Hans de Sjöholm et le sorcier finnois




HANS DE SJÖHOLM ET LE SORCIER FINNOIS




À l’époque de nos aïeux, quand il n’y avait que de mauvais bateaux dans le Nordland et que les gens devaient acheter le bon vent au sorcier finnois qui le tirait de son sac, il n’était pas sûr de se risquer en pleine mer par les temps d’hiver. Jamais alors un pêcheur ne devenait bien vieux. Il n’y avait, pour ainsi dire, que les femmes et les enfants, aussi les estropiés et les contrefaits, qui fussent enterrés dans le sol.

Or, il y avait, une fois, un bateau dont l’équipage venait de Thjöttö en Helgeland ; on s’en était allé en mer et l’on poursuivait sa route durement droit sur les Lofoten orientales.

Mais, cet hiver, le poisson ne voulait pas mordre.

On s’arrêtait, on attendait des semaines et des semaines, le mois se passait et il n’y avait plus d’autre parti à prendre que de rentrer avec l’attirail de pêche et le bateau vide.

Mais Hans de Sjöhölm, qui faisait partie de l’équipage, ne faisait que rire de cette malechance et dit que s’il n’y avait pas de poisson à cet endroit-là, on en trouverait plus haut dans le nord. Sûrement on n’était pas venu jusqu’ici rien que pour manger ses vivres.

C’était un tout jeune gaillard qui en était à sa première expédition. Mais il y avait quelque bon sens dans ce qu’il disait, pensèrent les marins.

Et l’on mit à la voile vers le Nord.

À la station de pêche suivante les choses ne marchèrent pas mieux, mais l’on tint bon jusqu’à ce que les vivres fussent épuisés.

« S’il n’y a rien ici, sûrement il y aura quelque chose plus haut, vers le Nord, » opina Hans, « et puisque l’on était venu aussi loin, on ferait certes encore un petit bout de route. »

Ainsi, de station en station, ils tentèrent la chance et de la sorte s’étaient aventurés jusqu’au Finnmark. Mais là ils rencontrèrent la tempête et, après de vains efforts pour s’abriter derrière les promontoires, se virent obligés de reprendre la mer.

Tout alla de mal en pis. Quelles traverses ! Toujours et toujours, la proue du bateau passait dans les lourdes vagues au lieu de passer dessus, et, sur la fin du jour, le bateau chavira.

Ils étaient là tous, sans espoir de secours, accrochés à la quille parmi la rage de la mer, accablant de malédictions ce Hans de malheur qui les avait tentés et les avait menés à leur perte. Que deviendraient à présent leurs femmes et leurs enfants ?

Ils allaient mourir maintenant que plus personne ne pourrait veiller à leur subsistance.

L’obscurité se faisait ; leurs mains devenaient roides ; les vagues les emportèrent un par un.

Et Hans entendait, voyait tout cela — le dernier cri qui sombre, le dernier effort de la main qui s’agrippe à l’épave de salut ; et jusqu’à l’ultime seconde ce furent des reproches pour les avoir menés au malheur, des lamentations sur leur horrible sort.

« Il s’agit de tenir ferme » — se dit Hans — car il faisait meilleur là où il se trouvait que dans la mer.

Et ses genoux serraient éperdument la quille du bateau et il tint bon jusqu’à ce qu’il ne sentît vraiment plus ni ses mains ni ses pieds.

Dans l’épaisse obscurité de la nuit orageuse il s’imagina entendre des hurlements qui partaient d’autres bateaux en détresse.

« Eux, aussi, ont femmes et enfants, — pensait-il ; — je me demande s’il est également, avec eux, un Hans qu’ils accablent de malédictions ! »

Et tandis qu’il restait là, flottant à la dérive, sentant arriver, peu à peu, l’aube, il lui sembla, tout à coup, que le bateau était entraîné par un fort courant dans la direction du rivage ; et c’était vrai : enfin Hans toucha terre. Mais qu’il regardât de n’importe quel côté, il ne voyait rien que la noirceur des vagues ou la blancheur de la neige.

Il observa attentivement autour de lui et, soudain, aperçut tout au loin la fumée d’une « gamme »[1] finnoise qui s’élevait sous une falaise et il se mit en mesure de grimper jusque-là.

Le Finnois qui habitait la hutte était si vieux qu’il pouvait à peine se mouvoir. Il était assis au milieu d’un tas de cendres chaudes et marmottait dans un grand sac : il ne dit pas un mot à Hans. De grands bourdons jaunes bourdonnaient tout autour sur la neige, comme si c’eût été la Saint-Jean ; et il n’y avait là qu’une jeune fille pour soigner le feu et donner à manger au vieux. Ses petits-fils et petites-filles étaient avec les rennes, bien loin, tout au loin sur le « Fjeld ».

Hans fit bien sécher ses vêtements et goûta le repas dont il avait tant besoin. La jeune Finnoise, Seimke, s’empressait auprès de lui ; elle lui donna du lait de renne et des os à moelle et il s’étendit sur des peaux de renards blancs.

Il faisait bon et l’on était bien dans la fumée de la hutte. Mais, tandis qu’il était là, mi-assoupi, mi-éveillé, il lui sembla que d’étranges choses se passaient autour de lui.

À l’entrée de la hutte se tenait le Finnois : il parlait à ses rennes qui, pourtant, étaient tout au loin dans les montagnes, là-bas. Il barrait les voies du loup et il menaçait par ses formules magiques les ours. Puis il ouvrit son sac de peau et la tempête hurla et siffla : un tourbillon de cendres chaudes s’envola. Et quand tout se fit calme, à nouveau, l’atmosphère de la hutte était remplie de jaunes bourdons qui s’éparpillèrent dans ses fourrures, tandis qu’il bavardait et marmottait, tout en branlant sa tête chauve.

Mais Hans avait autre chose à faire que de regarder le vieux Finnois. Dès que le poids du sommeil eut abandonné ses yeux, il se hâta d’aller retrouver son bateau.

