Paméla
Traduction par Jean-Augustin Amar Du Rivier.
Reymann (1p. 1-305).


PAMÉLA,
COMÉDIE
EN TROIS ACTES ET EN PROSE

PERSONNAGES

Mylord BONFIL.

Myladi DAURE, sa sœur.

Le chevalier ERNOLD, neveu de Myladi.

Mylord ARTUR.

Mylord CURBRECH.

PAMÉLA, femme-de-chambre de la défunte mère de Bonfil.

ANDREUSS, vieillard, père de Paméla.

Madame JEFFRE, gouvernante.

Monsieur LONGMAN, intendant.

Monsieur GUILLAUME, secrétaire de Bonfil.

ISAC, valet de chambre de Bonfil.


La Scène est à Londres, chez Mylord Bonfil, et se passe dans un salon qui communique à divers appartemens.
PAMÉLA,
COMÉDIE.

ACTE PREMIER.


Scène PREMIÈRE.

PAMÉLA est assise à une petite table, et travaille à quelque chose de blanc.
Mme JEFFRE file de la soie au rouet
Mme Jeffre.


Paméla, pourquoi pleurer ainsi ? qui fait couler vos larmes ?

Paméla.

Le souvenir, hélas ! de ma pauvre maîtresse.

Mme Jeffre.

Je ne puis que vous louer ; mais il y a trois mois qu’elle n’est plus.

Paméla.

Jamais je ne l’oublierai. Je suis une pauvre fille ; née d’un père pauvre également, et qui cultive de ses mains le champ qui fournit à ses besoins. Cette bonne maîtresse m’a fait passer de l’état d’indigence à une situation plus heureuse ; de la culture d’un petit jardin, à l’honneur d’être sa femme-de-chambre. Elle m’a fait instruire, élever auprès d’elle ; me voulait toujours à ses côtés ; et de pareils bienfaits sortiraient de ma mémoire ! Ah ! je serais trop ingrate, trop indigne du sort que la bonté du ciel m’a accordé.

Mme Jeffre.

Cela est vrai : Madame vous voulait beaucoup de bien ; mais pour tout dire aussi, vous êtes faite pour être aimée. Sage, vertueuse, prudente, adorable enfin……

Paméla.

Ah, Madame ! vous me mortifiez !

Mme Jeffre.

Je vous parle sincèrement. Voilà bientôt vingt ans que j’ai l’honneur de servir ici, et de toutes les femmes-de-chambre qui y sont entrées, je n’en ai vu aucune plus décente que vous.

Paméla.

C’est un effet de votre bonté, Madame, qui veut bien fermer les yeux sur mes défauts.

Mme Jeffre.

Vous avez, entre autres mérites, celui d’un esprit qui apprend tout avec une facilité !…

Paméla.

Le peu que je sais, c’est Madame qui me l’a appris.

Mme Jeffre.

Et puis, vous êtes belle, ma Paméla[1]

Paméla.

Vous me faites rougir.

Mme Jeffre.

Je vous aime comme ma fille.

Paméla.

Et moi, je vous respecte comme ma mère.

Mme Jeffre.

Je suis enchantée de ce que, malgré la mort de Madame, vous restez toujours avec nous.

Paméla.

Pauvre maîtresse ! avec quelle tendresse elle m’a recommandée à Mylord son fils. On eût dit qu’elle ne pouvait, dans les derniers momens de sa vie, s’occuper d’autre chose que de moi. Ah ! quand je me rappelle tout cela, mes larmes s’échappent malgré moi.

Mme Jeffre.

Mais Monsieur vous aime autant que sa défunte mère.

Paméla.

Puisse le ciel le bénir et le protéger en tout !

Mme Jeffre.

Vous pouvez être un jour la femme-de-chambre de son épouse.

Paméla.

Hélas !

Mme Jeffre.

Vous soupirez ! pourquoi ?

Paméla.

Que le ciel réponde en tout à ses vœux !

Mme Jeffre.

Mais il me semble que vous parlez de lui, avec bien de l’affection !

Paméla.

Eh ! comment puis-je parler autrement de celui qui me donne la certitude de mon bonheur !

Mme Jeffre.

Quand il vous nomme, le sourire est toujours sur ses lèvres.

Paméla.

Il a une si belle ame !

Mme Jeffre.

Et tout le sérieux qui caractérise notre nation.

Paméla.

Parler peu, mais bien, est une belle prérogative.

Mme Jeffre (se lève.)

Pamela, restez ici : je suis à vous dans le moment.

Paméla.

Ne me laissez pas long-temps seule.

Mme Jeffre.

Voyez : mon fuseau est plein ; j’en prends un autre, et je reviens à l’instant.

Paméla.

Je ne voudrais pas que Monsieur me trouvât seule.

Mme Jeffre.

Comment donc ! il est honnête.

Paméla.

C’est un homme ![2]

Mme Jeffre.

Allons, allons, point de ces mauvaises idées-là. Je suis à vous.

Paméla.

S’il venait, par hasard, ayez la bonté de m’avertir.

Mme Jeffre.

Oui, oui. (à part.) Il me vient une drôle d’idée dans l’esprit. Pamela parle trop de son maître !… Mais

je saurai m’en assurer. (Elle sort.)

Scène II.[3]

Paméla (seule.)


Maintenant que madame Jeffre n’y est pas, je puis pleurer en liberté ! Mais ces larmes que je répands, sont-elles bien toutes pour ma défunte maîtresse ? que ne puis-je m’en flatter ! mais mon triste cœur me dit le contraire. Mon maître parle souvent de moi… Le sourire est sur ses lèvres quand il me nomme… ! Quand son œil me rencontre, il ne se presse point de le détourner… ; il m’a adressé des paroles pleines de bonté… Eh bien ! que puis-je et que dois-je voir dans tout cela ? Il en agit ainsi, pour remplir les intentions bienveillantes d’une mère chérie. Oui, voilà son seul motif. Si je lui en supposais un autre, je devrais fuir à l’instant de cette maison, chercher mon salut dans les bras d’une famille honorée et sacrifier ma fortune à mon honneur. Mais puisque je mis seule, je veux achever la lettre que je me propose d’adresser à mon père. Je veux qu’il partage, ainsi que ma mère, la satisfaction dont je jouis ; qu’il sache que la fortune ne m abandonne pas ; que, malgré la mort de Madame, Je reste toujours dans la maison, et que mon cher maître a pour moi les bontés qu’elle avait elle-même. Tout cela est déjà écrit ; il ne me reste plus qu’à leur annoncer l’envoi de quelques guinées, que ma bonne maîtresse m’a laissées pour subvenir à leurs besoins. (Elle tire de sa poche un papier plié, et du tiroir de la table l’écritoire y et se met à écrire.) Avec quel transport je reverrais des parens si tendrement chéris ! si mon père du moins venait me voir ! Il y a un mois qu’il me flatte de cet espoir, et il ne vient point encore ! La distance cependant n’est que de vingt milles.


Scène III.

Mylord BONFIL, PAMÉLA.
Bonfil (à part, de loin.)


Chère Paméla ! elle écrit.

Paméla (écrivant.)

Oui, oui, il viendra, je l’espère.

Bonfil.

Paméla.

Paméla (se lève.)

Monsieur, (elle lui fait la révérence.)

Bonfil.

À qui écrivez-vous là ?

Paméla.

À mon père, Monsieur.

Bonfil.

Voyons donc.

Paméla.

Monsieur… Je ne sais point écrire.

Bonfil.

Et je sais, moi, que vous écrivez bien.

Paméla.

De grace, permettez…

Bonfil.

Non ; je veux voir,

Paméla.

Vous êtes le maître. (Elle lui donne la lettre.)

Bonfil (lit tout bas.)
Paméla (à part.)

Hélas ! il va voir que je parle de lui ; je rougis d’y penser.

Bonfil.

(Il regarde Pamela en lisant, et sourit.)

Paméla (à part.)

Il rit ! c’est de moi, ou de la lettre.

Bonfil.

(Comme la première fois.)

Paméla.

Cependant, je ne dis que la vérité.

Bonfil (lui rend la lettre.)

Tiens.

Paméla.

Mille pardons.

Bonfil.

Tu écris comme un ange.

Paméla.

Je fais de mon mieux.

Bonfil.

Je suis ton cher maître !

Paméla.

Ah ! pardon, Monsieur, si je me suis permis de parler de vous avec si peu de respect.

Bonfil.

Ton cher maître te pardonne et t’approuve.

Paméla.

Vous êtes la bonté même.

Bonfil.

Et toi, la beauté par excellence.

Paméla.

Monsieur, avec votre permission… (Elle salue pour se retirer.)

Bonfil.

Où vas-tu ?

Paméla.

Madame Jeffre m’attend.

Bonfil.

Je suis le maître.

Paméla.

J’obéis.

Bonfil (lui présente un anneau.)

Tiens.

Paméla.

Qu’est-ce que c’est que cela, Monsieur ?

Bonfil.

Tu ne le reconnais pas ? C’était l’anneau de ma mère.

Paméla.

Il est vrai. Que désirez-vous que j’en fasse ?

Bonfil.

Tu le porteras pour l’amour d’elle.

Paméla.

Ah ! mes doigts ne sont pas faits pour de tels joyaux.

Bonfil.

Ma mère te l’a laissé.

Paméla.

Je ne le crois pas, Monsieur ; je ne le crois pas.

Bonfil.

Et je le crois, moi ; je le dis, qu’on ne me réplique pas. Prends cet anneau.

Paméla.

Et d’ailleurs……

Bonfil.

Prends cet anneau.

Paméla.

J’obéis.

Bonfil.

Mets-le à ton doigt.

Paméla.

Il n’ira pas bien.

Bonfil.

Rends-le moi, voyons.

Paméla.

Le voilà. (Elle le lui rend.)

Bonfil.

Voyons un peu ta main.

Paméla.

Non, Monsieur.

Bonfil.

La main, vous dis-je, la main.

Paméla.

Ô ciel !

Bonfil.

Craignez de me fâcher.

Paméla.

Je suis toute tremblante. (Elle regarde de tout côté, et lui abandonne sa main.)

Bonfil (lui met l’anneau au doigt.)

Voyez : ne vous va-t-il pas à merveille ?

Paméla (sort en se couvrant le visage de son tablier.)
Bonfil (seul.)

Que cette pudeur est aimable ! c’est dommage que

cela gêne quelquefois ; (il appelle) Jeffre !

Scène IV.

Mylord BONFIL, Mme JEFFRE.
Mme Jeffre.


Me voilà.

Bonfil.

Avez-vous vu Paméla ?

Mme Jeffre.

Que lui avez-vous donc fait ? Elle pleure.

Bonfil.

Beaucoup de mal : je lui ai donné un anneau.

Mme Jeffre.

C’est donc de plaisir qu’elle pleure.

Bonfil.

Non ; ce sont des larmes de pudeur.

Mme Jeffre.

Ces sortes de larmes ne sont plus guères d’usage aujourd’hui.

Bonfil.

Jeffre, j’aime Paméla.

Mme Jeffre.

Je m’en suis aperçue.

Bonfil.

Croyez-vous que Paméla le sache ?

Mme Jeffre.

Je ne sais trop qu’en dire ; mais j’en ai quelque petit soupçon.

Bonfil.

Comment parle-t-elle de moi ?

Mme Jeffre.

Avec un respect qui tient de la tendresse.

Bonfil (en souriant.)

Bonne Paméla !

Mme Jeffre.

Mais elle est si honnête, qu’on n’en saura rien de plus.

Bonfil.

Parlez-lui.

Mme Jeffre.

De quoi ?

Bonfil.

Faites-lui savoir que je lui veux du bien.

Mme Jeffre.

Fort bien ! vos bontés décorent aujourd’hui la Gouvernante du titre glorieux d’ambassadrice.

Bonfil.

Je ne puis plus vivre sans Paméla.

Mme Jeffre.

La voulez-vous épouser ?

Bonfil.

Non[4].

Mme Jeffre.

Qu’attendez-vous donc d’elle ?

Bonfil.

Qu’elle m’aime, comme je l’aime.

Mme Jeffre.

Et comment l’aimez-vous ?

Bonfil.

Trouvez-moi Paméla. Dites-lui que je l’aime ; que je prétends être aimé… Dans une heure au plus, j’attends votre réponse. (Il sort.)

Mme Jeffre (seule.)

Dans une heure au plus ! comme si c’était là des choses à faire si vite ? Quel parti prendre ? parlerai-je à Paméla ? lui parlerai-je en faveur de Mylord, ou pour fortifier en elle ses inclinations sages et vertueuses ? Si je décourage Monsieur, je perds ma fortune ; si je le seconde, je fais une action peu honnête…… J’y penserai ; et peut-être trouverai-je, en y réfléchissant, un moyen de sauver l’honneur de l’une, sans irriter la passion de l’autre. (Elle sort.)


Scène V.[5]

Paméla (seule.)


Cher anneau ! combien tu me serais plus cher encore, si je ne te tenais pas des mains de mon maître… ! que dis-je ? il perdrait trop à mes yeux, si tout autre que lui me l’eût donné. Il acquiert plus de prix cent fois de la main qui me l’offrit, que de la valeur du diamant. Mais si celui qui me l’a donné est mon maître, si je ne suis, moi, qu’une simple servante, à quel titre et pourquoi l’ai-je reçu ? Je suis flattée de le tenir de Mylord ; mais je ne voudrais pas que Mylord fût mon maître…… Oh ! que n’est-il placé, comme moi, dans la classe des serviteurs, ou que ne suis-je élevée, comme lui, au rang dans lequel il brille ? Quels vœux hélas, me convient-il de former aujourd’hui ! dois-je lui souhaiter la bassesse de ma condition, ou ambitionner l’éclat de la sienne. Dans le premier cas, je ne rends pas justice à son mérite ; et je deviens, dans le second, coupable d’une ridicule ambition. Ah ! ce n’est pas la vanité du rang qui me ferait désirer… Je sais trop hélas ! je sais trop pourquoi… Qu’ai-je dit, insensée ! je m’abuse à poursuivre de vaines images, des songes qui m’échappent, et je pense à des choses qui me feraient rougir, si l’on pouvait lire dans mon cœur. J’entends quelqu’un, ce sera, sans doute, madame Jeffre. Oh, ciel ! c’est mon maître lui-même.


Scène VI.

BONFIL, PAMÉLA.
Bonfil (à part, en entrant.)


Je meurs d’impatience. (haut) Paméla, avez-vous vu madame Jeffre ?

Paméla.

Je ne l’ai pas vue depuis que je vous ai quitté.

Bonfil.

Elle avait quelque chose à vous dire.

Paméla.

Il n’y a qu’un moment, Monsieur, que j’ai pris congé de vous.

Bonfil.

Dites donc que vous m’avez fui. J’ai oublié de vous dire une chose très-importante.

Paméla.

Souffrez, Monsieur, que j’appelle madame Jeffre.

Bonfil.

Sa présence est inutile pour le moment.

Paméla.

Ah ! Monsieur ! que voulez-vous que dise le monde ?

Bonfil.

Un maître ne peut-il donc parler avec une fille qui sert dans sa maison ?

Paméla.

Je suis déplacée chez vous, Mylord.

Bonfil.

Pour quelle raison ?

Paméla.

Il n’y a point de dame à servir ici.

Bonfil.

Écoute, Paméla : myladi Daure, ma sœur te voudrait prendre à son service. Entrerais-tu volontiers chez elle ?

Paméla.

Monsieur, vous pouvez disposer de moi.

Bonfil.

Je veux savoir tes intentions.

Paméla.

Mais Myladi se contentera-t-elle de mon peu d’habileté ? elle est difficile ; et j’étais accoutumée à servir une maîtresse si indulgente !

Bonfil.

D’après ce que j’entends, tu n’irais donc pas avec plaisir ?

Paméla.

(à part.) Il faut prendre un parti. (haut.) Si, Monsieur ; j’irai avec le plus grand plaisir.

Bonfil.

Et je ne veux pas, moi, que tu sortes de chez moi.

Paméla.

Quel motif… ?

Bonfil.

Ma mère t’a confié à ma surveillance.

Paméla.

En allant avec Myladi votre sœur, je ne perds pas l’avantage de votre protection.

Bonfil.

Ma sœur est une folle.

Paméla.

Pardonnez ma réflexion ; mais pourquoi donc m’avoir proposé……

Bonfil.

Pour voir ta réponse.

Paméla.

Vous pouviez être bien sûr d’avance, que je dirais oui.

Bonfil.

Et moi, je me flattais d’un non.

Paméla.

Pourquoi cela, Monsieur ?

Bonfil.

Parce que tu sais bien que je t’aime.

Paméla.

S’il en est ainsi, Monsieur, c’est une raison de plus pour moi d’aller au plutôt chez votre sœur.

Bonfil.

Cruelle ! tu aurais le courage de m’abandonner !

Paméla.

Vos discours me font rougir et trembler à la fois.

Bonfil.

Paméla, donne moi cette belle main.

Paméla.

Non, Monsieur, non. Vous ne l’aurez certainement plus.

Bonfil.

Tu oseras me résister ?

Paméla.

J’oserai tout, quand il s’agit de mon honneur.

Bonfil.

Je suis ton maître.

Paméla.

Vous ne l’êtes pas de faire mon malheur.

Bonfil.

Moins de réplique ; donne moi la main.

Paméla (appelle.)

Madame Jeffre.

Bonfil.

Taisez-vous.

Paméla.

Je me tairai, si vous sortez.

Bonfil.

Impertinente ! (Il s’avance du côté de la porte.)

Paméla.

Grâces au ciel, il s’en va.

Bonfil.
(Il ferme la porte et revient à Paméla.)
Paméla (à part.)

Ô Ciel ! j’implore ton secours.

Bonfil.

Qui suis-je donc à vos yeux, cruelle ! suis-je un démon qui vous épouvante !

Paméla.

Vous êtes pire qu’un démon, si vous tendez des piéges à mon honneur.

Bonfil.

Allons, Paméla, allons ; donne-moi la main.

Paméla.

Non, Monsieur, non.

Bonfil.

Je la prendrai malgré toi.

Paméla.

Mes cris appelleront tous les domestiques.

Bonfil.

Tiens, Paméla ; voilà cinquante guinées ; fais-en ce que tu voudras.

Paméla.

Tout l’or du monde ne payerait : pas mon honneur.

Bonfil.

Prends-les, te dis-je.

Paméla.

Non, Monsieur : jamais.

Bonfil.

Prends-les, méchante, prends-les ; sans quoi, j’en atteste le ciel, tu vas me mettre hors de moi.

Paméla.

Eh, bien ! Monsieur, je les prendrai ; mais à une condition : c’est que vous me laisserez parler un moment sans m’interrompre.

Bonfil.

Oui : parle.

Paméla.

Vous ne m’interromprez point ?

Bonfil.

Je te le promets.

Paméla.

Jurez-le moi.

Bonfil.

Foi de gentilhomme.

Paméla.

Je vous crois j’accepte les cinquante guinées. Écoutez maintenant ce que vous me forcez de vous dire.

Bonfil (à part.)

Qu’elle dise ce qu’elle voudra : je la tiens à présent.

Paméla[6].

Monsieur, je suis une pauvre servante, et vous êtes mon maître vous êtes noble, et je suis née dans une condition misérable. Mais il est, du moins, deux choses égales entre nous ; la raison et l’honneur. Jamais vous ne me ferez comprendre que vous puissiez avoir une ombre d’autorité sur mon honneur ; parce que la raison m’apprend que c’est un trésor indépendant de qui que ce soit. La noblesse du sang est un hasard heureux ; celle des actions caractérise seule le Grand. Que voulez-vous, Monsieur, que dise le monde, en vous voyant vous dégrader ainsi auprès d’une simple servante ? Est-ce ainsi que vous soutenez l’honneur de la noblesse ? Méritez-vous alors le respect dû à votre naissance ? Adopteriez-vous par hasard le raisonnement des gens sans principes ? Diriez-vous avec les libertins : l’homme ne se déshonore point en déshonorant une pauvre fille ? Vains subterfuges ! tout ce qui est essentiellement mauvais déshonore un gentilhomme ; et je ne connais pas de procédé plus affreux, d’action plus indigne, que de tendre des piéges à la vertu d’une fille sans expérience. Que lui pouvez-vous offrir, dites-moi, en compensation de son honneur ? de l’argent ! Ah ! vil prix d’un inappréciable trésor ! maximes indignes de vous ! menaces indignes de moi ! gardez votre argent, cet argent infâme, que vous vous flattiez de me voir préférer à mon honneur. (Elle met la bourse sur la table.) Monsieur, mon discours excède les bornes de la brièveté ; mais ma raison m’en suggère encore davantage. Tout ce que j’ai dit, tout ce que je puis dire encore, n’est rien en comparaison de l’honneur ; préparez-vous donc à me voir mourir, avant de me voir céder à l’ombre seulement du déshonneur. Mais, ô Dieu ! mes paroles semblent faire quelque impression sur votre belle ame. Car enfin, vous êtes bien né, aimable, honnête sur-tout ; et, en dépit de la passion qui vous aveugle, vous êtes forcé de sentir que je pense, dans ce moment, mieux que vous. Peut-être, peut-être rougirez-vous d’avoir eu de moi une semblable idée, et vous me saurez quelque gré de ma franchise avec vous. J’ai dit, Mylord. Je vous remercie de m’avoir aussi exactement tenu parole : cette indulgence de votre part me fait espérer que vaincu par mes raisonnemens, vous avez peut-être changé d’intentions. Le ciel le veuille ainsi ! je l’en conjure de tout mon cœur. Ces maximes que je vous ai rappelées, ces sentimens qui règlent ma conduite, sont principalement le fruit des instructions de votre défunte mère, et peut-être est-ce aujourd’hui cette belle ame qui daigne m’entendre, qui fait naître le remords dans votre cœur, qui vous rend à la vertu, qui protége et défend mon honneur,

(Elle s’approche de la porte de sa chambre.)
Bonfil (reste pensif.)
Paméla.

