Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Pantagruel/10

Pantagruel
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 265-269).

Comment Pantagruel equitablement jugea d’une contreverse merveilleusement obscure et difficile si justement que son jugement fut dict fort admirable.

Chapitre X.



Pantagruel bien records des lettres et admonitions de son père, voulut un jour essayer son sçavoir. De faict, par tous les carrefours de la ville mist conclusions en nombre de neuf mille sept cens soixante et quatre, en tout sçavoir, touchant en ycelles plus fors doubtes qui feussent en toutes sciences. Et premierement, en la rue du Feurre, tint contre tous les regens, artiens et orateurs, et les mist tous de cul. Puis, en Sorbonne tint contre tous les theologiens, par l’espace de six sepmaines, despuis le matin quatre heures jusques à six du soir ; exceptez deux heures d’intervalle pour repaistre et prendre sa refection. Et à ce assisterent la plus part des seigneurs de la Court, maistres des requestres, presidens, conseilliers, les gens des comptes, secretaires, advocatz et aultres, ensemble les eschevins de ladicte ville avecques les medicins et canonistes.

Et notez que d’iceulx la plus part prindrent bien le frain au dentz ; mais, nonobstant leurs ergotz et fallaces, il les feist tous quinaulx et leurs monstra visiblement qu’ilz n’estoient que veaulx engiponnez.

Dont tout le monde commença à bruyre et parler de son sçavoir si merveilleux, jusques es bonnes femmes, lavandieres, courratieres, roustissieres, ganyvetieres et aultres, lesquelles, quand il passoit par les rues, disoient : C’est luy ! À quoy il prenoit plaisir comme Demosthenes, prince des orateurs grecz, faisoit, quand de luy dist une vieille acropie, le monstrant au doigt : C’est cestuy là.

Or, en ceste propre saison, estoit un procès pendent en la court entre deux gros seigneurs, desquelz l’un estoit Monsieur de Baysecul, demandeur, d’une part, l’aultre Monsieur de Humevesne, defendeur, de l’aultre, desquelz la controverse estoit si haulte et difficile en droict que la court de Parlement n’y entendoit que le hault alemant. Dont, par le commandement du roy, furent assemblez quatre les plus sçavans et les plus gras de tous les parlemens de France, ensemble le Grand Conseil, et tous les principaulx regens des universitez, non seulement de France, mais aussi d’Angleterre et Italie, comme Jason, Philippe Dece, Petrus de Petronibus et un tas d’aultres vieulx Rabanistes. Ainsi assemblez, par l’espace de quarente et six sepmaines n’y avoyent sceu mordre ny entendre le cas au net pour le mettre en droict en façon quelconques, dont ilz estoyent si desptiz qu’ilz se conchioyent de honte villainement.

Mais un d’entre eulx, nommé Du Douhet, le plus sçavant, le plus expert et prudent de tous les aultres, un jour qu’ilz estoyent tous philogrobolizez du cerveau, leur dist :

Messieurs, jà long temps a que sommes icy sans rien faire que despendre, et ne pouvons trouver fond ny rive en ceste matiere, et, tant plus y estudions, tant moins y entendons, qui nous est grand honte et charge de conscience, et à mon advis que nous n’en sortirons que à deshonneur, car nous ne faisons que ravasser en noz consultations ; mais voicy que j’ay advisé. Vous avez bien ouy parler de ce grand personnaige, nommé Maistre Pantagruel, lequel on a congneu estre sçavant dessus la capacité du temps de maintenant es grandes disputations qu’il a tenu contre tous publiquement ? Je suis d’opinion que nous l’apellons et conferons de cest affaire avecques luy, car jamais homme n’en viendra à bout si cestuy là n’en vient.

À quoy voluntiers consentirent tous ces conseilliers et docteurs.

De faict, l’envoyerent querir sur l’heure et le prierent vouloir le procès canabasser et grabeler à poinct, et leur en faire le raport tel que de bon luy sembleroit en vraye science legale, et luy livrerent les sacs et pantarques entre ses mains, qui faisoyent presque le fais de quatre gros asnes couillars. Mais Pantagruel leur dist :

Messieurs, les deux seigneurs qui ont ce procès entre eulx sont ilz encore vivans ?