Le bateau tenait ferme dans le sable du rivage et était tout à fait retourné comme un baquet, de sorte que la mer venait frapper ou frôler la quille ; il le tira assez loin sur la plage pour le mettre hors de l’atteinte des vagues.

Mais plus il tournait autour, l’examinant avec soin, plus il lui paraissait évident que les gens construisaient les bateaux, vraiment, dans le seul but de laisser la mer y pénétrer plutôt que d’empêcher l’entrée de l’eau. La proue ne valait pas beaucoup mieux qu’un groin de porc pour fendre les vagues et le bordage près de la quille était plat comme le fond d’un coffre. Il faut tout modifier, pensait-il, si l’on veut que le bateau puisse prendre la mer. La proue doit être élevée d’une ou deux planches pour le moins ; il faut qu’elle soit tout à la fois coupante et souple, de sorte qu’elle puisse aussi bien se courber devant les vagues que les traverser : alors on aurait un beau bateau, qui marcherait vivement.

Tout le jour, toute la nuit il y songeait. Il ne fut distrait de ces pensées que par une courte conversation, le soir, avec la jeune Finnoise.

Il ne pouvait s’empêcher de remarquer que cette Seimke était éprise de lui. Elle le suivait partout et ses yeux devenaient tout tristes chaque fois qu’il descendait au rivage ; elle comprenait si bien que toutes ses pensées étaient tendues vers le départ.

Et le Finnois, toujours, était installé, marmottant, au milieu de ses cendres : sa jaquette fumait.

Mais Seimke enjôlait tellement Hans du regard de ses yeux bruns, elle lui prodigua si bien les paroles de miel à en fatiguer sa langue, qu’elle réussit à l’attirer jusqu’au nuage de vapeur où le vieux Finnois ne les entendrait plus.

Le sorcier tourna la tête.

« Mes yeux sont troubles, la fumée leur fait mal, — dit-il ; — que tient donc Hans là-bas ? »

« C’est le blanc ptarmigan que vous avez pris au piège, » fit-elle à voix basse.

Et Hans sentit qu’elle se pressait contre lui et qu’elle tremblait de tous ses membres.

Alors elle lui parla si doucement qu’il crut entendre ses propres pensées : le Finnois était irrité contre lui et chantait des incantations contre le bateau qu’il voulait construire. Si Hans devait parvenir à l’achever, le sorcier ne pourrait nulle part vendre le bon vent dans tout le Nordland. Elle lui conseilla de se tenir sur ses gardes : il fallait éviter de se trouver entre le Finnois et ses bourdons enchantés.

Et Hans eut le pressentiment que ce bateau pouvait être la cause de sa perte. Mais plus les événements lui paraissaient mal se présenter, plus il s’efforçait d’en tirer bon parti.

Dans la pâleur grise de l’aube, avant que le Finnois fût levé, il se dirigea vers le rivage.

Mais, chose singulière, la neige s’accumulait en tas de plus en plus hauts, à perte de vue : plus il avançait et plus la blancheur du paysage reculait, plus profondément il enfonçait : impossible d’arriver à la mer. Et jamais il n’avait vu l’aurore boréale prolonger son éclat aussi loin dans la journée. Ses lueurs étincelaient et pétillaient, de longues langues de feu, léchantes, sifflaient après lui. Pas moyen de découvrir ni plage, ni bateau ; où se trouvait il, il n’en avait pas la moindre idée.

À la fin, il découvrit qu’il s’était complètement égaré : au lieu d’aller sur le rivage, il s’avançait dans l’intérieur des terres. Mais, tandis qu’il s’en retournait dans la bonne direction, voici que s’éleva une brume si dense qu’il ne pouvait voir à un mètre de lui.

Quand vint le soir il était absolument à bout et ne savait vraiment plus que faire.

La nuit descendait ; la neige tombait à flocons plus pressés.

Et, tandis qu’assis sur une roche il se demandait comment il pourrait rentrer, la vie sauve, une paire de raquettes s’en vint glisser tout doucement vers lui parmi le brouillard et s’arrêta devant ses pieds.

« Puisque vous avez pu me trouver, vous trouverez bien la route pour revenir aussi, » dit-il.

Il les mit donc et laissa les raquettes manœuvrer comme elles l’entendaient par dessus les collines et les falaises. Il ne s’inquiétait nullement de se guider par ses yeux ou de vérifier la marche de ses pieds ; et plus vite il allait, plus dense la brume et la neige se pressaient contre lui : ses raquettes, on eût dit que le vent les lui allait arracher.

Il refit par monts et par vaux toute la route qu’il avait parcourue pendant la journée et il lui semblait parfois qu’il ne sentait rien de ferme au-dessous de lui, mais qu’il volait.

Tout à coup les raquettes s’arrêtèrent net : il se trouvait juste à l’entrée de la hutte du Finnois.

Là se trouvait Seimke. Elle l’attendait.

« J’ai envoyé mes raquettes te chercher — dit-elle — car j’avais vu que le Finnois avait ensorcelé tout le pays pour que tu ne puisses pas retrouver le bateau. Ta vie est sauve, car il t’a donné abri sous son toit ; mais il ne serait pas bon de le voir ce soir. »

Là-dessus elle lui fit passer avec précaution le seuil, de façon que le Finnois ne pût l’apercevoir parmi l’épaisse fumée ; elle lui donna à manger et lui prépara une couche pour se reposer.

Mais lorsqu’il se réveilla au milieu de la nuit, il entendit des sons bizarres : des chuchotements, des chants lointains.

« Le Finnois ne pourra jamais lier le bateau,
La Monche, le batelier ne la trouvera point,
Le vent sans but tourbillonne. »

Le Finnois était assis parmi les cendres, chantait des incantations, marmottait à faire presque trembler le sol, tandis que Seimke était étendue avec le front contre le plancher et les mains crispées derrière elle autour de son cou, s’efforçant de combattre par ses prières les maléfices du sorcier. Et alors Hans comprit que celui-ci était encore à sa poursuite parmi la tourmente de neige et de brouillard et que sa vie était menacée par sa sorcellerie.