Ô ciel, seconde moi ! que je suis heureuse, si je puis sortir ! (Elle ouvre et sort.)


Scène VII[7].

Mylord BONFIL, Mme JEFFRE.
Bonfil (reste pensif un moment : il marche à grands

pas sans parler : il s’assied, toujours enseveli dans ses

réflexions.)
Mme Jeffre.


Monsieur

Bonfil.

Allez-vous-en.

Mme Jeffre.

C’est qu’il y a là, Monsieur…

Bonfil.

Ôtez-vous de mes yeux.

Mme Jeffre.

Je m’en vais. (à part) Le temps est changé.

Bonfil.

Écoutez.

Mme Jeffre (de loin.)

Monsieur.

Bonfil.

Venez ici.

Mme Jeffre.

Me voilà.

Bonfil.

Où est allé Paméla ?

Mme Jeffre.

Mais il me semble que jusqu’à présent elle a été ici.

Bonfil.

Oui ; bien inutilement.

Mme Jeffre.

Que m’ordonne Monsieur ?

Bonfil.

De la chercher. Je veux savoir où elle est.

Mme Jeffre.

Je la chercherai. Myladi votre sœur est là.

Bonfil.

Qu’elle aille au diable.

Mme Jeffre.

Vous ne voulez point de sa visite ?

Bonfil.

Non.

Mme Jeffre.

Mais que lui dire ?

Bonfil.

Qu’elle aille au diable.

Mme Jeffre.

Oui, oui. Le diable et elle, c’est je crois une ancienne connaissance.

Bonfil.

Jeffre, Jeffre, trouvez-moi ma Paméla.

Mme Jeffre.

Elle est, ma foi, trop honnête pour vous.

Bonfil.

Ah ! rien au monde n’égale Paméla.

Mme Jeffre.

La pauvre enfant ! cessez donc enfin de la tourmenter.

Bonfil.

Trouvez-moi ma Paméla ; je veux la voir.

Mme Jeffre.

Je vous dis qu’elle est honnête, qu’elle mourrait plutôt……

Bonfil.

Je ne lui veux faire aucun mal.

Mme Jeffre.

Mais la voulez-vous épouser.

Bonfil.

Que le ciel te confonde… Je la veux voir.

Mme Jeffre (va pour sortir.)
Bonfil.

Où vas-tu ? où vas-tu ?

Mme Jeffre.

Ma foi, c’est que depuis un moment vous êtes devenu pire qu’un diable.

Bonfil.

Ah ! Jeffre, faites-moi venir Paméla.

Mme Jeffre.

En vérité, vous me faites pitié.

Bonfil.

C’est le sentiment que doit inspirer mon état.

Mme Jeffre.

Voulez-vous que je vous donne un bon conseil ?

Bonfil.

Oui, ma chère Jeffre, parlez. Que me conseilleriez-vous ?

Mme Jeffre.

Mais de laissez aller Paméla chez votre sœur.

Bonfil.

Va-t-en au diable, avec ces indignes conseils : sors, ou je te tue.

Mme Jeffre.

Mon Dieu ! Mon Dieu ! (Elle se sauve.)

Bonfil (hors de lui.)

Malheureuse ! Malheureuse ! vingt ans de service lui ont donné cet excès de témérité. (Il s’agite, et se calme ensuite.) Cependant, elle ne raisonne pas si mal. Cette passion est indigne de moi. L’épouser… ? Je ne le puis. L’outrager… ? je ne le dois pas. Que ferai-je donc, hélas ! que ferai-je ?

(Il s’assied pensif, la tête appuyée sur la table.)

Scène VIII.

Myladi DAURE, Mylord BONFIL.
Myladi.


Pourquoi, Mylord, refusez-vous de me recevoir ?

Bonfil.

Si vous savez que je ne veux pas vous recevoir, pourquoi êtes vous entrée ?

Myladi.

Je croyais cette liberté permise à une sœur.

Bonfil.

Asseyez-vous, si cela vous fait plaisir.

Myladi.

J’ai à vous parler.

Bonfil.

Laissez-moi réfléchir : vous me parlerez ensuite.

Myladi (elle s’assied.)

Son cœur est oppressé… oui, cette Paméla lui a absolument tourné la tête. Je connais son caractère ; il est Anglais dans la force du terme. Son parti une fois pris, il n’y a plus à en revenir. Si je pouvais m’imaginer que cette femme-là pût jamais compromettre l’honneur de ma maison, je l’étranglerais de mes propres mains. Il faut s’opposer à cela de toute nécessité. (haut) Mylord !

Bonfil.

Je ne veux point parler.

Myladi (à part.)

Je choisirai un bon moment.


Scène IX.

Les mêmes, M. GUILLAUME (il entre sans parler, et présente deux lettres à Mylord. Mylord les lit, et les signe. M. Guillaume les reprend, et va pour sortir.)
Myladi.


Monsieur le secrétaire !

Guillaume.

Madame.

Myladi.

Quels sont ces papiers ?

Guillaume.

Pardon, Madame ; mais un secrétaire ne sait jamais rien. (Il sort.)

Myladi (à part.)

Il vaut mieux que je m’en aille. Je lui parlerai à dîner. (haut) Adieu Mylord.

Bonfil.

Qu’aviez-vous à me dire ?

Myladi.

Le chevalier mon neveu est de retour à Londres.

Bonfil.

Oui ? J’en suis bien aise.

Myladi.

Il viendra bientôt vous voir.

Bonfil.

Je le recevrai avec plaisir.

Myladi.

Il a fait le tour de l’Europe ; il nous revient d’un leste ! d’un brillant !

Bonfil.

Je jugerai de ses progrès.

Myladi (à part.)

Il me semble un peu plus tranquille : je veux hasarder quelques mots sur Paméla. (haut) Dites-moi, mon frère, persistez-vous dans le projet de me céder Pamela pour femme-de-chambre ? qu’en dites-vous ? Cela souffre-t-il quelque difficulté ? Paméla est une bonne enfant, ma mère l’aimait et j’en ferai un cas égal. Vous n’en avez pas besoin. Une jeune personne comme elle n’est point à sa place dans une maison où il n’y a point de femme. Vous la reprendrez plutôt, si vous voulez, quand vous serez marié : je vous la rendrai avec plaisir. Eh bien, Mylord, qu’en pensez-vous ? Cet arrangement vous plaît-il ? Paméla viendra-t-elle avec moi ?

Bonfil.

Oui, Paméla ira avec vous.

Myladi.

Je puis donc aller lui dire de s’y préparer ?

Bonfil.

Oui, allez.

Myladi (à part.)

J’y vole, avant qu’il ait le temps de se repentir. (Elle sort.)

Bonfil.

Oui ; la noblesse de mon sang me rend cet effort indispensable… Hélas ! j’en mourrai, je le sens. Paméla ! Paméla ! sera-t-il donc vrai que je ne te voie plus auprès de moi ? (Il réfléchit un moment, et appelle ensuite.) Hola !


Scène X.

Mylord BONFIL, ISAC (entre et s’incline sans parler.)
Bonfil.


L’intendant.

Isac (salue et sort.)
Bonfil.

Je ne vois pas d’autre moyen : pour l’arracher de mon cœur, je la fuirai.


Scène XI.

Mylord BONFIL, M. LONGMAN.
Longman.


Monsieur.

Bonfil.

Je pars pour le comté de Lincoln.

Longman.

Je ferai tout préparer.

Bonfil.

Vous me suivrez.

Longman.

Comme Monsieur voudra.

Bonfil.

J’emmenerai Jonathas et Isac.

Longman.

Oui, Monsieur.

Bonfil.

Dites à Jeffre, qu’elle viendra aussi.

Longman.

Et Paméla, Monsieur, viendra-t-elle ?

Bonfil.

Non.

Longman.

Pauvre petite ! elle restera seule ici ?

Bonfil.

Ah ! je vous entends, bon vieillard ; Paméla ne vous déplaît point.

Longman (à part.)

Ah ! si ce n’était ces cheveux blancs…!

Bonfil.

Paméla s’en ira.

Longman.

Où ?

Bonfil.

Chez Myladi ma sœur.

Longman.

Pauvre malheureuse !

Bonfil.

Malheureuse ! pourquoi ?

Longman.

Myladi Daure ! Ah ! vous la connaissez.

Bonfil.

Eh bien ! qu’en dites-vous ? Elle est gentille, n’est-ce pas, Paméla ?

Longman.

Belle, belle comme un ange.

Bonfil.

C’est une beauté comme on n’en voit pas ?

Longman.

Ah ! pourquoi suis-je si vieux ?

Bonfil.

Allez.

Longman.

Mylord, ne la sacrifiez point à Myladi !

Bonfil.

Allez, vous dis-je.

Longman.

J’obéis.

Bonfil.

Les préparatifs de mon voyage.

Longman.

Oui, Monsieur. (Il sort.)


Scène XII[8].

Mylord Bonfil (seul.)


Ils aiment tous Paméla et je ne devrai pas l’aimer ? Mais mon rang… Quel rang ? Eh ! quoi, parce que le hasard m’aura fait naître noble, la noblesse me devra condamner à être éternellement malheureux ? Paméla est plus qu’un royaume à mes yeux ; et fussé-je Roi, je la préférerais à ma couronne. Mais je l’aime à ce point, et j’ai le courage de m’en séparer ! Me priverai-je ainsi du trésor du monde le plus précieux ? La céderai-je à ma sœur ? partirai-je pour ne plus la revoir ? (Il reste pensif un moment, et ajoute :) non, non, jamais il n’en sera ainsi.

Isac.

Monsieur.

Bonfil.

Que veux-tu ?

Isac.

Mylord Artur.

Bonfil.
(Il reste un moment sans répondre, et dit ensuite :)

Qu’il entre (Isac sort.) Non, non, il n’en sera jamais ainsi.


Scène XIII.

Mylords ARTUR, BONFIL.
Artur.


Mylord.

Bonfil (se lève et le salue.)

Asseyez-vous.

Artur.

Pardonnez : peut-être vous dérangé-je.

Bonfil.

Vous me faites honneur.

Artur.

Je serais fâché d’avoir troublé le cours de vos pensées.

Bonfil.

Non, mon ami. Jamais distraction ne fut au contraire plus désirée de ma part.

Artur.

Ce que j’ai à vous dire sera probablement très-éloigné de la pensée qui vous occupait.

Bonfil.

Je vous entendrai bien volontiers. Prenons d’abord le thé. Hola ! quelqu’un.

Isac.

Monsieur.

Bonfil.

Sers le thé. (Isac va pour sortir.) Apporte le rack. (Isac sort) Nous le prendrons au rack.

Artur.

Excellente boisson pour l’estomac.

Bonfil.

Qu’avez-vous à me dire ?

Artur.

De vrais amis qui vous aiment, désireraient de vous voir songer à votre prospérité.

Bonfil.

Et pour leur faire plaisir, il faut me marier, n’est-ce pas ?

Artur.

Oui, Mylord. Votre famille a toujours été la gloire de Londres et l’honneur du parlement. Les années s’écoulent ; ne réservez point à une épouse l’époque de votre vie la moins brillante. Il est difficile se mariant tard, de voir l’avancement de ses enfans.

Bonfil.

J’ai été, jusqu’à présent, l’ennemi déclaré du mariage.

Artur.

Et qu’en pensez-vous à présent ?

Bonfil.

Je suis agité de mille pensées diverses.

Artur.

Je connais deux partis qui vous conviendraient parfaitement : une fille de mylord Pakum, une nièce de mylord Raimnur.

Bonfil.

Et sur quoi fondez-vous cette convenance parfaite ?

Artur.

Elles sont l’une et l’autre très-riches.

Bonfil.

La Richesse n’est point l’idole que j’encense.

Artur.

Leur sang est très-pur.

Bonfil.

À la bonne heure ! voilà ce qui s’appelle une prérogative. Mon ami, puisque vous daignez vous intéresser à moi, ne vous lassez point, de grâce, de répondre à mes questions.

Artur.

Il est des occasions, où je n’épargne point les paroles.

Bonfil.

Parlez-moi franchement. Pensez-vous qu’il soit, pour un noble, d’une indispensable nécessité d’épouser une femme noble aussi ?

Artur.

Je ne dis pas que ce soit pour tout le monde une stricte nécessité : mais tous les bons principes prescrivent de le faire.

Bonfil.

Et ces règles ne sont soumises à aucune exception ?

Artur.

Pardonnez-moi : il n’y a point de règle qui n’en souffre.

Bonfil.

Dites-moi dans quel cas, dans quelle circonstance, il peut être permis à un noble d’épouser une femme qui ne l’est pas ?

Artur.

Quand, par exemple, le cavalier est noble, mais pauvre, la femme, sans nom, mais très-riche.

Bonfil.

Quoi faire un vil échange de sa noblesse pour de l’argent ! ah ! c’est un commerce trop méprisable.

Artur.

Quand le cavalier a des obligations à une famille moins noble que la sienne, mais honnête.

Bonfil.

Ah ! ces mariages d’obligation, sont sujets au repentir.

Artur.

Quand un noble peut s’ouvrir un chemin à la fortune, en épousant la fille d’un ministre.

Bonfil.

Fi donc ! c’est sacrifier sa noblesse à une fortune incertaine.

Artur.

Lorsqu’un noble enfin épris des attraits d’une fille honnête……

Bonfil.

Ah, Mylord ! un noble peut donc épouser par affection une femme qui ne le serait pas ?

Artur.

Cela peut se faire ; nous en avons différens exemples : mais il ne serait pas prudent de les renouveler.

Bonfil.

Il ne serait pas prudent de les renouveler ? dites-moi : en quoi consiste donc la prudence de l’homme ?

Artur.

À vivre avec honneur, à observer les lois, à respecter ce qu’on se doit à soi-même !

Bonfil.

À vivre avec honneur, à observer les lois, à respecter ce qu’on se doit à soi-même ! Si un noble épouse une fille d’une basse extraction, mais dont les mœurs soient nobles, sages, et connues pour telles, blesse-t-il l’honneur ?

Artur.

Non certainement ; l’honneur appartient à toutes les classes de la société.

Bonfil.

Un peu d’indulgence, s’il vous plaît. Viole-t-il, par un tel mariage, l’observation de quelque loi ?

Artur.

Il y aurait bien des choses à dire là-dessus.

Bonfil.

Transgresse-t-il la loi de la nature ?

Artur.

Non : la nature est une mère commune, qui a pour tous ses enfans une égale tendresse, et elle est indistinctement satisfaite de leur union.

Bonfil.

Manque-t-il aux lois de la saine morale ?

Artur.

Non le mariage doit être libre, et rien ne peut empêcher de s’unir deux personnes honnêtes qui s’aiment.

Bonfil.

Manque-t-il aux lois du barreau ?

Artur.

Bien moins encore. Il n’y a point de loi écrite qui mette obstacle à un semblable mariage.

Bonfil.

Sur quoi donc s’appuyerait le discours qui voudrait former une opposition à la liberté de le faire, sans contrarier évidemment la loi ?

Artur.

Sur l’opinion commune.

Bonfil.

Et qu’entendez-vous par cette opinion commune ?

Artur.

La façon de penser des hommes.

Bonfil.

Les hommes pensent, en général, très-différemment les uns des autres : il faudrait, pour se conformer à l’opinion, en changer autant de fois que l’on a occasion de traiter avec des personnes différentes. Il en résulterait nécessairement la mobilité, l’inconstance l’infidélité, ce qui serait pire cent fois que de suivre son opinion particulière.

Artur.

Vous avez raison, mon ami. Mais il faut savoir faire des sacrifices, pour conserver le décorum.

Bonfil.

Conserver le décorum ! voilà donc, selon vous, le troisième caractère de la prudence humaine. Mais, dites-moi je vous supplie, un cavalier qui épouse une pauvre fille honnête, offense-t-il ce décorum ?

Artur.

Il porte un préjudice sensible à la noblesse de son sang.

Bonfil.

Expliquez-vous. Comment un mariage peut-il changer le sang dans les veines du cavalier ?

Artur.

C’est ce que je ne pourrais vous dire au juste.

Bonfil.

Quel est donc le sang auquel on porte alors un si grand préjudice ?

Artur.

C’est celui qui se transmet aux enfans.

Bonfil.

Ah ! vous m’avez porté un coup mortel.

Artur.

Mylord, parlez-moi avec la franchise de l’amitié ; seriez-vous véritablement dans ce cas ?

Bonfil.

Comment mon ami, les enfans qui naîtraient d’un tel mariage ne seraient pas nobles ?

Artur.

Ils le seraient du côté du père.

Bonfil.

Mais n’est-ce pas le père, n’est-ce pas l’homme qui donne la noblesse ?

Artur.

Mon ami, vous mettez tant de chaleur dans cette discussion, que je croirais volontiers que la question vous intéresse personnellement.

Bonfil (reste sans parler.)
Artur.

Ouvrez-moi votre cœur : dites-moi la vérité, et je m’efforcerai de vous donner les conseils que je croirai propres à ramener la paix dans votre cœur.

Bonfil (à part.)

Oui ; que Paméla aille avec ma sœur.

Artur.

On raisonne beaucoup sur les maximes générales, qui cependant s’adaptent diversement à la différence des cas. La noblesse a différens degrés : au-dessous de la noblesse, se trouvent des rangs encore qui peut-être ne seraient pas à dédaigner. Je me flatte que vos vues ne peuvent tendre à un hymen capable de vous avilir.

Bonfil (à part.)

J’irai au comté de Lincoln.

Artur.

Si jamais, à force d’artifice, quelque belle s’efforçait de souiller la pureté de votre sang, en allumant dans votre cœur une flamme impure……

Bonfil (avec humeur.)

Ce n’est point une coquette que j’aime.

Artur (Il se lève.)

Mylord, au plaisir de vous revoir.

Bonfil.

Attendez prenons le thé. Hola ! quelqu’un[9].


Scène XIV.

Les Mêmes, ISAC.
Isac.


Monsieur.

Bonfil.

Ne t’ai-je pas demandé le thé ?

Isac.

Monsieur, le maître d’hôtel ne l’a point préparé.

Bonfil.

Le thé, encore une fois, le thé et le rack.

Isac.

Mais Monsieur…

Bonfil.

Ne me réponds point, sans quoi je te roue de coups. (Isac sort.)

Artur (à part.)

Il est bien agité.

Bonfil.

Asseyons-nous.

Artur.

Avez-vous vu le chevalier Ernold ?

Bonfil.

Non ; mais peut-être viendra-t-il me voir ce matin.

Artur.

Il y a cinq ans qu’il voyage. Il a fait tout le tour de l’Europe.

Bonfil.

La meilleure étude qu’un jeune Lord puisse faire, c’est de voir le monde.

Artur.

Sans doute ; celui qui ne sort point de son pays, conserve une foule de préjugés.

Bonfil.

Il y a des gens qui ne soupçonnent pas un autre monde que leur patrie.

Artur.

Les voyages corrigent bien de cette présomption et donnent de la docilité.

Bonfil.

Mais quelquefois aussi les fous en reviennent encore plus fous.

Artur.

Certainement le monde est un beau livre ; mais de quoi sert-il à celui qui ne sait pas lire ?

(Isac apporte le thé.)
Isac (à Bonfil.)

Monsieur.

Bonfil.

Qu’y a-t-il ?

Isac.

Mylord Curbrech et le chevalier Ernold désireroient yous saluer.

Bonfil.

Qu’ils entrent. (Isac sort.)

Artur.

Nous allons juger des progrès de notre voyageur.

Bonfil.

Ils se réduiront à bien peu de chose, s’il n’a pas acquis de la prudence.


Scène XV.

Les Mêmes, Mylord CURBRECH,
(Isac donne un siége et sort.)
Curbrech.


Mylord.

Bonfil.

Ah ! Mylord.

Artur.

Bonjour, mon ami.

Bonfil.

Faites-moi le plaisir de prendre le thé avec nous.

Curbrech.

Le thé ne se refuse pas.

Artur.

C’est un breuvage salutaire.

Bonfil.

Voulez-vous du rack ?

Curbrech.

Oui, du rack.

Bonfil.

Je vais vous servir. Où donc est le chevalier Ernold ?

Curbrech.

Il est resté chez Myladi sa tante : il va venir.

Artur.

Eh bien ! comment ses voyages lui ont-ils réussi ?

Curbrech.

Il parle trop.

Bonfil.

Tant pis.

