariez-vous donc, de par Dieu !
Voire !
Voire !
Dites-vous que le mariage
A de périlleux apanages,
Tout pareils à ce coquillage
Que nous nommons, que nous nommons,
La corne de Hammon.
La corne de Hammon ?
C’est, Panurge, écoute bien,
Un coquillage bigorne,
À couleur d’or, et forme d’une corne.
Corne ?
Corne de bélier, comme est la corne
Corne ?
Corne de Jupiter Hammonien !
On dit que sont vrais et infaillibles
Les songes qu’il donne :
Comme les oracles divins,
Par la porte d’ivoire
Entrent les songes confus,
Trompeurs et incertains,
Comme à travers l’ivoire
Possible n’est rien voir
Par la porte de corne.
Corne ?
Corne !
Entrent les songes certains
Vrais et infaillibles,
Comme à travers la corne…
Corne !…
Corne — tout apparaît clairement
Et distinctement.
Mais, mais, mais, mais,
Si telle est la loi de nature,
Vous encourez même aventure.
Voire. — Il faut bien mériter
D’avoir postérité,
Et l’on ne doit se soucier
Que de laisser un héritier !
J’affronterai ces périls vôtres,
Étant homme comme les autres.
Le mal n’est si grand qu’on l’estime,
Et je ne puis que prier Dieu
Qu’il me donne un fils légitime
Comme en ont les gens mariés.
Mariez-vous donc, de par Dieu !
Marions-nous donc, de par Dieu !
Hourra ! Hourra !
Scène VIII
Seigneur, le peuple vient
Avant le départ, saluer son souverain.
Hé bien, bien, bien,
Voilà qui est bien !
Officiers, chambellans, courtisans et valets,
Ouvrez à deux battants les portes du Palais !
Hourra ! Hourra !
Peuple, je vais partir aux régions lointaines,
Ainsi qu’ont fait jadis mes aïeux les géants ;
Par les paisibles flots de mon fleuve de Seine,
Je m’embarque aujourd’hui vers le vaste Océan !
Hourra ! Hourra !
Très illustres buveurs,
Goutteux très précieux,
En l’honneur de nos adieux,
Trinquons de par le bon Bacchus !
Trinc !
Trinquons de par le bon Bacchus !
Trinquons de par le bon Bacchus !
Faites honneur à la dive bouteille,
Prenez bien soin de ce trésor divin !
Faisons honneur à la dive bouteille,
Prenons bien soin de ce trésor divin !
À mon retour, que vos trognes vermeilles
N’aient rien perdu de leur joyeux carmin !
À son retour, que nos trognes vermeilles
N’aient rien perdu de leur joyeux carmin !
Mes bons amis, autour de la bouteille,
Gaudissez-vous, faites honneur au vin !
Mes bons amis, autour de la bouteille,
Gaudissons-nous, faisons honneur au vin !
Heureux coquins que je tiens, que je mène,
Heureux coquins que je tiens par la main !
Heureux coquins que tu tiens, que tu mènes,
Heureux coquins que tu tiens par la main !
Trémoussez-vous, secouez vos bedaines,
Trémoussez-vous, faites honneur au vin !
Trémoussons-nous, secouons nos bedaines,
Trémoussons-nous, faisons honneur au vin !
Heureux coquins, que je tiens, que je mène,
Heureux coquins que je tiens par la main !
Heureux coquins que tu tiens, que tu mènes,
Heureux coquins que tu tiens par la main !
Ohé. ohé !
Le navire est paré !
Fasse le Ciel que bientôt vous revienne
En ses États votre bon souverain !
Fasse le ciel que bientôt nous revienne
En ses États notre bon souverain !
Que la plus belle des belles des reines
À notre sire ait accordé sa main !
Que la plus belle des belles des reines,
À notre sire ait accordé sa main !
À nos santés, buvez à coupes pleines,
À nos santés, buvez soir et matin !
À leurs santés buvons à coupes pleines,
À leurs santés buvons soir et matin !
Vivez joyeux !
Adieu !
Adieu !