Il s’habilla dès avant le jour, sortit puis rentra tout aussitôt, couvert de neige, disant qu’il avait chassé aux ours. Mais jamais il ne s’était trouvé dans une pareille brume ; il lui avait fallu tâtonner longtemps avant de trouver la porte de la hutte, bien qu’il se trouvât tout à côté.

Le Finnois était là, ses fourrures remplies d’abeilles ; on eût dit d’une ruche. Il les avait envoyées à sa recherche dans toutes les directions, mais elles étaient toutes rentrées et bourdonnaient autour de lui.

Quand il aperçut Hans sur le seuil et qu’il eut vérifié que les abeilles ne s’étaient point trompées, il s’apaisa quelque peu et se mit à rire au point de faire trembler toute sa fourrure et marmotta :

« L’ours, nous le lierons solidement au-dessous de l’évier ; ses yeux, je les ai si bien ensorcelés, qu’il ne verra plus son bateau, et je fixerai une cheville de sommeil devant lui jusqu’au printemps. »

Mais, le même jour, le Finnois se tenait sur le seuil, tout occupé à faire des signes magiques et à dessiner de grandes lignes dans le vide. Puis il fit sortir de la hutte deux hideuses abeilles enchantées qui partirent pour leur mission en laissant des traces brûlantes et noires dans la neige partout où elles passaient. Il fallait qu’elles aillent porter le malheur et la maladie dans une chaumière là-bas sur les marais et répandre au dehors le mal évoqué par le Finnois, qui allait faire mourir de consomption à Bödö une jeune mariée.

Mais, nuit et jour, Hans se demandait comment il pourrait l’emporter sur le sorcier.

La jeune Seimke, avec des paroles tendres et des pleurs et des prières le suppliait, s’il tenait à la vie, de ne rien tenter pour descendre au rivage près de son bateau. À la fin cependant, elle vit que tout était inutile — il avait décidé formellement de s’en aller.

Alors elle lui prit les mains, les baisa et fut toute en larmes. Au moins lui promettrait-il d’attendre que le sorcier fût parti pour Jokmok, en Suède.

Le jour de son départ, le Finnois avec une torche fit l’inspection de sa hutte et dressa son inventaire.

Tout au loin étaient ses pâturages dans les montagnes, avec les rennes et les chiens et auprès d’eux toute sa famille. Le Finnois compta les bêtes, puis recommanda à ses petits-fils de ne pas laisser trop s’éloigner les rennes, de crainte des ours et des loups. Puis il prit une potion soporifique et se mit à danser en rond au point d’en perdre la respiration : avec un gémissement il tomba sur le sol. Ses fourrures, ce fut tout ce qui resta de lui. Son esprit s’en était allé, s’en était allé là-bas jusqu’à Jokmok.

Tous les magiciens y étaient assemblés par le brouillard sombre, à l’abri d’une haute montagne, révélant à voix basse toutes sortes de secrets et de trésors et insufflant la science aux novices en magie noire.

Mais les abeilles ensorcelées tournoyaient en bourdonnant sur les fourrures délaissées, comme un cercle jaune, et faisaient bonne garde.

Au milieu de la nuit Hans fut réveillé par la sensation de quelque chose qui le tirait comme de très loin. C’était, lui semblait-il, comme une sorte de courant d’air ; quelque chose le menaçait et l’appelait du dehors, parmi la neige :

« Tant que tu ne pourras pas nager comme le canard,
L’œuf que tu pondras n’éclôra point,
Le Finnois ne permettra jamais que tu mettes à la voile vers le Sud,
Car il vissera le vent et emprisonnera la brise. »

Et, à la fin de ce chant, le sorcier était là, se penchant vers lui ; la peau de sa face pendait, inconsistante et toute ridée comme la peau d’un vieux renne et il y avait dans ses yeux comme une brume de vertige, vraiment. Et Hans se mit à trembler de tous ses membres, sachant que le Finnois était en train de l’ensorceler.

Mais il roidit sa volonté pour combattre ses maléfices : et ainsi ils luttaient l’un contre l’autre ; le Finnois avait la face toute verte, il était près d’éclater.

Après cela, les sorciers de Jokmok envoyèrent vers Hans des passes ; ils lui troublèrent l’esprit. Il se sentait tout drôle et chaque fois qu’il songeait à son bateau, si un détail était bien établi, tout aussitôt un autre détail détruisait le précédent : à la fin, il lui semblait voir trente-six chandelles.

Alors une douleur profonde s’empara de lui. Malgré tous ses efforts, il ne pouvait assembler les pièces de son embarcation comme il le voulait ; et, vraisemblablement, la mer, plus jamais il ne la passerait !

Mais, quand vint l’été, Hans et Seimke allaient s’asseoir ensemble à la pointe du cap, par les belles soirées : les moucherons bourdonnaient, les poissons lançaient des jets d’eau dans le silence et, çà et là, les eiders nageaient.

« Si seulement quelqu’un voulait me construire un bateau aussi vite et aussi agile qu’un poisson et qui volerait sur les vagues tel qu’une mouette ? » répétait Hans, la voix pleine de sanglots — « alors, je pourrais partir ! »

« Veux-tu que je te conduise à Thjöttö ? » clama une voix venant du rivage.

Il y avait là quelqu’un avec une coiffe de peau retournée, dont on ne pouvait distinguer le visage.

Et juste devant les roches, là-bas, à l’endroit même ou ils avaient vu les eiders, flottait sur la mer un bateau étroit et long, avec une proue et une poupe très hautes. Sa carène goudronnée était pleinement reflétée dans l’eau et l’on n’y distinguait pas le moindre nœud dans le bois.

« Oh oui ! j’accepte avec reconnaissance », répondit Hans.

Mais à peine avait-il parlé, que Seimke se mit à pleurer et à se lamenter terriblement. Elle se précipita à son cou, ne voulant pas le laisser partir, eut comme une crise de délire, jeta des cris perçants. Elle lui promit ses raquettes, qui le mèneraient partout où il souhaiterait d’aller, dit qu’elle volerait à son intention la baguette d’os du sorcier par le moyen de laquelle il découvrirait tous les trésors qui ont été enterrés, s’offrit à lui enseigner comment on fait dans les lignes des nœuds pour attirer les saumons et de quelle façon on appelle les rennes à soi de fort loin. Il deviendrait aussi riche que le Finnois, si seulement il consentait à ne pas l’abandonner.