Curbrech.

Il sait tout, il a tout vu.

Bonfil.

Du bon, ou du mauvais côté ?

Curbrech.

Mais sous l’un et l’autre rapport.

Bonfil.

Mélange toujours dangereux.

Artur.

Le voici.

Curbrech.

Voyez comme il a l’air Français.

Bonfil.

L’air de Paris ne vaut rien pour naviguer sur le canal de Londres.


Scène XVI.

Les Mêmes, ERNOLD, (Isac donne un siége et sort.)
Ernold (avec beaucoup de légéreté.)


Mylord Bonfil, mylord Artur mes bons amis, mes chers amis, votre serviteur de tout mon cœur.

Bonfil.

Soyez le bien venu, mon ami. Asseyez-vous.

Artur.

Je suis enchanté de vous voir de retour dans votre patrie.

Ernold.

Vous ne m’y verrez pas long-temps.

Artur.

Pourquoi donc cela ?

Ernold[10].

Est-ce qu’il est possible de rester à Londres ? Oh ! la belle chose que de voyager ! quel plaisir de changer de pays et de nation ! aujourd’hui ici ; demain là. Voir de magnifiques galas, des cours brillantes, l’activité du commerce, l’affluence du peuple, la richesse des fabriques… que voulez-vous que je fasse maintenant à Londres ?

Artur.

Londres n’est point une ville cependant qui le cède si facilement à d’autres.

Ernold.

Pardon, mon cher ami, mais vous ne savez rien. Vous n’avez point vu Paris, Madrid, Lisbonne Vienne, Rome, Florence, Milan, Venise. Croyez-moi ; vous ne savez rien[11].

Bonfil.

Un voyageur prudent ne déprécie jamais son pays. Voulez-vous du thé ?

Ernold.

Mille graces : j’ai pris du chocolat. On en prend d’excellent en Espagne. On en fait assez volontiers usage en Italie ; mais sans vanille, ou du moins il y en a très-peu : c’est sur-tout à Milan que l’on peut se flatter de prendre le meilleur. À Venise, le café est exquis : celui que l’on prend à Alexandrie est franc, et il le font à ravir. À Naples, il faut absolument rendre les armes aux Sorbets, ils en ont d’excellens ; et ce qu’il est à propos d’observer pour la santé, ils le font à la neige et non à la glace. Chaque ville enfin a sa prérogative : Vienne, pour les grands galas ; mais Paris… Oh ! mon cher Paris ! pour l’amour, pour la galanterie, c’est le jardin de l’Europe et le palais du monde. Qu’il est doux de s’y. voir sans soupçons, de s’aimer sans jalousie ! Toujours des fêtes, des jardins, des réjouissances, des passe-temps, des danses ! Oh ! le beau pays, le beau pays ! Oh ! quel plaisir au-dessus de tous les plaisirs du monde !

Bonfil (appelle.)

Hola !

Isac.

Monsieur.

Bonfil.

Apportez un verre d’eau à Monsieur.

Ernold.

Pourquoi donc me faire apporter un verre d’eau ?

Bonfil.

C’est que je crains qu’un aussi long morceau ne vous ait desséché le palais.

Ernold.

Non, non, épargnez-vous ce souci ; depuis que j’ai quitté Londres, j’ai appris à parler.

Bonfil.

On apprend plus facilement à parler qu’à se taire.

Ernold.

Il n’est pas également aisé d’apprendre à bien parler.

Bonfil.

Mais, en parlant trop, on ne parle pas toujours bien.

Ernold.

Ah ! Mylord, Mylord, vous n’avez pas voyagé.

Bonfil.

Et vous ne m’en donnez pas le désir.

Ernold.

Pourquoi donc cela ?

Bonfil.

C’est que je craindrais aussi d’acquérir des préjugés.

Ernold[12].

Le préjugé le plus sensible, croyez-moi, c’est de faire, comme quelques personnes, parade d’un sérieux à toute épreuve. L’homme doit être doux et sociable. Le monde est fait pour qui sait le connaître, et jouir des plaisirs honnêtes qu’il nous offre. Que diable prétendez-vous faire de votre Spleen éternel ? Êtes-vous dans un cercle ? vous y dites dix paroles dans l’espace d’une heure : allez-vous à la promenade ? c’est le plus souvent tout seul. Amoureux, vous voulez être entendus sans parler à l’opéra, vous n’y allez que pour pleurer ; vous n’aimez que ces chants pathétiques qui remuent les humeurs mélancoliques. La comédie Anglaise est une critique instructive, pleine de beaux caractères, et semée de bons mots : mais elle n’est point plaisante. En Italie, au contraire, on voit des comédies gaies à la fois et pleines d’esprit. Oh ! si vous voyez quel masque plaisant que cet arlequin[13] ! c’est un meurtre vraiment que nos Anglais excluent les masques du théâtre de Londres. Si l’on pouvait introduire l’arlequin dans nos comédies ce serait la chose du monde la plus agréable. C’est une espèce de valet balourd et adroit en même temps : son masque est tout-à-fait plaisant, son habit chamarré de diverses couleurs ; c’est à mourir de rire. Croyez-moi, mes amis, tout votre sérieux n’y tiendrait pas, et vous ririez malgré vous en le voyant. Ses lazzis sont très-spirituels : en voilà quelques-uns que j’ai retenus. Au lieu de dire padrone, il dira poltrone, pour dottore, dolore ; pour lettera, lettiera ; il parle toujours de manger, est très-impudent auprès des femmes et bâtonne son maître d’importance.

Artur (se lève.)

Mylord, mes amis au plaisir de vous revoir. (Il sort.)

Ernold[14].

Vous vous en allez. Tenez, je me rappelle un trait charmant, il est impossible de n’en pas rire. Dans une seule pièce, arlequin, pour tromper un vieil imbécille qu’on nomme Pantalon, se déguise alternativement en More, en statue ambulante, en squelette ; et à la fin de chacun de ces rôles différens, le pauvre vieillard est régalé d’une bonne volée de coups de bâtons.

Curbrech (se lève).
(À Bonfil).

Mille pardons, mon ami ; mais je n’en puis plus.

(Il sort.)
Ernold.

Voilà ce que c’est que de ne pas avoir voyagé.

Bonfil[15].

Sir Ernold, si tout cela vous fait rire, je ne sais, ma foi, plus que penser de vous. Jamais vous ne me ferez accroire que les gens d’esprit de l’Italie puissent s’amuser de pareilles platitudes. Le rire est naturel à l’homme ; mais la même chose ne fait pas rire tous les hommes. Il est un rire noble qui résulte d’un mot agréable, du sel d’une plaisanterie délicate, ou d’une saillie brillante. Mais il est un rire bas et grossier qu’excite la bouffonnerie, et, tranchons le mot, la platitude. Permettez-moi de vous parler avec la franchise dont un parent peut user : vous avez voyagé trop tôt ; il eût fallu que de meilleures études précédassent vos voyages. L’histoire, la chronologie, le dessin, les mathématiques, la vraie et bonne philosophie, voilà les sciences les plus utiles au voyageur. Si vous vous en fussiez sérieusement occupé, avant que de sortir de Londres vous n’eussiez point berné vos observations aux galas de Vienne, à la galanterie de Paris, à l’arlequin de l’Italie. (Il sort.)

Ernold.

Il ne sait ce qu’il dit : il parleroit bien autrement,

s’il avait voyagé. (Il sort.)

Scène XVII.

Paméla (seule)[16].


Tous les instans que je passe désormais dans cette maison, sont coupables et injurieux à mon honneur. Mon maître a abandonné les rênes à sa passion : il me persécute, je dois le fuir. Oh ! Dieu ! est-il possible qu’il ne puisse me regarder sans méditer ma perte ? Il me faut donc abandonner cette maison où la fortune m’a souri pour la première fois ! quitter cette bonne madame Jeffre qui a pour moi la tendresse d’une mère ! ne plus voir monsieur Longman cet aimable vieillard que je révère comme un père me séparer des domestiques de cette maison qui. sont tous des frères pour moi ! abandonner, hélas ! un maître adorable, rempli de tant de belles qualités ! Mais non : mon maître n’est plus vertueux ; son cœur est changé. Il n’est plus qu’un homme aveuglé par la passion… je dois le fuir. Il m’en coûtera sans doute ; je le fuirai cependant. Si Myladi persiste à me demander, j’irai chez elle ; et j’y resterai tant qu’il me sera possible. J’instruirai mon père de tout ; et, à tout événement, j’irai vivre avec lui au sein de la pauvreté qui m’a vue naître. Malheureuse

Paméla ! ô mon pauvre maître ! (Elle pleure.)

Scène XVIII.

PAMÉLA, LONGMAN.
Longman.


Paméla.

Paméla.

Monsieur.

Longman.

Vous pleurez, je crois ?

Paméla.

Que trop, hélas !

Longman.

Vos larmes retombent sur mon cœur.

Paméla.

Vous avez tant de bonté, tant d’amitié pour moi !

Longman.

Chère Pamela ! vous êtes si adorable !

Paméla.

Ah ! monsieur Longman, nous ne nous verrons plus.

Longman.

Est-il possible ?

Paméla.

Monsieur me place chez sa sœur.

Longman.

Vous n’y resterez jamais.

Paméla.

J’irai alors retrouver mon père.

Longman.

À la campagne

Paméla.

Oui, à la campagne, travailler la terre avec lui.

Longman.

Avec ces jolies petites mains ?

Paméla.

Il faut savoir se conformer à sa destinée.

Longman (à part.)

Elle m’attendrit !

Paméla.

Qu’avez-vous ? vous pleurez.

Longman.

Je pleure, hélas, votre position.

Paméla.

Que le ciel vous récompense de cette preuve d’amitié. Faites-moi le plaisir d’envoyer cette lettre dans le pays qu’habitent mes parens.

Longman.

Volontiers ; comptez sur moi : elle leur parviendra surement. Mais, ô Dieu ! vous avez le courage de nous quitter ?

Paméla.

Croyez-moi, j’en mourrai de chagrin.

Longman.

Ma pauvre petite…

Paméla.

Que voulez-vous dire ?

Longman.

Je suis trop vieux.

Paméla.

Vous n’en êtes que plus respectable.

Longman.

Dites-moi, ma chère, vous marieriez-vous ?

Paméla.

Bien difficilement.

Longman.

Pourquoi donc cela ?

Paméla.

C’est que ma façon de penser s’accorde mal avec mon état.

Longman.

Mais, si vous aviez à former ce nœud, quel serait l’objet… ?

Paméla.

J’entends quelqu’un. Ce sera madame Jeffre.

Longman.

Paméla, nous reparlerons de cela dans un moment plus favorable.

Paméla.

Peut-être ne nous restera-t-il pas le temps de le faire.

Longman.

Parce que… ?

Paméla.

Parce que je m’en irai peut-être avant la nuit.

Longman.

Ne vous décidez pas si vite.

Paméla.

Voilà Myladi avec madame Jeffre.

Longman.

Paméla, ne partez point sans me parler.

Paméla.

Je ferai en sorte de vous revoir.

Longman.

(À part.) Ah ! si j’avais vingt ans de moins ! (haut.) Sans adieu, ma fille.

Paméla.

Le ciel vous conserve la santé.

Longman.

Et vous comble de ses bénédictions. (Il sort.)

Paméla.

Bon vieillard ! il m’aime sincèrement. Mon maître aussi m’aime…… Mais quelle différence, hélas ! Monsieur Longman n’a que des intentions pures et Mylord m’aime pour me perdre. Malheureuse ! quand sortirai-je de cette fatale demeure ?


Scène XIX.

Myladi DAURE, PAMÉLA, Mme JEFFRE.
Myladi.


Paméla.

Paméla.

Madame.

Myladi.

Mon frère consent enfin que tu viennes chez moi : prépare-toi ; mon carrosse est là, je t’emménerai sur le champ.

Paméla.

(À part.) Hélas ! (haut,) je serai bientôt prête.

Myladi.

Tu viendras volontiers, n’est-ce pas ?

Paméla.

L’honneur de vous servir sera un bonheur pour moi.

Myladi.

Sois sûre que je te voudrai du bien.

Paméla.

Ce sera un effet de votre bonté.

Mme Jeffre (à part.)

Pauvre Paméla ! (Elle pleure.)

Paméla.

Vous pleurez, Madame ! qu’avez-vous donc ?

Mme Jeffre.

Ma chère Paméla, je ne puis vous voir nous quitter ; sans en verser des larmes amères.

Paméla.

J’espère que Madame ne trouvera pas mauvais que vous veniez quelquefois me voir.

Mme Jeffre.

Et vous, ne viendrez-vous donc plus ici ?

Paméla.

Non ; je n’y reviendrai pas.

Mme Jeffre.

Pourquoi donc, ma chère ; pourquoi ?

Paméla.

Je ne dois pas m’éloigner de ma Maîtresse.

Myladi.

Si tu me témoignes de l’attachement, je ne serai point ingrate à ton égard.

Paméla.

Je vous servirai, Madame, avec tout le zèle dont je suis capable.

Myladi.

Allons, Paméla, partons. Madame Jeffre te fera tenir tes habits et ton linge.

Paméla.

Je suis prête à obéir. (À part.) Hélas ! (Elle pleure.)

Myladi.

Tu pleures, mon enfant !

Paméla.

Madame Jeffre, je vous remercie de toutes les bontés que vous avez eues pour moi. Puisse le ciel vous rendre le bien que vous m’avez fait ! Pardonnez-moi les déplaisirs que j’ai pu vous causer ; veuillez-moi toujours du bien, et priez Dieu pour moi.

Mme Jeffre (à part.)

Ô ciel ! mon cœur se brise ; je n’en puis plus.

Myladi.

Paméla, plus tu restes ici, et plus tu auras de peine à t’en aller. Viens : tu trouveras chez moi de quoi t’égayer. Mon neveu est de retour d’un voyage de cinq ans ; c’est la gaieté même. Il a amené avec lui des domestiques de différentes nations ; et depuis son arrivée, ma maison semble transportée à Paris.

Paméla.

J’ose espérer, Madame, que monsieur votre neveu n’aura rien à me commander.

Myladi.

Allons ; c’est assez perdre de temps.

Mme Jeffre.

Vous ne dînez point avec Mylord votre frère ?

Myladi.

Non ; il me tarde de conduire Paméla chez moi.

Paméla.

Mais que dira Mylord, si je pars ainsi, sans lui baiser la main ?

Myladi.

Suis-moi ; nous passerons dans son appartement.

Mme Jeffre.

Le voilà qui vient bien à propos.

Paméla.

Oh ! Dieu ! je tremble. Mon sang se glace dans

mes veines !

Scène XX.

Mylord BONFIL, Myladi DAURE.
Bonfil.


Myladi, que faites-vous ici ?

Myladi.

Je suis venue engager Paméla…

Bonfil.

Que voulez-vous faire de Paméla ?

Myladi.

L’emmener avec moi.

Bonfil.

Où cela ?

Myladi.

Mais, chez moi. Ne me l’avez-vous point donnée pour femme de chambre ?

Bonfil.

Pamela ne sortira point de chez moi.

Myladi.

Comment ! vous me manquez de parole ?

Bonfil.

Je ne me gêne point avec ma sœur.

Myladi.

Une sœur qui est l’épouse d’un gentilhomme, exige et mérite les respects dus à une grande dame.

Bonfil.

Prenez la chose comme il vous plaira, Paméla ne sortira point d’ici.

Myladi.

Pamela doit me suivre.

Bonfil (à Paméla.)

Vas dans ta chambre.

Paméla.

Monsieur…

Bonfil.

Va dans ta chambre, te dis-je ; ou je t’y fais conduire par force.

Myladi.

Eh ! Mylord, si vous ne respectez pas…

Bonfil (à Myladi.)

De la prudence, ma sœur ; ou vous pourrez vous repentir… (À Paméla.) Vas dans ta chambre…… Maudit soit le jour, où je te vis pour la première fois !

Paméla.

Madame Jeffre, ne m’abandonnez pas.

Mme Jeffre.

Mylord, par charité !

Bonfil.

Allez avec elle.

Mme Jeffre.

Avec Paméla ?

Bonfil.

Oui, avec Paméla, dans sa chambre. Eh, bien ! à qui parlé-je ?

Mme Jeffre (bas à Pamela.)

Allons, ma chère ; ne l’irritons pas davantage.

Paméla.

Je ne refuse point d’y aller avec vous.

Mme Jeffre (à Bonfil.) Mylord, nous faisons ce que vous avez dit.

Paméla.

J’obéis à vos ordres. salue et entre dans sa chambre avec madame Jeffre.)

Bonfil (à part)

Ah ! Paméla ! que cependant tu es charmante ?

Myladi.

Mon frère, ne perdes point de vue ce que vous devez à votre famille.

Bonfil, (se rapproche de la chambre où est entré Pamela.)
Myladi.

Quoi ! vous suivez Paméla dans cette chambre ? et vous ne rougirez pas de me rendre le témoin de vos faiblesses ! J’en atteste le ciel… !

Bonfil ferme à la clef la chambre où est Paméla, et met la clef dans sa poche.)
Myladi.

Oui, assurez-vous bien de votre proie, de peur qu’elle ne vous échappe ! Mylord, songez à ce que vous êtes ; et ne vous exposez point au danger d’une chute aussi honteuse,

Bonfil (sort sans faire attention à ce que lui dit sa sœur.)
Myladi, (seule.)

Est-ce ainsi qu’il me laisse ? Est-ce ainsi qu’il me traite ? Voilà donc le cas qu’il fait de sa sœur ! Je ne suis pas moi, si je ne me venge pas. Il ne sait que trop cependant que le même sang nous a donné le jour ! L’orgueil qui domine chez lui n’est pas moins actif dans mon sein. S’il me traite avec cet indigne mépris, j’oublierai qu’il est mon frère, et ne verrai plus en lui qu’un ennemi que je poursuivrai. Oui, Pamela viendra avec moi ; ou Paméla perdra la vie[17]

Fin du premier Acte.

ACTE II.


Scène PREMIÈRE[18].

Mylord Bonfil (seul, une clef à la main,)

La pauvre Paméla, la pauvre Jeffre sont encore prisonnières : donnons-leur la liberté… Mais, ô ciel ! que ferai-je de Paméla ? elle est ma vie ! Je fais ce que je puis maintenant pour écarter de moi l’image et la pensée de ses attraits ; je me figure la possibilité de me séparer d’elle… Mais dès qu’elle s’offre à ma vue, mon sang se glace dans mes veines ; je sens seulement que ma vie dépend d’elle, et je ne me trouve plus la force de l’abandonner. Que faire désormais ! l’épouser ? Oui, Paméla, tu en es digne ! mais que de choses à arranger… ! Ouvrons cette porte ; il est temps qu’elles respirent de leurs frayeurs. (il va pour ouvrir.)

Isac.

Monsieur.

Bonfil.

Que veux-tu ?

Isac.

Mylord Artur.

Bonfil.

Qu’il entre. Il vient à propos : son amitié me donnera des avis sincères. Que Jeffre et Paméla souffrent encore un moment de captivité. Je prendrai un parti.


Scène II.

Mylord ARTUR, Mylord BONFIL.
Artur.

Mon ami, c’est peut-être vous fatiguer trop tôt d’une seconde visite ?

Bonfil.

Vous me faites plaisir dans tous les temps : mais jamais je ne vous désirai plus qu’aujourd’hui.

Artur.

Serez-vous bien aise que je vous parle librement ?

Bonfil.

Oui, et je vous prie même de le faire avec toute la sincérité possible.

Artur.

Je suis instruit maintenant des motifs qui vous rendaient si pressant dans le raisonnement de ce matin.

Bonfil.

Eh, bien ! mon ami, ne me plaignez-vous pas ?

Artur.

Je vous plains de tout mon cœur.

Bonfil.

Vous trouvez donc ma position vraiment douloureuse ?

Artur.

Très-douloureuse. N’est-ce rien en effet pour un H 3 homme d’un mérite et d’une vertu reconnue, que le sacrifice de son cœur et de sa raison ?

Bonfil.

Pour mon cœur, je l’avoue, le sacrifice en est fait ; mais si vous m’accusez d’avoir agi sans raison, croyez-moi, Mylord, vous vous trompez.

Artur.

Sur quoi établiriez-vous les preuves que votre amour est raisonnable ?

Bonfil.

Mon ami, avez-vous vu Paméla ?

Artur.

Oui je l’ai vue, mais non pas de vos yeux.

Bonfil.

Lui refuseriez-vous des attraits, de l’amabilité ?

Artur.

Elle est belle, elle est aimable : mais qu’est-ce que tout cela, en comparaison de la paix que vous allez perdre ?

Bonfil.

Ah ! Mylord, Paméla possède un rare mérite qui échappe à vos yeux comme aux miens.

Artur.

En quoi consiste donc ce mérite invisible ?

Bonfil.

Dans une vertu extraordinaire, une honnêteté sans tache, une délicatesse admirable sur l’article de l’honneur.

Artur.

C’est un grand, un très-grand mérite sans doute, et digne de tous les hommages. Mais si Paméla est si délicate sur son honneur, le devez-vous être moins sur le vôtre ?

Bonfil.

