L’Ermitage12 (p. 16-18).


PAN



À Otto Julius Bierbaum,
E. de C.


Les mille dards de Phœbus déclinent déjà sans force… Par le feuillu Cyllène, les prudentes Oréades, riantes et nues, avec des peurs de biches, fuient pressées par les Ægipans, dont les flûtes sonnent.

Plongeant et replongeant, fiévreuses, leurs beaux corps blancs, dans la smaragdine mer des arbrisseaux touffus, elles courent, crient, s’exhalent en soupirs, bondissent par-dessus les ravins, leurs tresses d’or flottant aux Zéphyrs espiègles.

La lumière va mourant… L’air semble de duvet… L’aboi des sagaces meutes de Diane s’entend lointain, le chant des rossignols et, par les pâturages, le meuglement des taureaux fauves poursuivant les génisses rapides.

Mille luxures, mille philtres flatteurs voguent par l’éther, éveillent et suggèrent des délices ; il s’échappe des soupirs d’amour ; et les bras des lauriers sont des bras féminins, souffrant d’un désir de caresses.

Mais voici qu’à l’appel de Pan qui les réclame, les prompts Satyres soudain s’arrêtent, laissent les traces musicales des Oréades légères, et déjà, troupe tumultueuse, courent à la recherche du dieu.

Il attend appuyé, le dieu, sur un hêtre gisant à terre ; à son dos pend ensanglantée la peau d’un lynx ; il appuie, dans l’une de ses mains, son front tout triste ; et de l’autre, il retient la flûte énamourée.

— « Étourdis ! » s’écrie Pan, voyant les Ægipans, « malgré ce lit moelleux de safran parfumé, de fraîches roses, que j’avais trouvé, je n’ai pu m’endormir, tant vous faisiez du bruit.

» Silence ! jusqu’au lever de l’aurore, je vais dormir ; et vous, dormez aussi… voyez : la lune se lève… Mais… avez-vous l’air tristes !… Ah ! je comprends ce que c’est : pas un n’aura pu venir à bout de joindre sa Nymphe…

» Ingénus d’Ægipans ! si c’est là votre peine, vous l’êtes plus, ingénus, que le plus humble des êtres ; puisque le bonheur vous rend tristes, certainement rirez-vous quand la douleur viendra.

» Tristes, pour avoir vu s’enfuir ces Nymphes liliales ?… Ægipans, vous êtes des enfants ! Si désirer c’est doux, posséder c’est amer ; bienheureux qui désire ! infortuné qui tient !

» Vous vous imaginez que je veux rire ? Écoutez :

» Hier, vers la

tombée du soir, en m’éveillant, j’aperçois, tout auprès de moi, Syrinx, fleur élyséenne, la plus belle des nymphes ! Ses cheveux sans pareils jetaient des feux d’étoile, et c’étaient sur sa chair (il y a de la neige qui brûle !) les glaciers de l’Ida qui couraient, le lait d’Amalthée qui coulait… Mais tout à coup la nymphe me voit… et toute craintive, et de sa crinière lumineuse voilant sa nudité, s’enfuit !… Je me mets, affolé d’amour, à sa poursuite, je cours, j’appelle, j’implore, mes regards flamboient ; et, demandant à Jupiter les talonnières ailées d’Hermès, me blessant aux chardons, broyant les fleurs inermes, transporté d’une passion qu’avive la résistance, comme un dard, je vole sur les traces de la belle Nymphe.

» Bien longtemps, je courus ainsi sans l’attraper ! Tout en sueur, exténué, sans parole, sans espoir je m’arrêtais déjà, lorsque toujours, toujours fuyante, dans une petite cédraie je l’aperçois enfin… Avec une vigueur redoublée, je persiste dans ma poursuite, et de Syrinx, vaincue par la fatigue, de plus en plus, de plus en plus je me rapproche ! Des ailes, mes pieds en ont cette fois ; je me rue, tout tremblant d’amour, par les chênaies, je vais la saisir, je la tiens !… mais alors, la Nymphe blonde et blanche, impuissante, réduite à subir la pluie lascive de mes baisers, n’a plus été, bientôt, qu’une touffe de roseaux verts !

» Ce fut là que je coupai celui dont j’ai fait, les larmes aux yeux, cette flûte rustique, où je pleure Syrinx…

» Ægipans, voilà bien

l’histoire qu’il vous faudra graver au fond de votre souvenir : qu’elle vous soit un sûr bouclier contre les flèches de l’adversaire, — contre les amertumes de la désillusion… Quand vous verrez passer les Nymphes, prenez bien garde : muselez l’Amour, muselez ce sanglier cruel ; étranglez, sans pitié, vos désirs de luxure ; si vos lèvres réclament des baisers, mordez-les…

» Quant à suivre des Nymphes… à quoi bon ? Quelle folie ! c’est moi qui vous le déclare, retenez bien mes conseils, usez-en pour votre défense : ou bien elles vous échappent, les Nymphes, et toute votre fatigue est vaine ; ou bien, si d’aventure elles tombent entre vos mains, c’est pour se transformer en touffe de roseaux verts !… »

Là-dessus vient à passer au loin, sous les peupliers argentés, une nymphe qui fuit, qui fuit, comme une étoile, filante ; et Pan qui l’aperçoit se lève, hors de soi-même, parmi la stupeur des Satyres, et les quitte pour courir… pour courir après elle.

Eugenio de Castro.
(Traduction par Louis-Pilate de Brinn’Gaubast.)