Mais Hans n’avait d’yeux que pour le bateau là-bas.

Voyant cela, elle fit un bond, arracha de ses beaux cheveux noirs et en lia ses pieds : il faudrait s’en délier d’abord, avant de pouvoir la quitter !

« Si je reste ici pour jouer avec toi et les jeunes rennes, plus d’un pauvre diable usera ses ongles à la quille d’un bateau », dit-il. « Voyons ! donne-moi un baiser, puis une dernière étreinte, sinon je m’en passe ! »

Et elle se précipita dans ses bras telle qu’une jeune chatte, regarda droit dans ses yeux à travers ses larmes, toute tremblante pleura, semblait hors d’elle-même.

Mais, voyant qu’elle ne pouvait rien sur lui, elle s’enfuit, avec des gestes d’appel vers la hutte du sorcier.

Hans comprit qu’elle implorait son assistance et qu’il était prudent de se réfugier tout aussitôt dans le bateau tant que la route lui était encore ouverte. Le bateau s’était avancé tellement près des roches qu’il n’eut qu’à se laisser descendre sur les bancs. Le gouvernail glissa dans sa main ; en travers, derrière le mât, il y avait quelqu’un à la proue qui hissait et déployait la voile : mais son visage, Hans ne pouvait le distinguer.

Ils partirent.

Et un bateau pour courir devant le vent, Hans n’en avait jamais vu de pareil. Les vagues se dressaient autour d’eux comme des masses de neige, bien qu’il fît pour ainsi dire calme. Mais ils n’étaient point partis de longtemps qu’un mauvais sifflement passa dans l’air. Les oiseaux criaient, se hâtant vers la terre ; la mer, telle qu’une muraille sombre, s’éleva derrière eux.

C’était le sorcier Finnois qui avait ouvert son sac et envoyait une tempête à leurs trousses.

« Il s’agit d’aller à pleines voiles, » dit une voix de derrière le mât. Celui qui avait la haute main sur le bateau semblait ne pas se soucier le moins du monde du temps, car il ne toucha pas aux voiles pour les diminuer.

Maintenant le sorcier en était à son second nœud magique[2]. Le bateau poursuivait sa course folle par le détroit ; la mer montait en blanches trombes d’écume jusqu’aux nuées.

Il fallait que le bateau fût aussi vite, plus vite même qu’un oiseau, sinon il était perdu.

Un rire hideux se fit entendre à bâbord.

« Le Finnois donne de la voix
Et nous pousse droit au sud ;
Il y a une fente dans le sac,
Il s’agit de veiller aux voiles ! »

Et donnant la bande, la voile diminuée d’un cran, le lourd compagnon de l’avant à califourchon sur le bordage avec ses immenses bottes de marin pendillant dans l’écume des vagues, ils couraient devant le vent par à travers de l’embrun aveuglant droit en la haute mer, au milieu des hurlements de la tempête.

Les murailles d’eau étaient si vastement lourdes que vraiment Hans ne parvenait plus à distinguer la lumière du jour, ni à se rendre compte s’ils passaient au-dessus ou au-dessous des lames.

Le bateau coupait celles-ci aussi légèrement et avec autant de facilité que si sa proue eût été une glissante nageoire de poisson et son bordage était lisse et fin comme la coquille d’un œuf d’hirondelle de mer ; mais quoi qu’il fît, Hans ne pouvait découvrir où il finissait ; il lui semblait ne voir qu’une moitié de bateau ou tout au moins on eût dit que tout l’avant disparaissant dans l’écume, ils naviguaient dans une partie d’embarcation.

La nuit tomba. Les vagues étaient phosphorescentes et brillaient comme des braises : le vent emportait la hideur de hurlements prolongés. Des appels de détresse, des cris de naufragés en agonie répondaient au vent de tous les bateaux sombrés qu’ils dépassaient dans leur course furibonde ; à leurs bancs s’accrochèrent désespérément bien des apparitions d’une fantomatique et terrible pâleur. La nocturne phosphorescence mettait une lueur blême sur ces faces de désespoir et elles se crispaient en bâillements, elles dardaient de fixes regards, dans la tempête elles aboyaient !

Tout à coup Hans se réveilla, une voix lui criait :

« Te voilà chez toi, à Thjöttö, Hans ! »


Et après avoir repris quelque peu conscience, il reconnut l’endroit où il se trouvait. Il était couché contre les roches, tout près de son hangar à bateaux, chez lui. La mer s’était avancée tellement loin qu’une frange d’écume étincelait à la hauteur du champ de pommes de terre ; il pouvait à peine se tenir debout, si fort était le vent. Il s’assit sous le hangar et son esprit se mit au travail pour retrouver le dessin exact, parmi l’obscurité, du bateau de Draug[3] qui l’avait transporté : bientôt il succomba au sommeil.

Le lendemain matin, sa sœur vint avec un panier rempli de provisions. Elle ne lui souhaita pas le bonjour comme à un étranger, mais se conduisit comme si elle venait ainsi chaque matin. Pourtant lorsqu’il commença à lui raconter en détail tout son voyage au Finnmark, et à lui parler du sorcier Finnois et du bateau dans lequel il était rentré cette nuit même, il s’aperçut qu’elle se contentait de ricaner et le laissait aller. Tout le jour il parla de tout cela à sa sœur, à ses frères et à sa mère, mais il dut conclure qu’il semblait avoir perdu quelque peu la tête. Quand il fit mention du bateau, ils échangèrent un sourire et très évidemment s’abstinrent d’objections pour ne pas lui déplaire. Mais ils penseraient ce qu’ils voudraient ; s’il pouvait seulement réaliser ce qu’il avait en vue, s’il pouvait seulement être laissé à lui-même dans le vieux hangar où personne ne viendrait !