Je vous ai démontré ce matin qu’un noble ne blessait ni l’honneur, ni la loi, en épousant une femme sans nom.

Artur.

Et je vous ai prouvé, moi, qu’il trahissait ses enfans.

Bonfil.

Il n’est pas sûr qu’il en ait.

Artur.

Voudriez-vous mourir sans postérité ?

Bonfil (après avoir réfléchi un moment.)

Non certainement. On ne meurt qu’à moitié, en laissant dans ses fils une image de soi.

Artur.

Vous pouvez donc vous flatter de posséder ce que vous désirez avec tant de raison,

Bonfil.

Quels beaux enfans, quels enfans chéris sortiraient de la vertueuse Paméla !

Artur.

Le sang d’une mère qui n’est pas noble, leur pourrait communiquer des inclinations basses.

Bonfil.

C’est moins le sang que la vertu d’une mère qui agit dans ses enfans.

Artur.

Mylord, êtes-vous décidé à épouser Paméla.

Bonfil.

Mon cœur le désire ; Paméla le mérite : mais je n’en ai pas pris encore la résolution.

Artur[19].

Ah ! ne la prenez point, mon ami. Fermez un moment l’oreille à la passion qui vous flatte, pour l’ouvrir à l’amitié qui vous conseille. Arrêtez-vous pour un moment à la vérité constante de ce principe ; que le devoir de l’honnête homme est de préférer son honneur à l’amour, et de soumettre les sens à l’empire de la raison. Je vous accorderai tout, si vous voulez, pour justifier l’erreur où vous jette votre passion. Je veux qu’il soit vrai qu’elle n’offense point l’honneur ; plus vrai encore que les lois ne s’y opposent point ; que l’on dise même que les enfans ne perdent presque rien à une semblable alliance. Mais écoutez les conséquences infaillibles, inévitables de votre conduite ; et résignez-vous y d’avance, si vous osez les braver. Vos parens se plaindront hautement de vous : ils se croiront outragés aussi de l’injure que vous aurez faite à votre propre sang, et vous déclareront à jamais comptable envers leur honneur. Vous deviendrez la fable de Londres. Dans les cercles, dans les veillées, à table, à la promenade, par-tout on parlera de vous avec l’expression du mépris. Mais un homme qui a tout sacrifié à la violence de son amour peut aisément braver tout cela. Écoutez maintenant, écoutez ce qu’il vous sera impossible de souffrir les outrages faits à votre épouse. Il lui faudra vivre dans la retraite, comme une servante. Les femmes nobles ne daigneront pas la regarder les autres ne seront pas dignes de votre société. À quel triste sort condamnez-vous cette infortunée ! vos gens eux-mêmes, pourront-ils s’accoutumer jamais à révérer une maîtresse, dans celle qui a été leur compagne ? Bientôt vous vous trouverez escorté d’un beau père, aux mains rudes et calleuses, et d’une longue suite de parens de la même classe ; tout cela vous fera rougir. L’amour, l’excès de l’amour qui vous transporte aujourd’hui, vous peint tout en beau, mais il ne dure pas ; le prestige s’évanouit, la passion s’éteint, et cède la place à des réflexions plus sages qui, trop tardives alors ne font qu’ajouter aux regrets et à la confusion. Je vous parle en ami, et le cœur sur les lèvres. Voyez d’un côté les douces illusions de votre amour ; de l’autre, les obstacles, les devoirs dont il vous faut triompher, les périls même auxquels vous vous exposez ; et s’il vous reste encore de la raison, choisissez vous-même, et suivez le parti que vous présente l’honneur.

Bonfil (se jette entre ses bras.)

Mon cher ami !

Artur.

Allons, Mylord, du courage, faites une action héroïque et digne de vous ; fuyez l’enchantement affranchissez-vous d’une chaîne injurieuse.

Bonfil.

Mais comment, mon ami, comment l’abandonner ?

Artur.

Cédez-la à votre sœur.

Bonfil.

Non, cela ne sera jamais ; elle n’ira certainement pas chez elle.

Artur.

Mais pourquoi cela ?

Bonfil.

Ma sœur est une folle ; elle a des momens insupportables. Je le dirai à ma honte ; elle me ressemble, elle a tous mes défauts. Pauvre Paméla ! accoutumée aux bontés de ma mère, qui la traitait en fille ; elle perdroit bientôt, auprès de ma sœur, et la santé, et la vie misérablement.

Artur.

Faites mieux ; travaillez à l’établir.

Bonfil (réfléchit un moment.)

Oui ; voilà une excellente idée.

Artur.

Voulez-vous que je lui cherche un mari ?

Bonfil.

Occupez-vous-en sur le champ.

Artur.

Je le ferai volontiers.

Bonfil.

Ma mère me l’a si tendrement recommandée !

Artur.

Donnez-lui une dot honnête, ce sera remplir ses intentions.

Bonfil.

Oui ; je lui donnerai deux mille guinées pour dot.

Artur.

Oh ! c’est beaucoup trop ; qui voulez-vous qui l’épouse ?

Bonfil.

Paméla n’accepterait pas la main d’un homme du peuple.

Artur.

Et un noble ne la prendra pas pour sa dot.

Bonfil.

Faites en sorte que ce mari-là ne soit pas étranger.

Artur.

Quoi ! seriez-vous fâché qu’elle s’éloignât d’ici.

Bonfil.

N’aigrissez point plus cruellement ma blessure !

Artur.

Faisons part de tout cela à madame Jeffre. C’est une femme de bon sens ; elle pourra s’occuper de pourvoir Paméla.

Bonfil.

Oui, Jeffre l’aime : personne ne saura mieux qu’elle contenter Paméla.

Artur.

Voilà donc l’affaire terminée : voilà le sort de Paméla comme assuré ; vous voilà hors enfin du danger de vous perdre à jamais.

Bonfil.

Mon ami, vos conseils agissent sur mon cœur avec l’ascendant de la raison : mais j’éprouve, hélas ! j’éprouve seul les tourmens cruels de la passion qui me dévore.

Artur.

Puisque vous avez de l’amitié pour moi, j’aurais une autre grâce à vous demander.

Bonfil.

Demandez ma vie si vous voulez.

Artur.

Je voudrais que vous me fissiez le plaisir de venir passer avec moi huit jours à la campagne.

Bonfil.

Non, excusez-moi ; mais je ne puis vous complaire en ceci.

Artur.

Pour quelle raison ?

Bonfil.

Mes affaires ne me permettent pas de sortir de Londres.

Artur.

Et Paméla n’est-elle pour rien dans ces affaires-là ?

Bonfil.

Je vous demande pardon ; mais c’est uniquement pour la marier.

Artur.

Cela se peut faire sans vous.

Bonfil.

Mais ne se peut décider sans moi.

Artur.

Mais un mariage par contrat ne se fait pas aussi facilement en huit jours.

Bonfil.

Dispensez-m’en, je vous en conjure.

Artur.

Vous me flattez, Mylord, je le vois bien : et vous n’êtes point persuadé de la sincérité de mes avis. À peine serai-je parti, que la passion vous ramènera à Paméla.

Bonfil.

Ne me jugez point aussi mal. J’estime vos conseils, j’en sens le prix, et je vous en remercie.

Artur.

S’il en était ainsi, vous ne refuseriez pas de venir avec moi.

Bonfil.

Je ne puis m’absenter huit jours de chez moi.

Artur.

Eh bien ! je serai plus discret. Je ne vous demande que trois jours.

Bonfil.

Trois jours ! Où ?

Artur.

Mais, au comté d’Artur.

Bonfil.

Mais, ô ciel ! pourquoi me conduire à la campagne ?

Artur.

J’y dois donner une petite fête à ma cousine qui est de retour du Portugal.

Bonfil.

Mon humeur mélancolique ne peut que faire un contraste désagréable avec l’allégresse d’une fête de campagne.

Artur.

Vous n’avez à plaire qu’à moi.

Bonfil.

Et vous ne voulez pas m’en dispenser ?

Artur.

Non certainement, dussé-je en perdre votre précieuse amitié.

Bonfil.

Vous ne méritez pas un refus de ma part. J’irai, pour vous faire plaisir.

Artur.

Hâtez le dîner. Une heure après midi, mon cabriolet sera à votre porte, et nous partirons à l’instant.

Bonfil.

Comment ! si vite !

Artur.

Nous avons encore deux heures.

Bonfil.

C’est trop peu.

Artur.

Qu’avez-vous de plus pressé à faire ?

Bonfil.

Ne voulez-vous pas que je donne mes ordres à mes gens ?

Artur.

Votre maison est bien réglée ; et trois jours d’absence n’y peuvent occasioner aucun désordre.

Bonfil.

D’après ce que je vois, mon ami, vous craignez que je ne me puisse séparer de Paméla.

Artur.

Mais un nouveau refus de m’accompagner, me donnerait lieu de le soupçonner.

Bonfil.

Eh bien ! j’irai.

Artur.

Vous m’en donnez votre parole ?

Bonfil.

Oui, foi de gentilhomme.

Artur.

Souffrez que je m’éloigne pour un moment : je suis à vous dans la minute.

Bonfil.

Vous ne voulez point dîner avec moi ?

Artur.

Si ; mais j’ai une petite commission à donner auparavant. Attendez-moi dans une heure.

Bonfil.

Faites ce qui vous arrangera le mieux.

Artur.

Adieu, mon ami.

Bonfil.

Je suis votre serviteur.

Artur (à part.)

Pauvre Mylord ! dans l’état où il se trouve, il a besoin d’un véritable ami, dont les conseils le fortifient. (Il sort.)

Bonfil (appelle.)
Hola !

Scène III.

Mylord BONFIL, ISAC, et LONGMAN.
Isac.


Monsieur ?

Bonfil (seul.)

L’intendant.(Isac sort.) Mylord connaît mon mal, et son amitié m’indique le remède. Mais je suis un malade qui repousse la médecine, et ne voudrait pas se résigner au médecin. J’ai donné ma parole : j’irai. Et Paméla… ? Paméla se mariera. Elle se mariera… ? Oui, elle se mariera, en dépit de toi, mon cœur : oui, en dépit de toi.

Longman.

Monsieur ?

Bonfil.

Je révoque mes ordres : je ne vais plus au comté de Lincoln.

Longman.

J’entends.

Bonfil.

Faites-moi préparer un habit de voyage, pour après dîner.

Longman.

Monsieur part aujourd’hui ?

Bonfil.

Oui.

Longman.

Donc Monsieur part ?

Bonfil.

Je vous l’ai déjà dit.

Longman.

Je vais faire préparer le bagage pour le comté de Lincoln.

Bonfil.

Êtes-vous sourd ? je vous ai dit que je n’y vais plus.

Longman.

Mais si vous partez…

Bonfil (impatienté.)

Oui je pars, je pars, mais pour un autre endroit.

Longman (à part.)

Je n’y comprends plus rien.

Bonfil.

Qu’a dit Myladi en sortant de chez moi ?

Longman.

Qu’elle veut absolument Paméla.

Bonfil.

Elle ne l’aura point, j’en fais le serment : elle ne l’aura point.

Longman.

Restera-t-elle ici ?

Bonfil.

Je la marierai.

Longman.

Monsieur veut la marier ?

Bonfil.

Oui, je lui veux assurer un sort.

Longman.

Pardon : mais Monsieur lui a-t-il trouvé un mari ?

Bonfil.

Pas encore.

Longman (à part.)

Que ne suis-je le mortel fortuné !

Bonfil.

Auriez-vous quelque bon parti à lui proposer ?

Longman.

Je l’aurais bien : mais……

Bonfil.

Eh bien ! que signifie cette réticence ?

Longman.

Je vous demande pardon… Vraiment là, vraiment Monsieur veut la marier ?

Bonfil.

Je ne parle point en vain.

Longman.

Paméla voudra satisfaire son inclination.

Bonfil.

Paméla est sage.

Longman.

Si elle est sage, elle ne dédaignera pas un homme un peu avancé en âge.

Bonfil.

Quoi ! vous sentiriez-vous disposé à l’épouser ?

Longman.

Pourquoi pas ? vous me connaissez, Monsieur.

Bonfil (à part).

Le vieux fou ! Voilà donc mon rival ?

Longman.

Je lui ferai la donation de tout ce que je possède.

Bonfil (à part).

Oui, oui ; ce mariage-là, du moins, n’éloignera point Paméla de mes yeux.

Longman.

Monsieur, j’ai triomphé de l’espèce de honte qui m’arrêtait. J’aime Paméla ; et vous voyant sur le point de disposer d’elle, je vous supplie de prendre pitié de moi.

Bonfil (à part).

Comment ! Je souffrirai qu’un de mes valets possède les attraits qui m’enchantent ; non, cela ne sera jamais.

Longman.

Qu’en dites-vous, Monsieur ?

Bonfil.

Je dis que vous êtes un fou. Que si vous osez seulement regarder Paméla, je vous étrangle de mes propres mains.

Longman. (Il fait un grand salut à Mylord, et se retire sans dire un mot.)
Bonfil (seul.)

Non, il ne sera pas possible que je voie, sans en mourir, Paméla passer en d’autres bras ! Mais la parole que j’ai donnée à mon ami ! serai-je inconstant à ce point ? changerai-je à chaque moment ? Oui, rendons-nous à la raison ; cédons cette victoire à l’orgueil, et sacrifions mon cœur. Que madame Jeffre trouve un époux à Paméla : je ne reviendrai point à Londres qu’elle ne soit mariée… Pourrai-je vivre alors ? non, je mourrai certainement, et ma mort sera à jamais un monument glorieux de ce que souvent les maximes rigoureuses du véritable honneur. Voyons Pamela… pour la dernière fois. (Il ouvre la porte de la chambre de Paméla, et madame Jeffre sort.)


Scène IV.

Mylord BONFIL, Madame JEFFRE.
Mme Jeffre.


Croyez-vous, Monsieur, qu’il soit temps de me faire sortir de prison ?

Bonfil.

Où est Paméla ?

Mme Jeffre.

Elle est là, qui pleure, soupire et tremble.

Bonfil.

Elle tremble ! Et de quoi a-t-elle peur ?

Mme Jeffre.

De vous, qui êtes pire que le Diable.

Bonfil.

Lui ai-je fait quelque injure ?

Mme Jeffre.

Vous ne vous connaissez pas.

Bonfil.

Qu’entendez-vous par-là ?

Mme Jeffre.

Que quand vous êtes en colère, vous faites trembler la moitie du monde.

Bonfil.

Ah ! mes emportemens ne viennent que de l’excès de mon amour.

Mme Jeffre.

Maudit amour !

Bonfil.

Dites à Pamela qu’elle vienne ici.

Mme Jeffre.

Que voulez vous de cette pauvre enfant ?

Bonfil.

Je veux lui parler.

Mme Jeffre.

Rien de plus ?

Bonfil.

Rien de plus.

Mme Jeffre.
Puis-je compter sur vous ?
Bonfil.

L’honnêteté de Paméla mérite toutes sortes égards.

Mme Jeffre.

Que le ciel vous entende. Je vais la faire venir. (Elle s’éloigne un peu et revient sur ses pas.) Mais, c’est que je ne voudrais pas, Monsieur, qu’en voyant Pamela, l’aspect de ses charmes vous fit perdre de vue son honnêteté.

Bonfil.

Jeffre, ne me fatiguez point. Que Paméla vienne ici, ou je vais auprès d’elle.

Mme Jeffre.

Non, non. Je la vais faire venir. (À part.) Cette chambre est un peu obscure. (Elle sort.)

Bonfil.

Le voilà le moment terrible où je dois acquérir la gloire de me vaincre moi-même.


Scène V.

Mylord BONFIL, Mme JEFFRE (conduisant Pamela qui entre la tête baissée et toute tremblante.)
Mme Jeffre (à Paméla.)


Ne craignez rien : il m’a promis de ne rien faire qui puisse vous déplaire.

Paméla (à Jeffre.)

L’a-t-il juré ?

Bonfil (reste pensif un moment.)
Mme Jeffre (à Paméla.)

Oui, il l’a juré.

Paméla.

Oh ! quand il jure, il ne manque pas à sa parole.

Mme Jeffre (à Bonfil.)

Monsieur.

Bonfil (Il se retourne.)

Paméla.

Paméla (les yeux baissés, sans répondre.)
Bonfil.

Paméla, tu me hais donc !

Paméla.

Non, Mylord, je ne vous hais point.

Bonfil.

Tu voudrais me voir mourir.

Paméla.

Je verserais mon sang pour vous.

Bonfil.

Tu m’aimes !

Paméla.

Je vous aime… comme une servante doit aimer son maître.

Mme Jeffre (à Bonfil.)

Pauvre petite ! Elle est de bonne foi.

Bonfil.

Oui, Paméla, tu es vraiment une fille étonnante : je connais ton honnêteté, j’admire ta vertu, et tu mérites que je récompense ton bon cœur.

Paméla.

Monsieur, je n’ai rien mérité.

Bonfil.

Le ciel n’a formé tant d’attraits, que pour faire la félicité de quelque heureux mortel.

Paméla (à Jeffre.)

Je ne comprends pas bien le sens de ces dernières paroles.

Mme Jeffre (à Paméla.)

Panvre Mylord ! il se flatte.

Paméla (à Jeffre.)

Il n’y a pas de danger.

Bonfil.

Dis-moi tu n’es pas l’ennemie des hommes ?

Paméla.

Les hommes sont aussi mon prochain.

Bonfil.

Pencherais-tu pour les nœuds du mariage ?

Paméla.

Cela demanderait des réflexions.

Bonfil (à part.)

Heureux celui qui possédera une aussi belle épouse !

Paméla (à Jeffre.)

Madame, de qui parle donc Monsieur ?

Mme Jeffre (à Paméla.)

Qui sait ? peut-être parle-t-il de lui-même.

Paméla.

Ah ! je ne m’en flatte pas.

Bonfil (à Paméla.)

Tu n’es pas bien ici : un maître qui n’est point marié…

Paméla.

Cela est très-vrai.

Bonfil.

Myladi ma sœur m’a piqué : je ne veux pas absolument que tu ailles avec elle.

Paméla.

Je ferai toujours vos volontés.

Bonfil.

Non, ma chère Paméla ; non, tu n’es pas née pour servir. (Il reste pensif.)

Paméla (à Jeffre.)

Entendez-vous ?

Mme Jeffre (à Paméla.)

J’espère beaucoup.

Paméla (bas à Jeffre.)

Ah ! je ne mérite pas une si grande fortune !

Bonfil (à Paméla.)

J’ai résolu de t’établir.

Paméla.

Monsieur, je suis une pauvre malheureuse.

Bonfil.

Ma mère t’a recommandée à mes soins.

Paméla.

Ah ! bénie soit à jamais cette maîtresse adorée !

Bonfil.

Oui, Paméla ; je veux te faire un sort.

Paméla.

Oh, Dieu ! comment ?

Bonfil (à part.)

Je sens mon ame s’arracher de mon sein.

Paméla (à Jeffre.)

Madame, que fera-t-il donc de moi ?

Mme Jeffre (à Paméla.)

J’espère que vous deviendrez ma maîtresse.

Paméla (à Jeffre.)

Ah ! n’insultez point à ma position !

Bonfil.

Dis-moi : veux-tu prendre un mari ?

Paméla.

Monsieur…

Mme Jeffre (à Paméla.)

Dites que oui.

Bonfil.

Réponds-moi franchement.

Paméla.

Je suis votre servante, disposez de moi.

Bonfil (à part.)

Cruelle il ne lui en coûte pas de me quitter !

Paméla (à Jeffre.)

Remarquez-vous son trouble ?

Mme Jeffre (à Paméla.)

Je le plains ! le pas est difficile.

Bonfil (troublé.)

Marie-toi donc ! ingrate, et éloigne-toi de mes yeux.

Paméla (à part.)

Hélas !

Mme Jeffre (à part.)

Je n’y comprends plus rien.

Bonfil.
Eh ! dis-moi ; est-il déjà choisi cet époux bienheureux ?
Paméla.

Si j’y pensai jamais, que le ciel me punisse à l’instant.

Mme Jeffre.

Paméla n’est jamais sortie de dessous mes yeux.

Bonfil.

Et tu acceptes aussi promptement l’offre que je te fais d’un époux ?

Paméla.

J’ai dit que vous pouviez disposer de moi.

Bonfil.

Je puis disposer de toi, pour te donner à un autre, et je ne puis rien pour moi !

Paméla.

Vous pouvez disposer de moi, mais vous n’avez aucun droit sur mon honneur.

Bonfil (à part.)

Ah ! chaque mot qu’elle me dit m’enchante davantage !

Paméla (à Jeffre.)

Qu’en dites-vous madame Jeffre ? où sont ces flatteuses espérances ?

Mme Jeffre (à Pamela.)

J’en suis toute consternée.

Bonfil (à Paméla.)

Allons, il faut absolument que je te marie ; il n’y a pas de meilleur moyen de mettre ton honneur en sureté. Jeffre vous qui l’aimez, occupez-vous du soin de lui chercher un mari.

Mme Jeffre.

Et la dot ?

Bonfil.

Je lui donnerai deux mille guinées.

Mme Jeffre (à Pamela.)