À quoy luy fut respondu que ouy.

De quoy diable donc (dist il) servent tant de fatrasseries de papiers et copies que me bailliez ? N’est ce le mieux ouyr par leur vive voix leur debat que lire ces babouyneries icy, qui ne sont que tromperies, cautelles diabolicques de Cepola et subversions de droict ? Car je suis sceur que vous et tous ceulx par les mains desquelz a passé le procès y avez machiné ce que avez peu Pro et Contra, et, au cas que leur controverse estoit patente et facile à juger, vous l’avez obscurcie par sottes et desraisonnables raisons et ineptes opinions de Accurse, Balde, Bartole, de Castro, de Imola, Hippolytus, Panorme, Bertachin, Alexandre, Curtius et ces aultres vieulx mastins qui jamais n'entendirent la moindre loy des Pandectes, et n'estoyent que gros veaulx de disme, ignorans de tout ce qu'est necessaire à l'intelligence des loix.

Car (comme il est tout certain) ilz n'avoyent congnoissance de langue ny Grecque, ny Latine, mais seullement de Gothique et Barbare ; et toutesfoys les loix sont premierement prinses des Grecz, comme vous avez le tesmoignage de Ulpian, l. posteriori De orig. juris, et toutes les loiz sont pleines de sentences et motz Grecz ; et secondement sont redigées en latin le plus elegant et aorné qui soit en toute la langue Latine, et n'en excepteroys voluntiers ny Saluste, ny Varron, ny Ciceron, ny Senecque, ny T. Live, ny Quintilian. Comment doncques eussent peu entendre ces vieulx resveurs le texte des loix, qui jamais ne virent bon livre de langue Latine, comme manifestement appert à leur stille, qui est stille de ramonneur de cheminée ou de cuysinier et marmiteux, non de jurisconsulte ?

Davantaige, veu que les loix sont extirpées du mylieu de philosophie moralle et naturelle, comment l'entendront ces folz qui ont, par Dieu, moins estudié en philosophie que ma mulle ? Au regard des lettres de humanité et congnoissance des antiquitez et histoire, ilz en estoyent chargez comme un crapault de plumes, dont toutesfoys les droictz sont tous pleins et sans ce ne pevent estre entenduz, comme quelque jour je monstreray plus apertement par escript.

Par ce, si voulez que je congnoisse de ce procès, premierement faictez moy brusler tous ces papiers, et secondement faictez moy venir les deux gentilzhommes personnellement devant moy, et, quand je les auray ouy, je vous en diray mon opinion, sans fiction ny dissimulation quelconques.

À quoy aulcuns d’entre eux contredisoient, comme vous sçavez que en toutes compaignies il y a plus de folz que de saiges et la plus grande partie surmonte tousjours la meilleure, ainsi que dict Tite Live parlant des Cartagiens. Mais ledict du Douhet tint au contraire virilement, contendent que Pantagruel avoit bien dict, que ces registres, enquestes, replicques, reproches, salvations et aultres telles diableries n’estoient que subversions de droict et allongement de procès, et que le diable les emporteroit tous s’ilz ne procedoient aultrement, selon equité evangelicque et philosophicque.

Somme, tous les papiers furent bruslez, et les deux gentilzhommes personnellement convocquez. Et lors Pantagruel leur dist :

Estez vous ceulx qui avez ce grand different ensemble ?

Ouy (dirent ilz), Monsieur.

Lequel de vous est demandeur ?

C’est moy, dist le seigneur de Baisecul.

Or, mon amy, contez moy de poinct en poinct vostre affaire selon la verité ; car, par le corps bleu, si vous en mentés d’un mot, je vous osteray la teste de dessus les espaules et vous monstreray que en justice et jugement l’on ne doibt dire que verité. Par ce, donnez vous garde de adjouster ny diminuer au narré de vostre cas. Dictes.