« Il faut aller avec le courant », se dit Hans, et s’ils me tiennent pour détraqué, je dois me conduire de telle sorte qu’ils ne se mettent pas dans mon chemin et qu’ils me laissent travailler à mon gré. »

Il emporta donc au hangar des peaux pour s’arranger une couche et y passa ses nuits ; pendant le jour il installait une perche sur le toit, y grimpait et criait qu’il était en bateau. Parfois il se mettait à califourchon sur le faîte et enfonçait son coutelas profondément dans les poutres, pour faire accroire qu’il s’imaginait être en mer et tenir ferme à la quille d’une embarcation.

Quand passaient des gens, il venait sur le seuil et leur montrait le blanc de ses yeux dans une si hideuse grimace que chacun fuyait épouvanté. C’était à peine si de chez lui on osait glisser dans le hangar le panier aux provisions. On envoyait là-bas sa plus jeune sœur, la joyeuse petite Malfri, qui restait causer avec lui et qui s’amusait follement quand il fabriquait pour elle des jouets et lui racontait toutes sortes de choses au sujet d’un bateau qui volerait comme un oiseau et qui cinglerait comme aucun bateau n’avait jamais cinglé.

Si quelqu’un se présentait à l’improviste et tentait de voir à quoi il travaillait sous le hangar, il se faufilait dans le grenier et jetait les planches sens dessus-dessous, de telle sorte qu’on ne savait où le découvrir et que l’on passait outre. Et les gens se hâtaient de regrimper la colline en l’entendant dégringoler du grenier et rire à gorge déployée de leur déconvenue.

De la sorte, Hans obtint qu’on le laissât en paix. Il travaillait le mieux le soir, quand la tempête s’acharnait sur les pierres et les écorces du toit gazonné et que les herbes marines étaient projetées par les vagues jusqu’à la porte même du hangar.

Quand le vent soufflait en gémissant par les fissures des murailles et que les flocons de neige se glissaient à l’intérieur, alors le modèle du bateau du Draug se précisait nettement à ses yeux. Les jours d’hiver étaient courts et la mèche de la lampe au-dessus de son travail jetait de grandes ombres : l’obscurité venait vite et se prolongeait longuement dans la matinée. Alors, sur sa couche de peaux il cherchait le sommeil ; un tas de copeaux lui servait d’oreiller.

Il n’épargnait point la peine. S’il y avait une planche qui ne s’adaptât point complètement à la planche voisine, si minime que fût la défectuosité, tout de suite il en enlevait toute une rangée et les rabotait à nouveau.

La nuit qui précédait la Noël, il avait terminé tout le bordage supérieur et les fourches de nage. Il travaillait avec tant d’ardeur qu’il ne s’apercevait pas de la fuite du temps.

Son rabot éparpillait les copeaux de tous les côtés lorsque, tout à coup, terrifié, il s’arrêta : quelque chose de noir se mouvait le long d’une planche.

C’était une grande et hideuse abeille qui se traînait et semblait examiner tout le bordage du bateau. Quand elle eut atteint la plus basse planche de la quille, elle agita ses ailes et bourdonna. Puis elle prit son vol, s’éleva et, soudainement, disparut dans l’obscurité.

Il semblait à Hans que tout s’effondrait en lui. Le doute, l’angoisse l’envahissaient. Il savait parfaitement que ce bourdonnement d’abeille maléfique n’apportait rien de bon à un bateau comme celui-là.

Il prit la lampe et un marteau de bois et se mit à éprouver successivement la proue, le bordage, toutes les planches. Et d’un bout à l’autre du bateau tout fut vérifié de près, à la surface extérieure et en dedans. À présent, il n’y avait plus un clou, plus un rivet en qui il eût confiance.

Et le dessin de l’embarcation, ses proportions aussi, ne le satisfaisaient plus du tout non plus. La proue était trop forte, toute la coque du bateau sous le plat-bord avait quelque chose de contourné et d’incliné : on eût dit deux moitiés de bateaux différents agencées ; l’avant ne correspondait pas à l’arrière. Et au moment où il allait examiner cela de plus près (une sueur froide le pénétrait jusqu’à la racine des cheveux), la lampe s’éteignit et le laissa dans la plus complète obscurité.

Alors il ne se contint plus. D’un coup de marteau il fit voler la porte du hangar et, saisissant une grosse cloche de vache, par la nuit noire, de toutes ses forces, il la fit sonner, encore et encore il la fit sonner.

« Est-ce pour moi que tu sonnes, Hans ? »

Derrière lui quelque chose résonnait comme le ressac sur la plage ; un vent froid pénétra dans le hangar.

Et sur le bout de quille de l’embarcation était installé, en veste de marin toute bourbeuse et avec une coiffe tirée sur ses oreilles, de telle sorte que son crâne ressemblait à un gland aplati, quelqu’un.

Hans eut un tressaillement. C’était celui-là même auquel il songeait dans sa rage folle. Il saisit une lourde escope et la flanqua droit vers le Draug.

Mais l’escope traversa le Draug, alla toucher la muraille derrière lui, rebondit et revint siffler aux oreilles de Hans : si elle l’eût touché, vrai, il ne se serait pas relevé du coup.

Le Draug, cependant, ne lui répondit que par un clignement d’yeux féroce.

« Fi ! » — cria Hans — en crachant vers le démon. Et le crachat lui revint en pleine figure.

« Voilà que tu rattrapes ton sale torchon », fit une voix moqueuse.

Mais au même instant, les yeux de Hans s’ouvraient et il voyait tout un chantier sur le rivage.

Et là, avec son gréement complet, sur l’eau éclatante, il y avait une « ottring »[4] d’une longueur fine et bellement proportionnée et si étincelante, qu’il ne se lassait pas de s’en réjouir la vue.

Le Draug clignait des yeux d’un air satisfait et ces yeux, de plus en plus, brillaient.

« Si je puis te reconduire en Helgeland — dit-il, — je puis te donner le moyen, aussi, de gagner ton pain. Mais pour cela il faudra que tu me paies une petite redevance. À chaque septième bateau que tu construiras c’est moi qui devrai mettre le gabord. »

Hans suffoquait. Il pressentait que par ce bateau il allait se rendre complice d’une abomination.