N’en doutez point ; vous ferez, avec cela, un excellent mariage.

Paméla.

Ah ! de grace, Mylord, ne me sacrifiez pas !

Bonfil.

Quoi ! ton cœur serait-il engagé ?

Paméla.

Si vos bontés, Mylord, me permettaient de disposer de moi, je vous dirais quel est le penchant de mon cœur.

Bonfil.

Parle : je ne suis point un tyran.

Paméla.

Tous mes vœux se bornent à conserver ma douce liberté.

Bonfil (avec douceur.)

Ma chère Paméla, veux-tu rester avec moi ?

Paméla.

Ce parti ne convient ni à vous, ni à moi.

Bonfil.

Mais, parle-moi franchement, t’en coûterait-il de me quitter ?

Mme Jeffre (à part.)

Oh ! comme le voilà qui se ranime !

Paméla.

Il ne m’en coûte jamais de faire mon devoir.

Bonfil (à part.)

Il faut un miracle, pour que je n’en meure pas.

Mme Jeffre (à Paméla.)

Ma chère, vous n’allez point au but.

Paméla.

Voulez-vous, Mylord, faire en effet mon bonheur ; mettre mon honneur en sureté, et mériter mes éternelles bénédictions ?

Bonfil.

Eh ! que ne ferais-je pas pour te voir heureuse ?

Paméla.

Rendez-moi à mes parens.

Bonfil.

Quoi ! vivre au milieu des forêts !

Paméla.

J’vivrai tranquille, j’y mourrai respectée.

Mme Jeffre (à Paméla.)

Ah ! ne prenez point cette résolution ; au nom du ciel, ne m’abandonnez pas.

Paméla (à Jeffre.)

Laissez-moi partir, Madame ; je sens déjà que j’aurai peu de temps à y vivre.

Bonfil.

Paméla !

Paméla.

Monsieur !

Bonfil.

Tu seras contente : tu iras vivre avec tes parens.

Paméla (en soupirant.)

Ah ! que le ciel vous récompense de ce bienfait !

Mme Jeffre.

Mylord, Mylord, ne sacrifiez point cette pauvre petite ; elle ne sait ce qu’elle demande, et vous ne le lui devez pas accorder.

Bonfil.

Taisez-vous. Vous ne savez ce que vous dites. Ô femmes ! vous faites plus de mal que de bien avec votre amour. Paméla forme un projet héroïque ; elle songe à son honneur, au mien, à la paix commune.

Mme Jeffre.

Ma pauvre Paméla !

Bonfil.

Ton père aura les deux mille guinées que je donnais à ton époux.

Paméla.

Oh ! combien elles m’en deviendront plus chères !

Bonfil.

Demain… oui demain, tu partiras.

Mme Jeffre.

Si vite ?

Bonfil.

Oui, demain. Ne vous mêlez point de cela. Elle s’en ira demain.

Mme Jeffre.

Mais comment ? avec qui ?

Bonfil.

Avec vous ; accompagnez-la.

Mme Jeffre.

Moi ?

Bonfil.

Oui, vous ; dans ma voiture de campagne.

Mme Jeffre.

Mais si promptement… !

Bonfil.

Au nom du ciel, ne me répliquez pas.

Mme Jeffre (à part).

Furie, furie !

Paméla.

Quelle joie mes pauvres parens éprouveront en me revoyant

Bonfil (à Jeffre.)

Et moi, je pars aujourd’hui. Préparez-moi du linge pour trois jours.

Mme Jeffre.

Vous partez aujourd’hui ?

Bonfil.

Oui, je vous l’ai dit.

Mme Jeffre.

Très-bien.

Paméla.

Monsieur, vous partez aujourd’hui ; je pars demain… Je n’aurai plus le bonheur de vous revoir.

Bonfil.

Ingrate ! tu seras contente.

Paméla.

Accordez-moi l’honneur de vous baiser la main.

Bonfil.

Tiens ; pour la dernière fois.

Paméla[20].

Que le ciel vous récompense de tout le bien que vous m’avez fait : daignez me pardonner les déplaisirs que j’ai pu vous causer, et souvenez-vous quelquefois de moi. (Elle lui baise la main qu’elle baigne de ses larmes.)

Bonfil (témoigne son trouble ; il sent sa main arrosée de pleurs.)

Ah, Paméla ! tes pleurs coulent sur ma main.

Paméla.

Hélas ! pardon. Ce sera quelques larmes tombées sans m’en être apperçue.

Bonfil[21].

Essuie-moi cette main.

Paméla.

Monsieur……

Mme Jeffre (à Pamela.)

Allons, qu’est-ce que cela vous coûtera ? Essuyez-lui la main.

Paméla (essuie la main de Mylord avec son tablier.)
Bonfil.

Ingrate !

Paméla.

Pourquoi, Mylord, me traitez vous ainsi ?

Bonfil.

Tu confesses que je t’ai fait du bien.

Paméla.

Je confesse que je dois tout à votre maison.

Bonfil.

Et cependant tu peux m’abandonner !

Paméla.

C’est vous qui me congédiez.

Bonfil (avec douceur.)

Veux-tu rester ?

Paméla.

Ah ! souffrez que je vous quitte.

Bonfil.

Tu le vois bien, cruelle ! c’est toi, c’est toi qui veux partir, et non pas moi qui te renvoie.

Mme Jeffre.

Oh ! mon dieu, qu’ils sont fous !


Scène VI.

Les Mêmes, ISAC.
Isac.


Monsieur ?

Bonfil.

Maudit valet ! Qu’y a-t-il ?

Isac.

Mylord Artur.

Bonfil.

Sors… non, arrête. (Il réfléchit un moment.) Dis-lui qu’il vienne.

Mme Jeffre.

Et nous, Monsieur, nous nous en irons.

Bonfil.

Oui.

Mme Jeffre.

Paméla, allons nous-en.

Paméla.
(Elle fait une révérence à Mylord, et va pour sortir.)
Bonfil.

Tu pars, sans me rien dire ?

Paméla.

Je ne puis que renouveler mes vœux pour votre bonheur.

Bonfil.

Tu ne me verras plus.

Paméla.

Hélas !

Bonfil.

Tu ne me baises pas la main !

Paméla.

Je l’ai déjà baignée de mes larmes.

Bonfil.

Voilà Mylord.

Paméla.

Monsieur…

Bonfil.

Laisse-moi, par pitié, laisse-moi !

Paméla (en soupirant).

Malheureuse Paméla ! (Elle sort.)

Mme Jeffre (à part.)

Ma foi, je les crois tous les deux aussi amoureux, aussi fous l’un que l’autre. (Elle sort.)

Bonfil.
Que je me donnerais volontiers la mort !

Scène VII.

Mylords ARTUR, BONFIL, ensuite ISAC.
Artur.


Mylord, je suis à vous.

Bonfil (appelle.)

Hola !

Artur (à part.)

Mylord est troublé. Il a bien de la peine à prendre un parti.

Isac.

Monsieur.

Bonfil.

Que l’on serve.

Artur (à Isac.)

Écoutez. (À Bonfil.) Mon cher ami, faites-moi l’amitié de mettre le comble à la faveur que vous m’avez promise. Ma cousine est passée déjà de sa terre dans la mienne ; elle m’en a prévenu, et m’a expédié un laquais, pour m’avertir qu’elle m’attend à dîner. Je me trouve obligé de partir sur le champ ; et j’espère que vous voudrez bien ne me pas laisser aller seul.

Bonfil.

Mais, est-ce bien l’heure de partir de Londres, pour aller dîner à la campagne ?

Artur.

Deux lieues sont bientôt faites. De grace, ne me refusez pas.

Bonfil.

Que vous me gênez !

Artur.

Je ne puis m’arrêter un moment.

Bonfil.

Eh bien ! partez.

Artur.

Vous m’avez promis de venir.

Bonfil.

Je n’ai point promis de partir si vîte.

Artur.

Eh ! quelle affaire imprévue vous rend si difficile l’anticipation d’une heure ?

Bonfil.

Souffrez du moins que je change d’habit.

Artur (à part.)

C’en est fait ; s’il revoit Pamela, il ne part plus. (Haut.) Croyez-moi, mon ami ; on peut très-bien aller la campagne avec un habit de ville, quand c’est pour rendre visite à une dame.

Bonfil.

Oui, j’en conviens : mais… (à part) partir sans revoir Pamela !

Isac.

Qu’ordonne Monsieur ?

Artur.

Allez, allez, Mylord dîne avec moi.

Isac (à part.)

Puisse-t-il s’en aller et ne revenir que quand il aura chassé le démon qui le rend si furieux ! (Il sort.)

Artur.

La voiture nous attend.

Bonfil.

Mais, au nom du ciel, laissez-moi réfléchir un moment.

Artur (à part.)

Quel trouble dans son cœur !

Bonfil (appelle.)

Jeffre ?

Artur.

Mais, si vous revenez dans trois jours…

Bonfil (appelle plus fort.)

Jeffre ?


Scène VIII.

Les Mêmes, Mme JEFFRE.
Mme Jeffre.


Monsieur.

Bonfil.

Écoutez. (Il la prend à part.) Je pars, je reviens dans trois jours je vous recommande Paméla.

Mme Jeffre.

Ne doit elle pas retourner chez son père ?

Bonfil.

Non, elle ne partira qu’à mon retour.

Mme Jeffre.

Mais elle veut s’en aller absolument.

Bonfil.

Je vous jure que si vous la laissez partir, votre vie m’en répondra.

Mme Jeffre.

En ce cas…

Bonfil.

Vous m’avez entendu ?

Mme Jeffre.

Je le lui dirai.

Bonfil.

Allez.

Mme Jeffre (à part.)

Quel diable d’homme !

Artur.

Mylord, vous êtes bien ému

Bonfil.

Partons.

Artur.

Vous voilà donc enfin décidé maintenant ?

Bonfil.

Oui.

Artur.

Vous me faites un sensible plaisir. (À part.) J’espère l’éclairer plus facilement loin de l’objet de son aveuglement. (Il sort.)

Bonfil (appelle.)

Jeffre ?

Mme Jeffre.

Me voilà.

Bonfil.

Malheur à vous si Pamela s’en va. (Il sort.)

Mme Jeffre.

Ma foi, vivent les fous. Paméla, venez ; venez, vous dis-je ; il est parti.


Scène IX.

PAMÉLA (sur la porte), Mme JEFFRE.
Paméla.


Monsieur est parti ?

Mme Jeffre.

Oui, il est parti.

Paméla.

Où est-il allé, madame Jeffre ? (Elle s’approche.)

Mme Jeffre.

Je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est qu’il reviendra dans trois jours.

Paméla (en soupirant.)

Ah ! je ne le verrai plus !

Mme Jeffre.

Vous le reverrez, vous le reverrez.

Paméla.

Quand, si je pars demain ?

Mme Jeffre.

Vous ne partez plus demain.

Paméla.

Monsieur l’a ordonné.

Mme Jeffre.

Et Monsieur m’a défendu de vous laisser partir avant son retour.

Paméla (avec tendresse.)

Et s’il ne revient pas ?

Mme Jeffre.

Oui, qu’en dites-vous ? N’est-il pas bien mobile dans son humeur ?

Paméla.

Il est le maître ; il peut commander.

Mme Jeffre.

Vous resteriez avec plaisir ici, n’est-ce pas ?

Paméla.

Je suis aveuglément soumise aux volontés de Monsieur.

Mme Jeffre.

Ah Paméla, Pamela ! je soupçonne que votre maître vous tient bien au cœur !

Paméla.

Oh Dieu ! ne me parlez point ainsi ; vous me feriez pleurer amèrement.


Scène X.

Les Mêmes, ISAC.
Isac.


Madame Jeffre ?

Mme Jeffre.

De quoi s’agit-il ?

Isac.

Myladi Daure est arrivée.

Mme Jeffre.

Et Monsieur est-il parti ?

Isac.

Oui. Il est monté dans un carrosse à quatre chevaux, et sera bientôt aux portes de la ville.

Mme Jeffre.

En ce cas là, dites à Myladi que son frère n’y est pas.

Isac.

Je l’ai dit ; et elle n’en a pas moins voulu descendre de son équipage.

Mme Jeffre.

Elle est seule ?

Isac.

Le chevalier son neveu l’accompagne.

Paméla.

Allons nous renfermer dans notre chambre.

Mme Jeffre.

Que craignez-vous ?

Paméla.

Myladi m’a parlé de son neveu d’une manière…

Mme Jeffre.

Voilà Myladi.

Paméla.

Je m’en irai.


Scène XI.

Les Mêmes, Myladi DAURE.
Myladi.


Où va Paméla ? (Paméla se retourne, et lui fait la révérence.)

Mme Jeffre.

Monsieur votre frère n’est point à Londres.

Myladi.

Je le sais. Je dînerai ici avec mon neveu.

Mme Jeffre.

Si Monsieur n’y est pas…

Myladi.

Eh bien ! s’il n’y est pas, auriez-vous pour cela l’audace de me chasser ?

Mme Jeffre.

Pardon, Madame ; vous êtes bien la maîtresse de rester ; mais Monsieur votre neveu…

Myladi.

Mon neveu ne vous embarrassera pas.

Mme Jeffre.

Je vais, avec votre permission, donner quelque ordre.

Myladi.

Allez.

Mme Jeffre (à part en s’en allant.)

Il ne nous manquait plus que ce nouvel embarras.

Myladi (à part.)

Ne craignez rien ; ce n’est pas pour dîner que je suis venue ici.

Paméla (à part.)

J’aimerais bien mieux m’en aller.

Myladi.

Eh bien ! Paméla, toutes tes réflexions sont-elles faites ? Veux-tu venir avec moi ?

Paméla.

Je dépends de mon maître.

Myladi.

Ton maître est un fou.

Paméla.

Pardon, Madame ; mais une sœur ne devrait pas en parler de la sorte.

Myladi.

Présomptueuse ! Tu m’apprendras à parler peut-être ?

Paméla.

Je vous demande pardon.

Myladi.

Allons ; dispose-toi à partir.

Paméla.

Avec bien du plaisir, Madame, si Monsieur y consent.

Myladi.

J’ai sa parole.

Paméla.

Il m’a défendu de vous suivre.

Myladi.

Et tu pourras seconder son inconcevable mobilité ?

Paméla.

Mon obéissance doit être aveugle.

Myladi.

Petite effrontée ! tu trouves, je le vois, du plaisir à lui obéir.

Paméla.

Je fais mon devoir.

Myladi.

Ton devoir serait de vivre comme une fille honnête.

Paméla.

J’ose me flatter de l’être.

Myladi.

Non, tu ne l’es pas : tu es une petite effrontée, et rien de plus.

Paméla.

Et sur quoi fondez-vous, Madame, un semblable reproche ?

Myladi.

Tu ne veux rester avec ton maître, que parce que tu l’aimes.

Paméla.

Ah ! Madame, vous me jugez bien injustement.

Myladi.

Es-tu innocente ?

Paméla.

Je le suis, graces au ciel.

Myladi.

Eh bien, viens avec moi.

Paméla.

Je ne le puis.

Myladi.

Pourquoi ?

Paméla.

Monsieur me l’a défendu.

Myladi.

C’est à moi d’y penser. Suis moi.

Paméla.

Non, vous ne me ferez point commettre une action si noire.

Myladi.

Tu parles avec bien de l’audace.

Paméla.

De grace, excusez-moi.


Scène XII.

Les Mêmes, le chevalier ERNOLD.
Ernold.

EH bien ! que faites-vous donc avec cette belle enfant ?

Myladi.

Oui ? Est-elle de votre goût ?

Ernold.

Comment ? si elle est de mon goût ! c’est peut-être cette Paméla dont vous m’avez parlé pendant trois heures ?

Myladi.

C’est elle précisément.

Ernold.

Sa beauté est encore au-dessus du récit que vous m’en aviez fait. Elle a des yeux enchanteurs.

Paméla.

Madame, avec votre permission… (Elle veut sortir.)

Myladi.

Où veux-tu aller ?

Ernold.

Point du tout, ma belle, s’il vous plaît ; ne me privez point du plaisir de vous voir encore un peu.

Paméla.

Monsieur, ces belles phrases-là ne peuvent s’adresser à moi.

Myladi.

Eh ! mon neveu, laissez-la tranquille : vous chassez sur les plaisirs de mon frère.

Ernold.

Et il n’y aurait pas moyen de faire un peu de contrebande ?

Paméla (à part.)

Quel indigne langage !

Myladi.

En vérité, mon neveu, vous me feriez rire si cette petite créature ne me mettait en colère.

Ernold.

Que vous a-t-elle donc fait ?

Myladi.

Mon frère m’a donné sa parole qu’elle viendrait me servir, et mademoiselle s’y oppose, et Mylord me manque pour ses beaux yeux.

Ernold.

Allons, ma fille, allons, il faut tenir sa parole ; il faut venir servir myladi Daure.

Paméla.

Mais je dépends…

Ernold.

Point de raison ; il faut entrer à son service.

Paméla.

Mais, si Monsieur…

Ernold.

Monsieur est frère de madame, ils s’entendront, et la chose sera bientôt arrangée.

Paméla.

Mais je vous répète, Monsieur…

Ernold.

Point tant de verbiage, s’il vous plaît ; donnez-moi la main et marchons.

Paméla.

Je ne souffrirai point de violence. (Elle va du côté de la porte pour fuir.)

Ernold.

Oh ! je te jure bien que tu ne sortiras pas d’ici.

(Il se place à la porte.)
Paméla.

Comment, Monsieur ! dans la maison de mylord Bonfil !

Myladi.

Eh ! qui donc es-tu, pour prendre ici le parti de Mylord ? Lui appartiens-tu d’une manière quelconque ? Jour de dieu ! Si je me pouvais figurer qu’il t’eût épousée ou qu’il le voulût faire, je t’enfoncerais un poignard dans le cœur.

Ernold.

Croyez-vous, de bonne foi, Mylord assez fou pour penser à l’épouser ? C’est un caprice qu’il veut se passer.

Paméla.

Vous m’étonnez, Monsieur. Sachez que je suis une fille honnête.

Ernold[22].

Bravo ! J’en suis charmé. Vive donc la fille honnête ! Mais dites-moi donc, la belle, si vous êtes si honnête, vous devez avoir de l’honneur à revendre.

Paméla.

Qu’entendez-vous par-là ?

Ernold.

M’en voudriez vous céder un peu ?

Paméla.

Mais je crois que cela ne serait pas sans besoin.

Myladi.

Impertinente ! est-ce ainsi que tu parles à mon neveu ?

Paméla.

Qu’il me traite décemment, je lui parlerai de même.

Ernold.

Je ne m’offense point des injures qui sortent d’une jolie bouche. Toutes ces jolies filles sont si faciles à fâcher… ! Savez-vous pourquoi elle fait la cruelle ? c’est que vous êtes là ; allez-vous-en et je vous réponds qu’elle fera tout ce que je voudrai.

Myladi.

Je veux qu’elle vienne avec moi.

Ernold.

Elle viendra, mon dieu, elle viendra. Voulez-vous que je vous montre un moyen infaillible de la décider ? Tenez. (Il tire une bourse.) Tiens Paméla, tu vois bien ces guinées ; si tu suis ma tante, foi de chevalier, je t’en donne une demi douzaine.

Paméla.

Donnez-les, Monsieur, à celles que vous êtes dans l’usage de traiter ainsi.

Ernold.

Comment diable ! Es-tu quelque princesse ? Quelle rage est la tienne ? Refuser six guinées ! est-ce trop peu à tes yeux ?

Paméla.

Ah ! Monsieur, vous ne connaissez pas le prix de l’honneur ; et voilà pourquoi vous parlez ainsi.

Ernold.

Tiens ; veux-tu la bourse entière ?

Paméla (à part.)

Ô ciel ! délivre-moi de ses persécutions !

Ernold.

Je serais, ma foi, bien fou de te la donner, petite sotte !

Paméla.

Comment_osez-vous me parler, Monsieur ? Mylord en sera instruit.

Ernold.

Et ton maître certainement se fera de cela une affaire importante ?

Paméla.

Laissez-moi m’en aller.

Ernold.

Allons ; viens ici, et faisons la paix.

(Il veut la prendre par la main.)
Paméla.

Cessez de m’importuner. (Elle veut fuir.)

Ernold.

Écoute, un mot seulement.

Paméla (Elle veut fuir.)

Madame Jeffre ?

Ernold.

Écoute donc.

Paméla.

Isac ?

Ernold.

Tu es une petite coquine.

Paméla.

Et vous un impudent.

Ernold.

Qu’entends-je ? me traiter d’impudent !

Myladi.

Ah ! malheureuse ! impudent à mon neveu ?

Paméla.

S’il est gentilhomme, qu’il sache conserver son rang.

Myladi.

Je te donnerai un soufflet.

Ernold.

Je te prendrai si bien les mains, que tu ne m’échapperas pas. (Il la poursuit.)

Paméla.

Au secours ! du monde ! au secours !


Scène XIII.

Les Mêmes, Mme JEFFRE.
Mme Jeffre.


Eh ! mon dieu ! qu’est-il donc arrivé ? qu’à donc Pamela à crier de la sorte ?

Paméla.

Ah, Madame, secourez-moi ! protégez-moi contre les outrages d’un impudent.

Mme Jeffre.

Comment, Monsieur ! chez mylord Bonfil ?

Ernold.

Que croyez-vous donc que je lui ai fait ?

Mme Jeffre.

Ses clameurs me le feraient presque supposer.

Ernold.

Je voulais lui faire deux caresses, et rien de plus.

Mme Jeffre.

Et rien de plus ?

Ernold.

Qu’en dites-vous ? cela valait-il la peine de crier de la sorte ?

Myladi.

C’est une impudente, qui a manqué de respect à mon neveu, et à moi-même.

Mme Jeffre.

Je suis surprise que Monsieur se permette de semblables libertés.

Ernold.

Vous me faites rire, bonne femme ! vous allez voir qu’on ne pourra pas badiner avec une servante.

Mme Jeffre.

Où donc avez vous pris ces jolies manières ?

Ernold.

Où ? mais par-tout. Allez, vous ne savez rien. J’ai voyagé : j’ai vu de jolies femmes-de-chambre, des filles d’esprit, et capables de tenir un brillant antichambre, en attendant que Madame fût en état de recevoir la compagnie. Eh bien ! l’on s’amuse, l’on rit avec elles ; on dit des folies : et en supposant que l’une d’elles ait eu l’adresse d’inspirer de l’amour au maître de la maison, elles ne sont point dédaigneuses avec les étrangers, comme cette petite créature-là.

Mme Jeffre.

En vérité, Monsieur, vous avez fait, en voyageant, des acquisitions merveilleuses.

Myladi.

Tranchons ces raisonnemens déplacés. Paméla doit me suivre.

Paméla (à Jeffre.)

Je me recommande à vous.

Mme Jeffre (à Myladi.)

Madame, attendez le retour de Monsieur.

Myladi.

C’est précisément parce qu’il n’y est pas que je dois l’emmener.

Mme Jeffre.

Oh ! je vous demande bien pardon ; elle n’ira surement pas.

Myladi.

Elle n’y viendra pas ? je la ferai plutôt traîner de force.

Ernold.

Je n’ai jamais vu de femme plus impertinente que vous.

Mme Jeffre.

Respectez, Monsieur, la gouvernante de mylord Bonfil.

Ernold.

Ah ! ah ! Je vous croyais, moi, la gouvernante des Indes.

Mme Jeffre.

Mylord saura la manière injurieuse dont vous vous êtes conduit chez lui.

Myladi.

Qu’il le sache ; c’est lui qui m’a provoqué.

Ernold.

Eh ! mon dieu, Mylord ne s’échauffera pas la bile, pour deux bégueules de femmes.

Mme Jeffre.

En vérité vous m’étonnez, Monsieur.

Myladi.

Impertinente ! (Elle appelle.) Hola ! où êtes-vous ?

Mme Jeffre.

Qui appelez-vous, Madame ?

Myladi.

Mes gens.

Mme Jeffre.

Vous pourriez vous porter à quelque violence ?

Myladi (appelle de nouveau.)

Eh bien ! allons donc.


Scène XIV.

Les Mêmes, ISAC.
Isac.


Que demande madame ?

Myladi.

Où sont mes gens ?

Isac.

Ils se sont tous retirés, et Mylord est de retour.

Mme Jeffre.

Mylord ?

Isac.

Oui ; Mylord notre maître est revenu sur ses pas.

Paméla (à part.)

Ah ! le ciel en soit béni !

Mme Jeffre.

Sait-on pourquoi ?

Isac.

Il a été attaqué d’un horrible évanouissement. (Il sort.)

Paméla (à part.)

Oh ! Dieu !

Mme Jeffre.

Mon pauvre maître ! Je vole à son secours.

Paméla.

Ah ! courez-y bien vite, madame Jeffre.

Mme Jeffre.

Ah ! Paméla, il aurait bien plus besoin de vous que de moi. (Elle sort)

Paméla (à part.)

Faut-il, hélas ! que la décence m’empêche d’y aller.

Ernold.

Pourquoi donc, Paméla, ne voles-tu pas aussi au secours de ton maître ? peut-être fais-tu la cruelle, parce que nous sommes ici.

Paméla[23].

Monsieur, maintenant que Mylord est de retour, vous m’inspirez moins de frayeur, et je vous parlerai avec plus de liberté. Pour qui me prenez-vous ? Je suis pauvre, mais honnête ; je mange le pain d’autrui, mais je le mange avec honneur. Je suis entré dans cette maison au service de la mère, et non pas du fils ; la mère n’est plus et le fils n’a pas dû me chasser de chez lui. Si Myladi désirait de m’avoir, elle devait savoir m’obtenir de son frère. S’il refuse de me laisser aller, il aura, sans doute, ses raisons pour en agir ainsi. Informez-vous de moi à tous les domestiques de cette maison ; parlez de moi à tous ceux qui y sont venus et vous apprendrez quelle est ma façon de penser et de me conduire. Vous m’avez, (je rougis de le répéter !) vous m’avez traité de petite sotte, de coquine ! si le monde vous a offert des femmes de ce caractère, je suis bien loin de penser que ce soit la totalité ou même le plus grand nombre ; mais vous me donnez lieu de croire que vos inclinations perverses vous ont concentré dans la société de celles-ci, et que vous n’avez fait aucun cas des femmes honnêtes et sages, dont le nombre cependant est grand par-tout. Comment voulez-vous savoir si le nombre des femmes estimables l’emporte sur celui des femmes perverses, lorsque les plus corrompues sont les seules que vous recherchiez ? Comment connaître ce qui constitue la vertu, quand on suit uniquement sa passion ? J’eus l’honneur de vous connaître avant que vous sortissiez de Londres : vous étiez alors un chevalier honnête, un sage Anglais, un jeune homme enfin de la plus belle espérance. Vous avez voyagé, et vous vous êtes infecté de ces maximes détestables ! Ah ! permettez-moi une réflexion pour vous justifier : vous aurez vu, sans doute, de très-mauvaises compagnies, et d’un exemple pernicieux. Aussi flexible qu’une cire molle, le cœur de l’homme reçoit aisément les bonnes et les mauvaises impressions. Si les exemples dangereux de ce monde pervers que vous avez eu le malheur de fréquenter, ont gâté votre cœur, il en est temps encore, vous pouvez réparer le mal : votre patrie vous donnera des motifs puissans d’émulation pour le faire. Et si, pour effacer en vous la mauvaise idée que vous avez des femmes, il suffit de l’exemple d’une jeune fille qui ne craint pas de vous irriter, en vous remettant dans les voies de l’honneur, admirez la franchise avec laquelle j’ajoute hardiment, que si vous avez l’audace de m’insulter encore, je saurai demander et trouver justice. (Elle sort.)


Scène XV.

Myladi DAURE, ERNOLD.
Ernold.


Elle me laisse pétrifié !

Myladi.

Je suis étonnée aussi, moi ; mais c’est de vous, et non pas d’elle.

Ernold.

Pourquoi donc cela, je vous prie ?

Myladi[24].

Parce que vous avez eu la patience de l’entendre, sans lui donner de votre main sur la figure.

Ernold.

Soyons vrais ; je me suis avancé un peu trop loin dans la maison d’un autre.

Myladi.

L’évanouissement de mon frère vient sans doute de son amour pour Paméla.

Ernold.

Jamais je ne me suis évanoui pour les dames.

Myladi.

Il l’aime trop passionnément.

Ernold.

Eh ! parbleu, s’il l’aime, qu’il s’en passe la fantaisie.

Myladi.

Je tremble qu’il ne l’épouse.

Ernold.

Eh bien ! que vous importe ?

Myladi.

Comment ! Je tolérerais cette tache à mon sang ?

Ernold[25].

Quelle tache ! quel sang ! Quelles foiblesses sont-ce là ? folies, pures folies. Moi qui ai voyagé, j’ai vu cent exemples de ces sortes de mariages. Le monde rit, les parens criaillent ; mais, comme dit le proverbe, une merveille ne dure que trois jours. Allons voir un peu ce que fait Mylord. (Il sort.)


Scène XVI.

Myladi (seule.)


D’après ce que je viens d’entendre, mon neveu serait tout disposé à faire pire encore que mon frère. Une femme qui penserait ainsi deviendrait le jouet du monde et allumerait contre elle le ressentiment, la malédiction et la vengeance. Malheureuses femmes ! Mais, si tant d’autres ont la bassesse de souffrir j’enseignerai aux plus timides comment se vengent nos affronts. Oui, si mon frère persiste dans son fol amour je ferai périr Pamela[26].

Fin du second Acte.

ACTE III.


Scène PREMIÈRE.

Mylord BONFIL, Mme JEFFRE et ISAC.
(Isac pose sur une table la canne et l’épée de Bonfil.)
Bonfil.


Qu’entends-je ! Ernord a maltraité Paméla ?

Mme Jeffre.

Il a perdu toute espèce de respect pour elle, pour moi, pour votre maison.

Bonfil.

Téméraire !

Mme Jeffre.

Monsieur, comment vous trouvez-vous maintenant ?

Bonfil.

Où est Pamela ?

Mme Jeffre.

Elle sera surement dans ma chambre.

Bonfil.

Sait-elle que je suis de retour ?

Mme Jeffre.

Elle le sait ; et ce retour fortuné a été pour elle un bienfait du ciel.

Bonfil.

Comment cela donc ?

Mme Jeffre.

C’est qu’il l’a affranchie des persécutions du chevalier.

Bonfil.

Homme indigne ! il mourra, j’en fais le serment. Il mourra.

Isac.

Monsieur ?

Bonfil.

Que veux-tu ?

Isac.

Le chevalier Ernold désirerait vous voir.

(Bonfil furieux, se jette sur son épée, la tire du fourreau, et court vers la porte. Isac et madame Jeffre effrayés prennent la fuite : Bonfil va pour sortir.)

Scène II.

Milords BONFIL, ARTUR.
Artur.


Où court Mylord l’épée à la main ?

Bonfil.

Percer un téméraire.

Artur.

Quel est-il ?

Bonfil.

Ernold.

Artur.

Que vous a-t-il fait ?

Bonfil.

Vous le saurez quand je serai vengé.

Artur.

Arrêtez.

Bonfil.

Laissez-moi.

Artur.

Tuer votre ennemi dans votre maison !

Bonfil.

Il m’a manqué chez moi.

Artur.

Vous ne pouvez juger de l’offense.

Bonfil.

Pourquoi cela ?

Artur.

La fureur vous aveugle.

Bonfil.

Eh ! laissez-moi châtier son audace.

Artur.

Je ne le souffrirai certainement pas.

Bonfil.

Qu’entends-je ! vous défendez mon ennemi ?

Artur.

Je défends votre honneur.

Bonfil.

Il mourra ! je l’ai juré ; il mourra de mes mains.

Artur.

Mais ne puis-je enfin savoir son crime ?

Bonfil.

Il a maltraité madame Jeffre, outragé Paméla, et manqué à leur maître.

Artur.

Mylord, un moment de calme s’il est possible : contenez pour un moment votre juste indignation. Ernold vous a offensé, vous avez raison de vous venger ; je vous y engage moi-même, je serai avec vous, et je le défierai en votre nom. Mais, parlez-moi d’abord en bon gentilhomme, en homme d’honneur, en vrai et loyal Anglais : la jalousie n’est-elle pour rien dans cette fureur ?

Bonfil.

Je ne puis distinguer laquelle de mes passions m’agitent le plus dans ce moment. Tout ce que je puis vous dire, c’est que le perfide mourra.

Artur.

Vous n’exécuterez point ce projet avant d’avoir calmé votre fureur.

Bonfil.

Eh ! qui peut m’en empêcher ?

Artur.

Moi.

Bonfil.

Vous ?

Artur.

Oui, moi, qui suis votre ami, et dont le cœur libre sait apprécier la valeur de l’offense.

Bonfil.

Sa témérité ne mérite-t-elle pas un châtiment ?

Artur.

Oui, sans doute.

Bonfil.

Et à qui appartient-il de venger mes torts ?

Artur.

À mylord Bonfil.

Bonfil.

Eh ! qui suis-je donc ?

Artur.

Un amant qui frémit de jalousie. Vous ne devez point confondre l’honneur de votre maison avec votre amour pour Paméla.

Bonfil.

L’honneur, l’amour, tout m’excite, tout m’engage… Le perfide mourra.

Artur.

Demain vous le provoquerez.

Bonfil.

Je ne puis captiver ma colère jusqu’à demain.

Artur.

Que voudriez-vous donc faire ?

Bonfil.

Le tuer dans l’instant.

Artur.

Ah, Mylord ! appaisez-vous.

Bonfil.

Je suis hors de moi.


Scène III.

Les Mêmes, Mme JEFFRE.
Mme Jeffre.


Monsieur ?

Bonfil.

Où est le chevalier ?

Mme Jeffre.

Il vous a su en colère, et il est parti.

Bonfil.

Je le rejoindrai. (En attitude de partir.)

Mme Jeffre.

Monsieur, écoutez donc ?

Bonfil.

Qu’avez-vous à me dire ?

Mme Jeffre.

Le père de Paméla arrive dans l’instant.

Bonfil.

Le père de Paméla ! que veut-il ?

Mme Jeffre.

Emmener sa fille avec lui.

Bonfil.

L’emmener ? où ?

Mme Jeffre.

Mais, dans sa retraite champêtre.

Bonfil.

Il faut qu’il me parle.

Mme Jeffre.

N’avez-vous pas permis… ?

Bonfil.

Où est ce vieillard ?

Mme Jeffre.

Dans une chambre avec sa fille.

Bonfil.

Il va m’entendre. (Il sort.)

Artur.

Voilà comme une passion cède la place à l’autre : l’amour a triomphé de la fureur.

Mme Jeffre.

Monsieur, que va donc devenir mon pauvre maître ?

Artur.

Il est dans un état à faire pitié.

Mme Jeffre.

Comment donc est arrivé son évanouissement ?

Artur.

Il poussoit de fréquens soupirs ; et à peine fumes-nous hors de Londres qu’il tomba évanoui entre mes bras.

Mme Jeffre.

Vous avez bien fait de revenir sur vos pas.

Artur.

Je lui prodiguai les secours de quelqu’eau spiritueuse ; mais il n’a repris la respiration qu’à l’aspect de son hôtel.

Mme Jeffre.

C’est ici, Mylord, c’est ici qu’est le remède de son mal.

Artur.

Il aime Paméla ?

Mme Jeffre.

S’il l’aime ! il l’adore.

Artur.

Pamela est sage ?

Mme Jeffre.

Elle est infiniment honnête.

Artur.

Il faut qu’elle se sépare de lui nécessairement.

Mme Jeffre.

Mais ne pourrait-il pas…… ?

Artur.

Quoi faire ?

Mme Jeffre.

L’épouser ?

Artur[27].

Madame Jeffre, ces sentimens-là sont indignes de vous. Si vous aimez véritablement votre maître, faites un peu plus de cas de son honneur.

Mme Jeffre.

Mais il va mourir de douleur.

Artur.

Eh bien ! mourir plutôt cent fois, que de sacrifier son honneur. (Il sort.)

Mme Jeffre (seule.)

Mourir pour sauver son honneur ; je comprends cela à merveille ; mais qu’il se déshonore en épousant une fille pauvre, mais honnête, c’est ce que je ne vois pas du tout. J’ai entendu dire si souvent que le monde serait bien beau, si les hommes ne l’eussent pas gâté : c’est leur orgueil qui a renversé l’ordre superbe établi par la nature. Ne sommes-nous pas tous égaux aux yeux de cette mère commune et, malgré cela, la fierté des grands ne compte pour rien les petits. Mais un jour viendra que l’on ne fera plus qu’une seule et même pâte des grands et des petits.


Scène IV.

ANDREUSS[28], PAMÉLA.
Paméla.


Père chéri ! quelle consolation vous m’apportez !

Andreuss.

Ah ! Paméla ! je me sens renaître en te voyant.

Paméla.

Que fait ma tendre mère ?

Andreuss.

Elle supporte avec une constance admirable les désagrémens de la pauvreté et ceux de la vieillesse.

Paméla.

Elle est déjà si avancée en âge !

Andreuss.

Regarde-moi ; suis-je vieux ? Eh bien ! nous sommes du même âge, à l’exception de cette force qui caractérise l’homme, et que ta mère n’a pas. J’ai fait vingt milles en deux jours ; elle ne le ferait pas en un mois.

Paméla.

Oh dieu ! vous êtes venu à pied ?

Andreuss.

Eh ! comment, dis-moi, pouvais-je venir autrement ? on ne peut se servir de voitures sur nos montagnes, et je ne monte plus à cheval. Je suis venu à mon aise, je t’en réponds, et certes le désir de te revoir m’a fait faire des prodiges.

Paméla.

Mais vous devez être bien fatigué ; de grace, allez-vous reposer.

Andreuss.

Non, ma fille, non, je ne suis point fatigué. Je me suis reposé deux heures avant d’entrer à Londres.

Paméla.

Pourquoi différer de deux heures pour moi le plaisir de vous embrasser ?

Andreuss.

Pour me préparer à résister aux transports de joie que je savais bien devoir éprouver en te revoyant.

Paméla.

Combien y a-t-il d’années que je vis loin de vous ?

Andreuss.

Tu me le demandes, ingrate ! triste preuve, hélas ! qu’il t’en coute bien peu d’être éloignée de nous ! Dix ans, deux mois, dix jours et trois heures se sont écoulés depuis l’instant fatal que tu t’es séparée de nous. Si tu sais calculer le nombre des minutes qui composent un pareil intervalle, tu sauras alors ce que mon cœur a éprouvé d’angoisses loin de toi.

Paméla.

Ah ! mon père, permettez-moi de vous dire que je n’ai point désiré de vous quitter, que je n’ai point eu l’ambition d’abandonner le séjour des forêts pour celui des villes, et que mon vœu le plus cher sera toujours de vivre auprès de vous avec le doux emploi de soulager les besoins de votre vieillesse.

Andreuss.

Oui, j’en conviens. C’est moi qui, ne pouvant te voir partager notre misère, t’ai procuré un sort plus heureux.

Paméla.

Puisque le ciel m’a fait naître pauvre, j’aurais supporté sans murmure le joug de la pauvreté.

Andreuss.

Ah, ma fille ! ma fille, tu ne connais pas tout ton sort. Quand tu nous quittas, la faiblesse de ton âge ne permettait pas encore de te confier un secret.

Paméla.

Oh, ciel ! ne suis-je point votre fille ?

Andreuss.

Tu l’es, graces au ciel.

Paméla.

Me trouvez-vous maintenant digne de votre confiance ?

Andreuss.

Ton âge, ta sagesse qui font toute ma consolation, exigent que je te révèle un secret important.

Paméla.

Ah ! parlez, mon père ! parlez ; au nom du ciel, ne me faites pas languir plus long-temps.

Andreuss.

Ah, Paméla ! Paméla, tu es une vertueuse enfant ; mais sur l’article de la curiosité, tu es femme comme les autres.

Paméla.

Pardon je ne demande plus rien.

Andreuss.

Pauvre enfant ! tu as un excellent cœur ! oui, ma fille, oui, je te dirai tout. Combien de fois mes remords et ta mère m’ont engagé à le faire ! Mais chaque jour, hélas ! ma vieille compagne, mon petit intérieur, ma ferme réclamaient tous mes soins. Aujourd’hui que ta maîtresse n’est plus, que tu ne peux décemment rester avec un homme qui n’est point marié, que je te dois enfin reconduire sous mon toit champêtre, je veux avant tout t’apprendre qui je suis, qui tu es, afin que dans le sein même de l’indigence que je t’engage à choisir pour la sureté de ton honneur, ta vertu ait encore un mérite de plus.

Paméla.

Dieu ! que vous préparez mon cœur à d’étranges récits.

Andreuss.

Oui, fille adorée ! tu entendras en effet des choses

bien étranges.

Scène V.

Les Mêmes, Mylord BONFIL.
Paméla.


Voilà Mylord.

Andreuss.

Monsieur……

Bonfil.

C’est vous qui êtes le père de Paméla ?

Andreuss.

Oui, Monsieur ; Andreuss pour vous servir.

Bonfil.

Vous êtes venu pour revoir votre fille ?

Andreuss.

Pour l’embrasser avant de mourir.

Bonfil.

Pour l’embrasser, et rien de plus ?

Andreuss.

Et l’emmener avec moi consoler sa mère.

Bonfil.

Cela ne se peut sans mon consentement.

Andreuss.

Aussi est-ce pour obtenir cette grace, qu’il me tardait de me voir à vos pieds.

Bonfil.

Quel motif vous engage à reprendre votre fille ?

Andreuss.

Nous sommes vieux ; nous avons besoin de son aide.

Bonfil.

Paméla, retirez-vous.

Paméla.

J’obéis. (À part.) Je pars, et je laisse ici mon cœur partagé entre deux mortels qui me sont bien chers. (Elle sort.)


Scène VI.

Mylord BONFIL, ANDREUSS, ensuite ISAC.
Bonfil.


Hola ! (Isac entre) des siéges. (Isac apporte un fauteuil.) Un autre. (Il l’apporte et se retire.) Vous êtes vieux, fatigué sans doute ; asseyez-vous.