« Tu t’imagines, peut-être, que tu auras tout pour rien ? » dit avec une horrible grimace le Draug.

Là-dessus il y eut un sifflement, comme si quelque chose de lourd voltigeait autour du hangar et puis un rire : « Si tu veux le bateau du marin, il faut prendre en même temps le bateau du mort. Frappe trois fois ce soir sur le bout de quille avec ton marteau et on t’aidera à construire des bateaux comme l’on n’en trouvera pas dans tout le Nordland. »

Deux fois Hans leva le marteau, ce soir-là, et deux fois il le mit de côté.

Mais devant ses yeux l’ottring était là, si preste, se jouant sur la mer, telle qu’il l’avait vue, toute fraîchement goudronnée, toute gréée, pourvue d’un attirail de pêche complet. Du pied, il poussa le svelte et beau bateau pour vérifier avec quelle légèreté, à quelle hauteur il s’élevait sur les vagues au-dessus de la ligne de flottaison.

Et une fois, deux fois, trois fois le marteau, s’abattit sur la quille.

Et c’est ainsi que fut construit à Sjöholm le premier bateau. Aussi pressée que des bandes d’oiseaux s’était installée sur le promontoire la foule, à l’automne ; elle regardait Hans et ses frères mettant à flot la nouvelle ottring.

Elle glissa dans le courant : il y avait autour d’elle comme un fossé d’écume.

Tantôt elle était partie, tantôt on la voyait ; elle plongeait comme une mouette ; puis elle passait écueils et caps comme un dard.

Sur les emplacements où l’on pêchait, les gens étaient immobiles, rames hautes, bouche bée. Un bateau comme celui-là, jamais on n’en avait vu.

Mais si la première année ce fut une ottring, l’année d’après ce fut une grande et lourde « femböring »[5] pour la pêche d’hiver qui fit écarquiller les yeux de tout le monde.

Et chacun des bateaux construits par Hans était plus léger et plus vite que le précédent.

Mais le plus grand, le plus beau, était le dernier qui se trouvait en chantier sur le rivage.

C’était le septième.

Hans, faisant les cent pas, y songea fortement ; mais lorsqu’il vint pour le voir, au matin, il remarqua — chose singulière — qu’il avait grandi pendant la nuit et que, bien plus, il y avait en lui une sorte de monstrueuse beauté qui le rendit muet d’étonnement.

Enfin il fut achevé et l’on ne se lassait point d’en parler.

Maintenant il faut dire que le Bailli qui gouvernait tout Helgeland en ce temps-là était un homme injuste, qui imposait lourdement le peuple, exigeant double poids et double compte de poisson et de duvet d’eider et il se montrait aussi rapace en ce qui concernait les dîmes et redevances en grains. Partout où arrivaient ses agents ils tondaient et écorchaient. À peine, donc, eût-il entendu parler des nouveaux bateaux qu’il envoya voir ce qui en était, car lui-même employait de nombreux équipages aux pêcheries. Quand ses agents revinrent, ils lui racontèrent ce qu’ils avaient vu et le Bailli en fut tellement ravi qu’il se mit en route sur-le-champ pour Sjöholm et soudainement s’abattit sur Hans comme un faucon. « Tu n’as payé jusqu’ici ni dîme ni taxe, mon garçon ; tu payeras autant de demi-marcs d’argent que tu as construit de bateaux. »

Sa rage était à son comble ; Hans serait mis aux fers et transporté à la forteresse de Skraar ; on l’y emprisonnerait si étroitement qu’il ne verrait plus ni la lune ni le soleil.

Mais quand il eut fait tout le tour du femböring, ne se lassant pas de l’admirer ; quand il eut constaté combien il était joli et finement proportionné, il se décida à donner le pas à la miséricorde sur la justice et consentit à remettre l’amende à condition de prendre le bateau.

Là-dessus Hans se découvrit et déclara que s’il existait au monde un homme à qui il se sentait flatté de pouvoir offrir son bateau, c’était bien à monseigneur le Bailli.

Celui-ci donc partit sur le bateau.

La mère de Hans, ses frères et ses sœurs se lamentèrent amèrement de voir s’en aller le beau femböring ; mais Hans était grimpé sur le toit de son hangar et riait à se tordre. Et vers l’automne le bruit se répandit que le Bailli et ses hommes avaient sombré avec le femböring dans le Vesterfjord.

Mais à cette époque, tout le monde — pour ainsi dire — se débarrassait de ses vieux bateaux par tout le Nordland et Hans ne parvenait pas à construire la dixième partie des bateaux qu’on venait lui commander. De loin et de près, les gens s’empressaient autour de son hangar et c’était une faveur d’être agréé par lui, c’était comme un privilège de sa part d’exécuter le travail promis. Bientôt les embarcations s’alignèrent par files sous les appentis de son chantier.

Il ne s’inquiétait plus de vérifier quand arrivait chaque fois le septième bateau parmi ceux qu’il construisait et ce qui advenait de lui. Si l’un ou l’autre venait à sombrer, de temps en temps, ma foi, tant d’autres se comportaient bien qu’au total tout marchait parfaitement. D’ailleurs, les gens pouvaient choisir eux-mêmes leurs bateaux et prendre ceux qu’ils préféraient.

Hans était devenu si riche et si puissant, qu’il n’était pas bon de le contrecarrer en aucune façon.

Des piles de pièces d’argent s’entassaient en des barils dans son grenier et son établissement de construction s’étendait sur toutes les îles de Sjöholm.


Un dimanche, sa mère, ses frères et la joyeuse petite Malfri étaient partis pour l’église dans un petit femböring. Quand vint le soir, comme ils n’étaient pas encore revenus, le batelier entra chez Hans et lui dit qu’on ferait bien d’appareiller et de s’en aller à leur recherche, car une tempête s’annonçait.

Hans, tenant un fil à plomb, prenait des mesures pour un nouveau bateau qui devait être encore plus grand et plus imposant que tous les autres ; il n’était donc pas bon de venir le déranger. « T’imagines-tu donc qu’ils sont sortis dans un vieux bac pourri », beugla-t-il. Et le batelier fut aussitôt dehors.