Andreuss.

Le ciel vous récompense de votre bonté. (Ils s’asseyent.)

Bonfil.

Êtes-vous sincère ?

Andreuss.

Monsieur, je ne serais pas pauvre sans cela.

Bonfil[29].

Dites-moi quel est le véritable motif qui vous engage à me demander Paméla ?

Andreuss.

Je vous le dirai franchement ; c’est mon zèle son honneur

Bonfil.

N’est-il pas en sureté dans mes mains ?

Andreuss.

Tout le monde, Monsieur, ne peut pas être convaincu de votre honnêteté.

Bonfil.

Eh ! quelles seront auprès de vous ses occupations ?

Andreuss.

De seconder sa vieille mère, de préparer la nourriture à la petite famille, de travailler, de vivre en paix, de nous consoler enfin dans les derniers : momens de notre vie.

Bonfil.

Malheureuse Paméla ! N’a-t-elle acquis tant de vertus aimables, que pour les ensevelir toutes dans l’oubli, pour les confiner dans un bois !

Andreuss.

Monsieur, la vraie vertu se contente d’elle-même.

Bonfil.

Pamela n’est pas née pour filer, ni pour le vil exercice de la cuisine.

Andreuss.

Tous les exercices qui ne blessent point l’honneur, peuvent convenir aux personnes honnêtes.

Bonfil.

Sa main est blanche comme la neige !

Andreuss.

La fumée des villes peut la brunir plus que le soleil de la campagne.

Bonfil.

Elle est faible, délicate.

Andreuss.

Des mets innocens lui procureront de meilleures digestions.

Bonfil.

Bon vieillard ! venez habiter la ville avec votre épouse.

Andreuss.

Mes revenus ne m’y suffiraient pas pour quatre jours.

Bonfil.

Vous n’y éprouverez aucun besoin.

Andreuss.

Eh ! qui y pourvoira ?

Bonfil.

Le mérite de votre fille.

Andreuss.

Ah ! malheureux le père qui subsiste d’un tel produit.

Bonfil.

Ma mère m’a recommandé Paméla.

Andreuss.

C’était une dame si pleine de bontés !

Bonfil.

Je ne la dois point abandonner.

Andreuss.

Vous êtes bien généreux.

Bonfil.

Il faut donc qu’elle reste avec moi.

Andreuss.

Monsieur peut me remettre ce qu’il avait intention de lui donner.

Bonfil.

Je le ferai. Mais vous voulez priver mes yeux du plaisir de la voir.

Andreuss.

Comment cela ? J’entends la conduire chez moi avec toute la convenance possible.

Bonfil.

Restez ici quelques jours.

Andreuss.

Mon épouse m’attend.

Bonfil.

Vous partirez quand je vous le dirai.

Andreuss.

Voilà déjà deux jours d’absence ; si j’en employe deux encore à mon retour, ce sera trop pour moi.

Bonfil.

Je ne mérite pas que vous me traitiez avec cette rigueur.

Andreuss.

Monsieur…

Bonfil.

Ne me répliquez point. Vous partirez quand je voudrai.

Andreuss[30].

Ces cheveux blancs peuvent-ils se flatter d’obtenir de vous la grace de parler franchement ?

Bonfil.

Oui ; j’aime la franchise.

Andreuss.

Ah ! Mylord. Je crains bien que ce qui m’a été dit sur la route, et que mon cœur présageait de loin, ne soit malheureusement trop vrai.

Bonfil.

Expliquez-vous.

Andreuss.

On m’a dit que Mylord était épris de ma pauvre fille.

Bonfil.

Les yeux de Paméla sont deux astres.

Andreuss.

Ah ! si ces astres prétendus menacent son honneur d’une triste influence, je me sens capable de les lui arracher de mes propres mains.

Bonfil.

C’est une bien vertueuse enfant.

Andreuss.

S’il en est ainsi, vos espérances seront vaines.

Bonfil.

Je suis sûr qu’elle mourrait plutôt que de porter à son innocence la plus légère atteinte.

Andreuss.

Ô ma Paméla ! chère et unique consolation de ton vieux et malheureux père ! Ah ! Monsieur, dérobez-vous au danger : mettez son honneur en sureté ; rendez-moi ma fille telle que votre mère la reçut de nos mains !

Bonfil.

Ah ! le sort est trop injuste envers Paméla.

Andreuss.

Si elle mérite quelque chose, le ciel ne l’abandonnera pas.

Bonfil.

Avec quel plaisir j’échangerais ce palais magnifique contre une de vos chaumières !

Andreuss.

Pourquoi, Mylord ?

Bonfil.

Uniquement pour épouser Paméla.

Andreuss.

Vous l’aimeriez à ce point ?

Bonfil.

Oui ; il m’est impossible désormais de vivre sans elle.

Andreuss.

Le ciel m’envoie bien à propos pour arrêter les suites funestes de votre passion.

Bonfil.

S’il ne m’est pas permis d’épouser Paméla, je jure bien de ne prendre jamais une autre épouse.

Andreuss.

Vous laisseriez périr votre nom ?

Bonfil.

Oui, pour ajouter, en dépit de moi, au triomphe d’une indiscrette famille.

Andreuss.

Et si Pamela était noble, vous n’hésiteriez donc pas à l’épouser ?

Bonfil.

Cela serait terminé dès ce soir.

Andreuss.

Ah ! Mylord vous vous en repentiriez bientôt. Quoique noble, une fille sans bien ne vous paraîtrait pas digne de vous.

Bonfil.

Ma famille n’a pas besoin de dot.

Andreuss.

Vous êtes riche : mais plus on possède de biens, plus on en veut posséder.

Bonfil.

Vous me connaissez mal.

Andreuss.

Ainsi la pauvreté de Paméla ne serait point un obstacle ?

Bonfil.

Elle augmente encore en elle le mérite de l’humilité.

Andreuss (à part.)

Ô ciel ! que ferai-je ?

Bonfil.

Que dites-vous ?

Andreuss.

De grace, Monsieur, un moment de réflexion.

Bonfil.

Réfléchissez.

Andreuss (à part.)

Si la bonté souveraine du ciel offre une grande fortune à Paméla, serai-je assez barbare pour l’en priver ?

Bonfil (à part.)

Il est combattu par la tendresse ; je le suis par l’amour.

Andreuss (à part.)

Allons ; qu’il arrive de moi et de Paméla ce que le ciel en ordonnera, parlons. (Il se lève et se jette aux genoux de Bonfil.) Mylord vous me voyez à vos pieds.

Bonfil.

Que faites-vous ? ô ciel !

Andreuss.

J’implore et j’attends votre secours.

Bonfil.

Asseyez-vous.

Andreuss.

Je voudrais vous dévoiler un secret ; mais il peut me coûter la vie.

Bonfil.

Vous pouvez compter sur ma parole

Andreuss.

Je m’abandonne, je me livre à vous. Andreuss n’est point mon nom : je suis un malheureux coupable de rebellion envers l’état, le comte Auspingh, qui tient un rang distingué dans la noblesse d’Écosse.

Bonfil[31].

Quoi ! vous le comte Auspingh !

Andreuss.

Oui, Mylord. Il y a trente ans à présent que dans les dernières révolutions de l’Angleterre, j’ai levé le premier l’étendart de la révolte. Quelques-uns de mes complices furent pris et décapités : d’autres cherchèrent un asile dans l’étranger. Je me réfugiai dans les montagnes les plus désertes, où, a par le moyen du peu d’argent que j’avois emporté, je vécus dans une heureuse obscurité. Dix ans après, les troubles s’apaisèrent, les persécutions s’éteignirent ; je quittai alors la cime des monts ; je descendis sur une colline moins âpre, moins sauvage ; et, de l’argent qui me restait, j’achetai un morceau de terre que mes mains cultivent et qui suffit à l’existence de ma famille. J’envoyai en Écosse ; j’offris à mon épouse de partager le pain que je recueillais. Elle a préféré courageusement un mari pauvre au luxe où elle vivait chez ses parens ; elle est venue, et sa présence a embelli ma tranquille retraite. Deux ans après, elle donna le jour à une fille et c’est mon adorable Paméla. Myladi votre mère, qui venait souvent jouir dans notre voisinage du plaisir de la campagne avec sa famille, me demanda ma fille, âgée alors de dix ans seulement. Figurez-vous, Mylord, avec quelle répugnance je laissai sortir de mes bras le seul trésor qui me restât sur la terre ! Mais le regret de donner, dans les bois, une éducation grossière à une fille d’un sang si noble, me détermina à la laisser partir. Aujourd’hui, l’amour que j’ai pour elle, les douces espérances dont me flatte votre bonté, tout me fait une loi de vous dévoiler un secret gardé jusqu’ici avec tant de soin, et qui, connu aujourd’hui même encore des partisans de la royauté, ne me coûterait rien moins que la vie. J’avais à Londres un ami qui est mort depuis trois mois. Toute ma confiance désormais repose en vous ; en vous qui êtes gentilhomme, et qui aurez, je l’espère, pour un père malheureux les bontés que vous daignez témoigner à sa fille.

Bonfil (appelle.)

Hola ! (Isac entre.) Dites à Paméla qu’elle vienne ici sur le champ. Vous irez ensuite chez myladi Daure, et vous la prierez de me faire, s’il est possible, le plaisir de se rendre chez moi. (Isac sort.)

Andreuss.

Mylord, vous ne répondez rien ?

Bonfil[32].

Je vais vous répondre en deux mots. Votre récit a porté la consolation dans mon ame. Je prends avec vous l’engagement sacré de vous remettre en grâce avec le Prince ; et votre Paméla, ma chère Pamela sera mon épouse.

Andreuss.

Ah ! Mylord, vous me faites répandre des pleurs d’alégresse !

Bonfil.

Mais quelles preuves pourront constater à mes yeux ce que vous êtes ?

Andreuss.

Monsieur, ces cheveux blancs devraient inspirer quelque confiance. Je suis trop voisin du terme de ma vie, pour qu’on me puisse supposer le dessein de mourir imposteur. Mais, grâces au ciel, j’ai conservé jusqu’ici un trésor, dont le seul aspect m’a souvent consolé, au sein même de la pauvreté. Ces parchemins contiennent mes titres véritables, mes terriers, le tableau chronologique de ma maison l’une des plus redoutées de l’Écosse, et des plus célèbres pour mon malheur ! puisqu’aveuglé par un sot orgueil, l’homme se prévaut quelquefois de sa naissance et de sa fortune, pour courir à sa perte !

Voilà, de plus, deux lettres de l’ami que j’ai perdu, Guillaume Artur. Elles me flattaient de l’espérance du pardon, lorsqu’une mort imprévue a tranché sa vie et détruit tout mon espoir.

Bonfil.

Connaissez-vous mylord Artur son fils ?

Andreuss.

Je l’ai vu bien jeune. Je désirerais avoir avec lui un moment d’entretien qui sait si son père mourant ne m’a pas recommandé à son zèle ?

Bonfil.

Mylord Artur est plein de vertus, et c’est mon meilleur ami. Mais, grand Dieu ! combien tarde Pamela ! allons la trouver. (Ils se lèvent.)

Andreuss.

Je vous en conjure, Mylord, n’exposez point ma vie. Je suis vieux, il est vrai, et il ne me reste que peu de jours à vivre ; mais je ne voudrais pas tomber sous le fer d’un bourreau.

Bonfil.

Vous pouvez-être tranquille ici : personne ne vous y connaît ; personne n’y sait qui vous êtes.

Andreuss.

Mais, vivre toujours renfermé ! je suis accoutumé à respirer l’air libre et pur de la campagne.

Bonfil.

Je vous donne ma parole d’honneur que je ferai tout, pour que vous recouvriez au plutôt votre liberté première.

Andreuss.

Avez-vous un tel crédit auprès de sa majesté ?

Bonfil.

Je sais ce que je puis me promettre de la clémence du Prince, et de l’amitié des Ministres. Mylord Artur s’unira à moi pour plaider votre cause.

Andreuss.

Fasse le ciel que mylord Artur ait hérité en ma faveur de la bienveillance dont son père m’honorait !

Bonfil.

Paméla tarde bien : courons au-devant d’elle.

Andreuss.

Hélas ! il ne m’est plus possible de courir.

Bonfil.

Donnez-moi la main.

Andreuss.

Bénie soit la providence du Ciel !

Bonfil.

Ma chère Paméla ! tu ne me fuiras donc plus, le front tout couvert d’une aimable pudeur ! (Il sort

avec Andreuss.)

Scène VII.

Mme JEFFRE, PAMÉLA (en habit de voyage, avec un chapeau à l’anglaise.)
Mme Jeffre.

ALLONS, Paméla, allons, Monsieur vous demande.

Paméla.

Je ferais mieux de partir sans le revoir.

Mme Jeffre.

Ses yeux vous font-ils peur ?

Paméla.

Quand il se fâche, il me fait trembler.

Mme Jeffre.

Vous voilà donc décidée à partir ?

Paméla.

Mon père est venu bien à propos !

Mme Jeffre.

Ma chère Pamela, nous ne nous verrons plus !

Paméla.
Au nom du ciel, ne m’affligez point.

Scène VIII.

Les Mêmes, M. LONGMAN.
Longman (Il entre en regardant bien si Mylord y est.)


Paméla !

Paméla.

Monsieur.

Longman.

Vous partez.

Paméla.

Je pars.

Longman.

Quand ?

Paméla.

Demain matin.

Longman (Il soupire.)

Ah !

Paméla.

Priez le ciel pour moi.

Longman.

Pauvre Pamela !

Paméla.

Vous vous souviendrez de moi ?

Longman.

Jamais je ne vous oublierai.

Mme Jeffre.

Monsieur Longman vous lui voulez du bien à Paméla ?

Longman.

Madame, je l’aime tendrement.

Mme Jeffre.

Pauvre petite ! épousez-là.

Longman.

Ah !

Mme Jeffre.

Qu’en dites-vous, Paméla ? L’accepteriez-vous ?

Paméla.

Pardon, Madame ; mais vous me faites des questions auxquelles je n’ai rien à répondre.

Mme Jeffre.

Cependant monsieur Longman……

Longman.

Paix, paix, Madame ! Si Mylord venait, malheur à moi.

Mme Jeffre.

Je suis fâchée de n’avoir point eu cette idée-là plutôt ; mais nous sommes encore à temps. Paméla, j’en dirai deux mots à votre père. Qu’en pensez-vous, monsieur Longman ?

Longman.

Ah, madame Jeffre ! je ne sais qu’en dire.

Mme Jeffre.

Paméla emporte mon cœur, si elle s’en va

Longman.
Et moi, elle me laisse sans ame.

Scène IX.

Les Mêmes, Mylord BONFIL.
Bonfil.


Paméla ?

Paméla.

Monsieur.

Bonfil.

Où allez-vous ?

Longman.

Monsieur…

Bonfil.

Bon vieillard ; Paméla vous tient toujours au cœur.

Longman.

Pardon, Mylord ! pardon. (Il sort.)

Mme Jeffre (à part.)

Oh ! oh ! Monsieur est sur le ton plaisant.

Paméla (à Jeffre.)

C’est mon départ probablement, qui le rend si joyeux !

Bonfil.

Paméla, je vous ai fait appeler, et vous n’êtes pas venue.

Paméla.

Daignez me pardonner ce nouveau tort.

Bonfil.

Pourquoi donc un habit si modeste ?

Paméla.

Il convient au lieu que je vais habiter.

Bonfil.

Et ce joli chapeau ?

Paméla.

C’est pour me garantir du soleil.

Bonfil.

Et quand part-on ?

Paméla.

Demain de grand matin.

Bonfil.

Vous devriez plutôt partir ce soir.

Paméla (à Jeffre.).

11 ne peut plus me voir.

Mme Jeffre (à Pamela.)

Je ne comprends rien à ce changement.

Bonfil.

Jeffre, faites préparer un appartement pour mon épouse.

Mme Jeffre.

Pour quand, Monsieur ?

Bonfil.

Pour ce soir.

Paméla (à Jeffre.)

Je vois bien maintenant pourquoi il lui tarde que je sois partie.

Mme Jeffre.

Voilà un mariage fait bien promptement !

Bonfil.

Oui ; faites en sorte que l’appartement soit magnifiquement meublé : unissez tout ce qu’il y a de précieux dans la maison ; et faites venir demain marchands et tapissiers, pour leur donner les commissions nécessaires.

Paméla (à part.)

Je n’y survivrai pas.

Mme Jeffre.

Monsieur, excusez mon audace ; mais ne serait-il pas possible de savoir le nom de cette épouse ?

Bonfil.

Oh ! volontiers ; je vais vous le dire : c’est la comtesse Auspingh, fille d’un gentilhomme Écossais.

Paméla (à part.)

Qu’elle est heureuse !

Bonfil.

Comment ? vous pleurez, Paméla ! qu’avez-vous ?

Paméla.

Je pleure de plaisir, en vous voyant heureux.

Bonfil.

Ah ! Jeffre, si vous saviez que ma Comtesse est belle !

Mme Jeffre.

Je prie le ciel qu’elle ait autant de bonté que d’attraits.

Bonfil.

C’est la bonté même.

Mme Jeffre (à part.)

Pauvre Pamela ! je me meurs moi-même ici.

Bonfil.

Savez-vous son nom ?

Mme Jeffre.

Certainement je ne le puis savoir.

Bonfil.

Il n’est pas temps encore que vous l’appreniez. Sortez.

Mme Jeffre.

Monsieur…

Bonfil.

Laissez-nous, vous dis-je.

Paméla.

Madame, je vous suis.

Bonfil.

Qu’elle parte. Restez, vous.

Paméla.

Pourquoi, Mylord… ?

Bonfil.

C’en est assez. Obéissez.

Mme Jeffre (à part.)

Ma chère Paméla, que le ciel te soutienne et te protège. (Elle sort.)


Scène X.

Mylord BONFIL, PAMÉLA.
Paméla (à part.)


Oh Dieu !

Bonfil.

Eh bien ! voulez-vous savoir le nom de mon épouse ?

Paméla.

Je l’entendrai, pour vous obéir.

Bonfil.

Elle se nomme…… Paméla.

Paméla.

Monsieur, vous vous jouez bien cruellement de moi.

Bonfil.

Donnez-moi votre main.

Paméla.

Vous me surprenez, Mylord.

Bonfil.

Vous êtes cette chère épouse…

Paméla.

Vous vous trompez, Monsieur, en vous flattant de me séduire.

Bonfil.

Vous êtes la comtesse d’Auspingh.

Paméla.

Ah ! c’est trop prolonger l’ironie insultante… (Elle va pour sortir.)


Scène XI.

Les Mêmes, ANDREUSS.
Andreuss.


Où vas-tu, ma chère fille ?

Paméla.

Ah ! mon père, fuyons, fuyons au nom du Ciel.

Andreuss.

Fuir ! où ?

Paméla.

Loin de cette maison.

Andreuss.

Pourquoi, ma fille ?

Paméla.

Monsieur y tend des piéges à ma crédulité.

Andreuss.

Mylord ?

Paméla.

Oui, lui-même.

Andreuss.

Sais-tu bien ce qu’est Mylord ?

Paméla.

Il est mon maître, je le sais ; mais désormais…

Andreuss.

Mylord est ton époux.

Paméla.

Oh, Dieu ! mon père ; que me dites-vous ?

Andreuss.

Oui, ma fille ; le voilà le secret que je te devais révéler. Je suis le comte Auspingh, et tu es ma fille. Mes malheurs m’ont confiné dans un bois, mais n’ont point changé le sang qui t’a donné la vie.

Paméla.

Hélas ! en croirai-je ce que je viens d’entendre ?

Andreuss.

Ah ! crois en ton vieux père, crois en les larmes de tendresse qui baignent mon sein.

Bonfil.

Paméla, daignerez-vous m’honorer d’un regard encore ?

Paméla.

Oh, Dieu ! quel trouble nouveau s’empare de mon cœur ! quel est ce froid qui glace le sang dans mes veines ! comme je passe en un instant d’un froid mortel au feu le plus dévorant ! Je me sens brûler… Je me sens mourir.

Bonfil.

Allons, chère épouse, familiarisez votre ame avec un sort que vous méritez à tant de titres !

Paméla.

De grâce, Mylord, souffrez que je me retire pour un moment. Mon cœur est assiégé à la fois de tant de sujets de joie… Un seul des sentimens que j’éprouve suffirait pour me donner la mort.

Bonfil.

Oui, chère idole de mon cœur, recueillez-vous un instant. Passez dans mon appartement.

Paméla.

Mon père, ne m’abandonnez pas. (Elle sort.)

Andreuss.

Non, ma fille, non. Je te suis. Vous permettez ; Mylord… ?

Bonfil.

Oui, consolez cette fille chérie ; et disposez-là à me revoir avec moins de frayeur.

Andreuss.

Ah ! Mylord, deux mots de votre bouche seront plus puissans qu’un long discours de ma part. (Il sort.)

Bonfil.

Oui, la vertu de Paméla devait seule me convaincre que ce n’était point un sang vil qui coulait dans ses veines.


Scène XII.

Mylords BONFIL, ARTUR, ISAC.
Isac.