Mais la nuit, Hans ne parvenait pas à fermer l’œil et écoutait. Le vent sifflait et secouait les murailles ; on entendait des cris tout au loin sur la mer. Et au même instant on cogna à la porte, et quelqu’un l’appelait par son nom.

« D’où que tu viennes, va-t’en ! » il clama ; puis se refourra sous ses couvertures.

Quelques instants après ce fut comme si de petites mains tâtonnantes grattaient à la porte.

« Ne peut-on vraiment pas me laisser en paix ou faudra-t-il que je m’installe autre part ! »

Mais on continuait à cogner, on continuait à tâtonner autour du loquet, il y eut comme un bruissement à la porte : on eût dit que quelqu’un était là et ne parvenait pas à ouvrir. Et, plus perceptiblement, on entendait des efforts de mains vers le loquet.

Mais Hans ne bougeait pas et riait. « Les « fembörings » qui sont construits à Sjöhölm ne coulent pas à fond, vraiment, dès avant le premier coup de brise », fit-il d’un ton moqueur.

Et, soudain, le loquet joua, le loquet sauta, la porte s’ouvrit tout au large et sur le seuil se tenait la jolie petite Malfri avec sa mère et ses frères. Il y avait comme de la phosphorescence autour d’eux et leurs vêtements dégouttaient.

Leurs faces étaient pâles et bleues, ils avaient les coins de la bouche pincés comme s’ils venaient d’avoir passé par toutes les horribles angoisses de l’agonie. Malfri tenait désespérément sa mère par le cou avec un de ses bras déchiré, saignant, telle qu’elle l’avait saisie à la toute dernière seconde. Elle l’apostrophait, se lamentait, lui redemandant sa vie.

Maintenant il savait ce qui était arrivé.

Au-dehors, il se précipita par la nuit sombre, par la tempête plus sombre encore, pour appareiller tout ce qu’on pouvait trouver de bateaux avec tous les hommes disponibles et se mettre à la recherche des naufragés. L’on partit, l’on cingla dans toutes les directions : en vain.

Vers l’aube le femböring échoua au rivage, quille en l’air, avec un large trou dans la carlingue.

Et alors Hans se dit qu’il connaissait l’auteur du méfait. À partir de la nuit où périt en mer toute sa famille, les affaires prirent une autre tournure à Sjöhölm.

Pendant les heures du jour, tant que se faisait entendre le bruit des marteaux, des rabots et des rivets, tout allait bien pour Hans et les carcasses de bateaux se pressaient sous les appentis aussi nombreuses que les oiseaux de mer sur un « Aeggevair »[6].

Mais à peine le soir épandait-il sa quiétude qu’il n’était plus seul. Sa mère se mouvait dans la maison, ouvrant, fermant tiroirs et armoires et la lourde marche de ses frères qui regagnaient leurs chambres faisait craquer les degrés de l’escalier.

La nuit, le sommeil ne visitait plus ses yeux et sûrement, à sa porte c’était la petite Malfri qui venait gémir.

Il restait sur son lit éveillé, réfléchissant : combien de bateaux voués à la destruction pouvait-il bien avoir envoyé sur la mer ? Et plus il refaisait ses calculs, plus il en comptait.

Alors il se laissait tomber de son lit et par la nuit obscure rampait jusqu’au hangar. Il allumait de la lumière et avec un marteau vérifiait le bordage de tous les bateaux pour voir s’il ne tomberait pas sur le septième. Mais il n’entendait ou ne sentait aucun défaut nulle part. L’une planche était exactement pareille à l’autre. Elles étaient toutes dures et souples, et le bois, quand on grattait la couche de goudron, apparaissait blanc et frais.

Une nuit il était tellement tourmenté par le doute au sujet du nouveau sekstring[7] qui était là sur le chantier prêt à être lancé le lendemain matin qu’il n’en pouvait plus : il ne goûterait le repos qu’après être descendu jusque-là et avoir éprouvé le bordage avec son marteau.

Mais tandis qu’il se trouvait dans le bateau et qu’il se penchait sur les bancs avec de la lumière, il y eut comme un gargouillement dans l’eau et puis s’éleva une horrible odeur de pourriture. Au même instant il entendit des pas — on eût dit — de gens en grand nombre marchant vers le rivage, puis là sur la pointe du promontoire il vit s’avancer tout un équipage.

Ces gens avaient l’air de créatures toutes contrefaites. Ils s’inclinaient en avant, les bras tendus. À travers les roches, à travers tout, ils passaient, sans un bruit, sans un cri.

Derrière eux arrivait un autre équipage, des petits et des grands, des hommes faits et des enfants, bruyants, poussant des cris. Et puis encore d’autres, et tous venaient vers le rivage et prenaient le sentier qui conduisait à la pointe du cap.

Quand la lune parut, Hans put percer du regard à travers leurs squelettes. Leurs faces étincelaient, leurs bouches avec leurs dents brillantes bâillaient comme s’ils avaient avalé de l’eau. Il en arrivait des masses qui s’ajoutaient les uns aux autres : ils fourmillaient.

Et Hans vit qu’ils étaient là tous, ceux que dans ses insomnies il avait vainement essayé de compter, et un accès de rage s’empara de lui.

Il se dressa dans l’embarcation et claquant sur les fesses de sa culotte en cuir, il s’écria : « Vous auriez été autrement nombreux si Hans n’avait pas construit ses bateaux ! » À présent, comme le sifflement d’un vent glacial, tous, ils s’abattaient sur lui, le fixant de leurs yeux creux.

Ils grinçaient des dents et avec des sanglots lui reprochaient leur trépas.

Et Hans, saisi d’horreur, mit à la voile pour quitter Sjöhölm. Mais la voile pendait, inerte, le long du mât, le bateau glissait dans de l’eau morte. Et, parmi les vagues immobiles, il y avait une masse flottante de planches gonflées et pourries, toutes avaient été façonnées et réunies, jadis ; mais elles avaient crevé, elles avaient sauté et sur elles c’était maintenant de la vase, sale et verte, la moisissure horrible.

Des mains mortes se crispaient aux coins de ces planches et l’on voyait que leurs articulations ne pouvaient tenir ferme. Elles se dressaient au-dessus de l’eau puis retombaient.

Et Hans mit toutes voiles dehors pour partir, oh ! partir au plus vite ! Il se retournait avec effarement, encore, pour voir si tout cela était à sa poursuite. Au fond de la mer toutes ces mains mortes se tordaient, essayant de le frapper à l’arrière avec des harpons.

Une rafale s’éleva, hurlante et sifflante ; le bateau passait entre des vagues de bouillonnante blancheur.

L’obscurité s’épaississait, de gros flocons de neige emplissaient l’air, toute la pourriture autour de lui était d’une plus vaste horreur.

Pendant le jour il prenait comme points de repaire les cormorans tout au loin dans le gris de la brume et à la nuit ils poussaient des cris à ses oreilles.

À la fin, le brouillard se leva quelque peu sur la mer et dans l’air ce fut toute une agitation de bourdonnants bourdons noirs. Le soleil brûlait et tout au loin sur la terre ferme les plaines couvertes de neige étincelaient.

Hans reconnaissait parfaitement le promontoire et le rivage auquel il allait atterrir. La fumée qui s’élevait là-bas sortait de la hutte du Sorcier Finnois. Et lui-même était sur le seuil. Il levait et abaissait son bonnet pointu, encore et encore, au moyen d’une espèce de corde faite avec des tendons qui passait droit à travers son corps : toute sa peau craquait.

Et là-haut, certainement aussi, c’était Seimke.

Elle paraissait vieille et sèche tandis qu’elle se penchait sur la peau de renne qu’elle étendait au soleil, dehors. Mais elle regarda sournoisement de dessous son bras, vive et preste comme une chatte qui joue avec ses petits, et le soleil éclaira son visage et fit étinceler la sombre noirceur de ses cheveux.

Elle eut un sursaut, abrita ses yeux et regarda en bas vers lui. Son chien aboyait, mais elle le calma pour que le Finnois ne s’aperçût de rien.

Et alors un étrange désir se saisit de Hans et il toucha terre. Il était à ses côtés, elle se saisit de ses bras, se les mit autour de sa tête, rit, se blottit tout contre lui, criant, implorant, hors d’elle-même ; elle se penchait sur sa poitrine, se jetait à son cou, lui donnait des baisers, le caressait, ne voulait pas le laisser partir.

Mais le Finnois avait remarqué qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire ; il restait là dans ses fourrures, marmottant des mots bizarres à ses bourdons et Hans n’osait point passer entre lui et le seuil.

Le Sorcier était irrité.

Depuis que tout le monde avait changé de bateaux dans le Nordland entier et qu’il ne pouvait plus vendre de bon vent nulle part, la misère était venue pour lui et il se désolait. Il était si pauvre à présent qu’il lui faudrait bientôt quitter sa hutte et s’en aller mendier son pain. De tous ses rennes il n’en restait plus qu’un ; il vaguait là, autour de la maison.

Seimke se glissa derrière Hans et lui dit à mi-voix : « Fais semblant de te présenter pour acheter le renne ! » Et là-dessus, elle s’entoura de la peau et se plaça à l’entrée de la hutte dans la fumée, de telle sorte que le Finnois n’apercevant que la peau grise put s’imaginer qu’on amenait le renne.

Hans appuyant une main sur le cou de Seimke se présenta comme pour acheter l’animal et fit un prix.

Le bonnet pointu s’agita, le Finnois cracha : non, vendre son renne, il ne le voulait point.

Hans offrit davantage.

Mais le Finnois éparpilla le cendres autour de lui, cria, menaça. Les bourdons se pressaient aussi denses que des flocons de neige : la fureur du Sorcier était en eux.

Hans augmentait son prix encore et encore ; maintenant c’était tout un plein boisseau d’argent qu’il offrait. Le Finnois allait éclater de fureur.

Mais il fourra de nouveau sa tête sous ses fourrures et se mit à marmonner des incantations : l’offre atteignait sept boisseaux à présent.

Et alors il commença à rire, à rire ; il rit à se tordre. Il se disait que le renne allait coûter à son acheteur un joli denier.

Mais Hans se saisissant de Seimke se précipitait avec elle dans son bateau, tenant derrière lui la peau de renne pour se protéger contre le Finnois.

Ils touchaient au rivage ; ils étaient à la mer.

Seimke était si heureuse ; elle se frotta les mains et prit sa place pour ramer.

Comme un grand peigne de lumière, l’aurore boréale dardait ses lueurs rouges et vertes qui se jouaient, caressantes, sur son visage. Elle lui parlait, elle la défiait de ses petites mains et ses yeux brillaient. Elle mettait en œuvre sa bouche, sa langue et la rapidité de ses gestes lorsqu’elle conversait avec elle.

L’obscurité tombait. Elle se pencha sur la poitrine de Hans ; il pouvait sentir sa chaude haleine. Ses beaux cheveux noirs se déroulaient et elle était doucement palpitante comme un ptarmigan effrayé dont le cœur bat à se rompre.

Hans enveloppa Seimke de la peau du renne. Le bateau se balançait sur la mer comme un berceau.

Ils allaient, ils allaient. C’était la nuit. Ils allaient. On ne voyait plus de promontoire, plus d’île, sur les récifs plus d’oiseaux.

Traduit du norwégien de Jonas LIE,
par Geo. KHNOPFF.


FIN
  1. Une hutte particulière aux Finnois de la Norwège.
  2. En faisant un nœud les sorciers produisent un grain ; un second nœud produit une tempête.
  3. Démon particulier à la Norwège septentrionale ; ils parcourent les mers sur des demi bateaux.
  4. Embarcation à huit rames.
  5. Embarcation à cinq rames de chaque côté, dont on se sert pour les pêches hivernales.
  6. Endroit où abondent les œufs d’oiseaux de mer.
  7. Contracté de sex octring, bateau à six rames.