Monsieur, Mylord Artur.

Bonfil (seul.)

Qu’il entre. (Isac sort.) Quelles belles maximes ! quelle noblesse de sentimens ! que je suis heureux ! quel succès pour mon amour ! Ah, mon cher ami ! venez partager mes transports.

Artur.

Faites-m’en d’abord connaître la cause, si vous voulez que je les partage.

Bonfil.

Dans peu, vous me verrez l’époux de Paméla.

Artur.

Je vous salue[33]. (Il va pour sortir.)

Bonfil.

Arrêtez.

Artur.

Vous vous moquez de moi.

Bonfil.

Mon cher ami, daignez m’entendre. Je suis l’homme du monde le plus heureux. J’ai découvert un secret qui m’a rendu la vie. Paméla est la fille d’un gentilhomme Écossais.

Artur.

Ne vous laissez point abuser par votre passion.

Bonfil.

Cela n’est pas possible. Son père s’est découvert à moi ; et en voilà des preuves authentiques dans deux lettres de votre père. (Il lui fait voir les papiers.)

Artur.

Comment ? le comte Auspingh !

Bonfil.

Oui, le comte Auspingh, un ami de votre père. Seriez-vous, par hasard, instruit de ses malheurs ?

Artur.

Je sais tout. Mon père s’est donné, pendant trois ans toutes les peines possibles pour obtenir son pardon ; et peu de jours avant sa mort, sortit le rescrit favorable.

Bonfil.

Oh, ciel ! le Comte a obtenu sa grace ?

Artur.

Oui il ne reste plus qu’à en faire expédier le décret par le secrétaire d’état. J’ai su tout cela par une lettre que mon père a laissé imparfaite, et je ne pus en prévenir le Comte, ignorant absolument le lieu de sa retraite.

Bonfil.

Ah ! il ne manquait que cela à mon bonheur.

Artur.

Je ne balance pas maintenant à me réjouir avec vous.

Bonfil.

Mon cœur est donc heureux !

Artur.

Et votre vertu récompensée.

Bonfil.

Dites plutôt la vertu de Paméla, qui a opposé une si noble résistance à mes sollicitations.

Artur.

Et la vôtre Mylord, a su triompher de vos passions. Si proche à présent du bonheur que vous désiriez, vous calmerez votre ressentiment envers Ernold qui vous a offensé.

Bonfil.

Ernold mourra.

Artur.

Il s’est repenti de vous avoir follement irrité.

Bonfil.
Il m’a manqué, il a manqué à Paméla ; il mourra.

Scène XIII.

Les Mêmes, Myladi DAURE, ISAC.
Isac.


Monsieur, myladi Daure.

Bonfil.

Qu’elle entre. (Isac sort.)

Artur.

Elle vient sans doute, vous parler en faveur de son neveu.

Bonfil.

Non ; elle se rend à mon invitation,

Myladi.

Je sais, mon frère, que vous êtes irrité contre moi ; mais si vous m’avez fait appeler, ce n’est point, je pense, pour m’insulter.

Bonfil.

C’est pour vous donner au contraire une preuve d’attachement.

Myladi.

Vous me flattez !

Bonfil.

Non ; je dis vrai : c’est pour vous faire part de mon très-prochain mariage.

Myladi.

Avec qui ?

Bonfil.

Avec une dame d’Écosse.

Myladi.

De quelle famille ?

Bonfil.

Des comtes d’Auspingh.

Myladi.

Vous me charmez. Quand donc avez-vous arrangé tout cela ?

Bonfil.

Aujourd’hui.

Myladi.

Quand viendra votre épouse ?

Bonfil.

Elle n’est pas bien loin d’ici.

Myladi.

Je serais bien curieuse de la voir.

Bonfil.

Mylord, procurez ce plaisir à ma sœur. Allez offrir votre main à la Comtesse mon épouse ; faites-vous connaître ensuite à son père, et mettez le comble. à son bonheur.

Artur.

Je me charge de tout cela avec le plus grand plaisir. (Il sort.)

Myladi.

Mais comment ? elle est à Londres ! elle est chez vous ! elle est votre épouse ! et je ne sais rien de tout cela ?

Bonfil.

Il vous suffit de le savoir, avant qu’elle ait reçu ma main.

Myladi.

À la bonne heure ; je suis très-contente, pourvu sur-tout que vous nous débarrassiez de cette petite maussade de Paméla.

Bonfil.

Parlez de Paméla avec plus de respect.

Myladi.

C’est une vile servante, et rien de plus.

Bonfil.
Vous ne savez pas qui elle est.

Scène XIV.

Les Mêmes, Mylord ARTUR, PAMÉLA.
Artur.


La voilà. Elle n’a jamais voulu accepter mon bras.

Bonfil.

Chère Paméla, une honnête épouse ne se refuse point à cette marque de civilité.

Paméla.

Je ne suis point votre épouse encore.

Myladi.

Comment ? qu’entends-je ? Paméla votre épouse !

Bonfil.

Oui ; respectez en elle la comtesse d’Auspingh.

Myladi.

Qui l’a fait comtesse ? vous ?

Bonfil.

Non ; sa naissance. Mylord Artur vous l’attestera.

Artur.

Myladi, vous pouvez m’en croire. Le Comte son père a vécu trente ans enseveli dans l’obscurité d’un état pauvre, mais honnête.

Myladi.

Comtesse, je vous demande pardon des outrages que j’ai pu vous prodiguer sans vous connaître. Mais comme le sentiment seul de l’honneur éveillait mon couroux, vous saurez, je l’espère, m’excuser en faveur du motif, vous qui avez fait de l’honneur la première idole de votre cœur.

Paméla.

Oui, Madame ; j’excuse, j’approuve, je loue même votre délicatesse. Paméla paysanne pouvait contrarier le respect dont vous êtes si justement jalouse pour votre sang ; Paméla qui a vu son sort si heureusement changer, pourra se flatter, du moins, de votre bienveillance.

Myladi.

Je vous donne le titre d’amie, et vous presse contre mon sein, avec le nom chéri de sœur.

Paméla.

Ce titre généreux que vous daignez me donner, ne m’appartient point encore.

Myladi.

Et que reste-t-il donc à faire pour l’établir ?

Paméla.

Ah ! que votre frère m’en assure.

Bonfil.

Chère Paméla, voilà ma main.

Paméla.

Cela ne suffit pas.

Bonfil.

Qu’exigez-vous de plus ?

Paméla.

Votre cœur.

Bonfil.

Mon cœur ! il est à vous depuis long-temps.

Paméla[34].

Vous m’avez donné un cœur qui n’est pas le vôtre. et dont je ne me puis contenter. Oui ; vous m’avez donné un cœur qui méditait et eût effectué ma ruine, si le Ciel ne m’eût prêté son secours bienfaisant. Donnez-moi aujourd’hui le cœur d’un époux fidelle, d’un amant honnête : voilà le plus précieux, le plus cher que vous puissiez m’offrir. Présent rare et précieux que doit un chevalier aussi généreux que vous à une fille malheureuse, mais qui apporte, du moins, en dot une honnêteté à toute épreuve.

Bonfil.

Et tel est aussi, chère épouse, tel est le cœur que je vous offre. Pour l’autre, je l’ai arraché de mon sein dès l’instant que vos refus héroïques m’ont fait rougir de vous l’avoir présenté une fois. Myladi, écoutez, écoutez les sentimens de cette ame si élevée au-dessus du commun. La voilà cette femme vertueuse que vous avez méconnue, que vous avez osé insulter ! La voilà cette estimable fille à qui votre téméraire neveu a prodigué d’exécrables injures !… À compter de ce jour, je vous défends de vous présenter devant moi ; et quant à votre neveu il payera son audace de sa vie.

Myladi.

Appaisez ce courroux, mon frère ; si mon neveu vous a offensé, il est tout disposé à vous en faire ses excuses.

Artur.

Allons, mon cher ami, que des idées de vengeance n’attristent point un si beau jour. Recevez les excuses du chevalier.

Bonfil.

Je les recevrai l’épée à la main.

Paméla.

Mylord…

Bonfil.

Ce n’est plus là le titre qu’il vous convient de me donner.

Paméla.

Cher époux, souffrez que dans un jour où vous me comblez de tant de bontés, j’ose implorer encore une grace de plus.

Bonfil.

Vous allez me demander le pardon d’Ernold ?

Paméla.

Oui, cher époux ; ce n’est rien demander qui vous puisse avilir ! pardonner est une action généreuse, magnanime et qui élève l’homme au-dessus de l’humanité.

Bonfil.

C’est vous que le téméraire a offensé ; vous qui m’êtes plus chère cent fois que moi-même.

Paméla.

Si vous ne considérez que ses torts à mon égard, c’est un motif de plus pour moi de vous conjurer de les oublier.

Bonfil.

Généreuse Paméla ! eh bien ! je lui pardonne tout à votre considération.

Paméla.

Ce n’est point assez : que votre sœur reprenne sa place dans votre cœur.

Bonfil[35].

Oui ; je lui rends mon amitié, pour faire connaître à quel point je vous estime et vous aime. Myladi, j’oublie tout en faveur de Paméla : admirez-la, imitez-la sur-tout, si vous pouvez.

Myladi.

Ah ! mon frère, je pourrais tout imiter en elle peut-être ; mais sa patience à supporter les transports de votre colère, serait au-dessus de tous mes efforts.

Bonfil.

C’est que la vôtre est apparemment plus dangereuse que la mienne.


Scène XV.

Les Mêmes, M. LONGMAN, ISAC.
Isac.


Monsieur., le chevalier Ernold désire vous parler.

Bonfil.

Qu’il entre. Il ne serait pas venu une demi-heure plutôt.

Longman.

J’ai appris de grands événemens, Monsieur !

Bonfil.

Pamela est votre maîtresse.

Longman.

Puisse le ciel prolonger mes jours, afin de donner plus long-temps à Madame des preuves de mon respect et de mon dévouement !

Bonfil (à part.)
Ce Longman est un bien brave homme.

Scène XVI.

Les Mêmes, Mme JEFFRE.
Mme Jeffre.


Est-il permis à une ancienne domestique de la maison, de venir prendre sa part de tant de joie et de bonheur ?

Bonfil.

Ah ! Jeffre ; la voilà votre chère Paméla.

Mme Jeffre.

Oh Dieu ! quelle consolation pour moi ! Soyez, soyez donc heureuse ! permettez moi de baiser votre main.

Paméla.

Non, Jeffre. Venez, que je vous embrasse.

Mme Jeffre.

Vous voilà donc ma maîtresse !

Paméla.

Je vous aimerai toujours comme ma mère.

Mme Jeffre.

L’excès du plaisir m’ôte la respiration.


Scène XVII et dernière.

Les Mêmes, le chevalier ERNOLD.
Ernold.


Mylord, je viens d’apprendre dans l’antichambre, des choses tout-à-fait surprenantes ; des choses qui ont enivré mon cœur de joie. Vive la charmante épouse ! vive l’aimable comtesse d’Auspingh ! souffrez, Madame, que je vous baise humblement la main, en signe du profond respect……

Paméla.

Monsieur, je vous dispense de ce compliment.

Ernold.

Point du tout, point du tout. Moi qui ai voyagé, j’ai difficilement trouvé une belle main qui se refusât un baiser de ma part.

Paméla.

Ce qui se fait par-tout n’en est pas toujours mieux pour cela.

Ernold.

Baiser la main, est un témoignage de respect.

Paméla.

Oui, de la part d’un fils envers son père, ou d’un domestique à l’égard de son maître.

Ernold.

Vous êtes ma souveraine.

Bonfil.

Ernold, c’en est assez.

Ernold.

Ah ! Mylord, bien loin de vouloir rien faire ici qui vous déplaise, je vous demande au contraire mille pardons des désagrémens que j’ai pu vous causer sans y penser.

Bonfil.

Réfléchissez avant d’agir, et vous vous épargnerez la honte de demander des excuses.

Ernold.

Je ferai tous mes efforts pour redevenir Anglais.

Bonfil.

Chère épouse ! allons consoler votre bon père, et venez prendre, en qualité de maîtresse, possession d’une maison où vous avez pu vivre comme simple servante.

Paméla.

Ce passage subit de l’état de servante au rang de maîtresse, n’excite point, croyez-moi, l’orgueil ou l’ambition dans mon cœur. C’est vous, Mylord ; c’est vous seul qui faites aujourd’hui mon bonheur, et je n’attache du prix à l’éclat imprévu de ma naissance, qu’autant qu’il me donne votre main sans m’exposer à la honte de vous voir avili pour moi. Que le monde apprenne donc que la vertu ne périt jamais ; qu’elle a des dangers à combattre, des ennuis à dévorer ; mais qu’elle finit toujours par terrasser ses ennemis, les vaincre, et triompher glorieusement.

Fin du troisième et dernier Acte.


EXAMEN
DE LA COMÉDIE DE PAMÉLA.


Le lecteur a pu voir par les notes partielles répandues dans le cours de cet ouvrage, qu’il y avait très-peu de chose à changer ou à rectifier dans la disposition générale et dans les détails de cette comédie, pour en faire une pièce régulière, et assujétie aux convenances de la scène française. Les caractères en sont parfaitement dessinés. Rien de plus aimable que Paméla ; c’est la Vertu personnifiée ; mais la vertu douce, indulgente, sévère seulement pour elle-même : opposant une patience angélique aux injures qu’on lui prodigue, aux mauvais traitemens dont elle est l’objet ; mais déployant une énergie noble et une éloquence courageuse, lorsque son honneur outragé la force de prendre sa défense. Quelle douce ingénuité dans son amour pour Bonfil ! comme elle semble craindre de se l’avouer à elle-même, et avec quelles armes elle en combat jusques à la pensée ! La position de Bonfil n’est point ordinaire ; un fond naturel de vertu et d’honnêteté ne lui permet pas de s’arrêter un moment à l’idée d’outrager Paméla, par une conduite ou des propositions indignes d’elle : mais la passion qui l’aveugle est à tout moment prête à l’emporter sur ses résolutions, et déconcertée à tout moment par la conduite ou les discours de Paméla. Il ne lui reste donc que le parti du mariage : mais une telle alliance est absolument incompatible avec la noblesse de son rang : jamais sa famille n’y pourra consentir ; et cependant il aime Paméla avec fureur ; il lui est impossible de vivre sans elle… Quelle situation ! combien elle est dramatique, et quel effet elle est produit, si Goldoni et son imitateur en eussent tiré tout le parti qu’elle offrait naturellement ! De là, les combats éternels qui se livrent dans le cœur de Bonfil, l’amour qui l’entraîne, et l’orgueil qui l’arrête malgré lui : de là, tous ces projets formés et rejetés tour-à-tour dans la même minute : de là enfin cette mobilité de sentimens qui cherche et craint de trouver un avis salutaire.

C’est à cet homme fougueux et agité de tant de passions différentes, que le génie de Goldoni oppose les réflexions sages et tranquilles d’un homme froid et sans passions ; d’un homme qui connaît le cœur humain, qui aime Bonfil et trouve les moyens de s’en faire écouter dans les momens mêmes où il combat le plus victorieusement son idée dominante. Ce caractère d’Artur nous paraît plus parfait encore que ceux de Bonfil et de Paméla. Nous ne répéterons point ici ce que nous avons dit ailleurs des caractères d’Ernold et de myladi Daure, mais nous ne pouvons nous empêcher d’admirer celui de madame Jeffre. C’est une peinture vraie de ce qui se passe dans l’intérieur des maisons ; c’est une vraie gouvernante qui croit toujours avoir sur Bonfil homme, grand Seigneur et son maître, l’ascendant qu’elle avait sur Bonfil enfant et confié à ses soins. Et ce bon vieux Longman ! qui aime Paméla de si bonne foi, qui l’avoue si ingénuement à Mylord, dans un moment sur-tout où cette simple déclaration produit un effet terrible ; ce bon Longman, qui regrette tant de n’avoir seulement que 25 ans de moins, et qui devient par là, si plaisant sans le savoir !

Il serait à désirer qu’il résultât plus d’intérêt et plus de mouvement dans la pièce de l’opposition de ces différens caractères. Mais c’est le vice dominant du sujet ; et il a fallu toutes les ressources de l’art et le génie de Goldoni pour tirer du roman Anglais un parti aussi avantageux. Les auteurs qui, en traitant le sujet de Paméla, se sont astreints à la marche de Richardson, n’ont produit que des ouvrages froids et dénués de toute espèce d’intérêt, dont le public a fait une prompte justice, et qui sont aujourd’hui totalement oubliés.

On ne conçoit pas, après avoir lu la Paméla de La Chaussée, comment un ouvrage aussi médiocre a pu sortir de la même tête qui avait produit le Préjugé à la mode, Mélanide, la Gouvernante, etc. L’étonnement redouble encore, quand on considère que ce sujet appartenait naturellement au genre que La Chaussée avait choisi, et qu’il a justifié par des raisons qui dispensent d’en donner d’autres, des succès éclatans et nombreux. Trompé par le nom imposant de Richardson, et par la vogue étonnante du roman de Paméla qui a, à la lecture, l’intérêt des détails, La Chaussée crut y voir ce qui ne s’y trouvait surement pas, l’intérêt de la scène. Il traça son plan en conséquence, et son plan fut très-mauvais. La scène se passe au comté de Lincoln, dans un château où Mylord a confiné Paméla sous la garde sévère de la Jewks, qui joue dans la pièce un rôle infâme. Toute l’intrigue roule donc sur les tentatives de Paméla pour échapper à sa prison, et sur les secours que lui a promis un certain M. Williams, jeune Ministre qui est amoureux d’elle, sans qu’elle le sache comme de raison. Mylord arrive ; il veut donner une seconde surveillante à Paméla dont il a appris les projets d’évasion. Cette femme se présente ; c’est madame Andreuss, la mère de Paméla. Il y avait, dans cette idée, une intention dramatique, qui pouvait produire de l’effet ; mais elle n’en produit malheureusement aucun : il n’en résulte que quelques froides conversations entre Paméla et sa mère ; elle se nomme à Mylord, et il n’en est que cela. Enfin, de concert avec sa mère, Paméla fait un nouvel effort pour sortir du parc, mais il est inutile comme les précédens. Alors, elle prend le courageux parti de se noyer : mais, arrivée au bord de l’eau, (et c’est elle-même qui le dit en mauvais vers) elle éprouve des remords et de l’effroi ; elle renonce à son projet. Mais pour pas avoir le démenti tout à fait, elle jette quelques-uns de ses habits dans le vivier. Mylord la croit morte et se désespère. Cependant elle reparaît, et obtient de lui la permission de se retirer auprès de ses parens. Mylord, furieux de son départ, ne se connaît plus, et ne veut rien moins que se percer de son épée. Myladi Davers sa sœur, qui s’est opposée au mariage, dans le cours de la pièce, prend pitié du sort déplorable de son frère, et court après Paméla, qui heureusement n’était pas loin ; elle la ramène, Bonfil l’épouse, et la pièce est finie.

On conçoit difficilement comment un homme du mérite de La Chaussée a pu imaginer un tel plan, et comment sur-tout il a eu le courage de le traiter, sans s’arrêter vingt fois en chemin. Ce qui ajoute à l’étonnement encore, c’est que ce même homme, dont le style est, en général, pur et correct, quoique froid et sans couleurs, est ici faible, lâche, prosaïque, et au rang, pour ainsi dire, des derniers écrivains. Tant il est vrai que la diction tombe nécessairement, quand elle n’est pas soutenue par un fond intéressant.


  1. Ces vers, jolis dans tous les temps, quoi qu’ils n’aient, pour le fond et dans la tournure, rien d’absolument neuf, durent paraître bien plus jolis encore, lorsque, dans la nouveauté de Paméla, le public les adressait, avec Jeffre, à Mlle Lange. Ils n’ont rien perdu, sans doute, à la reprise de l’ouvrage ; et le mérite de l’application reste le même.
  2. Voilà de ces mots charmans qui caractérisent mieux un personnage que tous ces fades lieux communs, devenus ridicules à force d’être prodigués. Paméla n’est point une parleuse de morale ; et quand une fois ou deux seulement les circonstances la forcent, dans le cours de la pièce, de développer l’excellence de ses principes, ce n’est point l’étalage d’un esprit qui cherche à se montrer ; c’est l’énergie d’une âme honnête, c’est la vertueuse indignation qu’excitent une conduite ou des propositions révoltantes et indignes d’elle.
  3. Enfin me voilà seule, et libre de pleurer.
    Qu’il est doux de pouvoir, quand une ame est blessée,
    Exhaler les soupirs dont elle est oppressée !
    Mais ces pleurs, ces soupirs qui soulagent mon cœur,
    Quelle est leur source hélas ! et d’où naît ma douleur !
    Est-ce un tribut de deuil que j’offre à ta mémoire,
    Ô ma chère maîtresse ! ah ! je voudrais le croire ;
    Mais je m’abuse en vain d’un si juste regret :
    Mon cœur, mon faible cœur me dément en secret…
    Je n’ose dans ce cœur lire qu’avec réserve…
    Mais tandis que personne en ces lieux ne m’observe,
    Achevons ce billet hier au soir commencé,
    Et qui par moi doit être à mon père adressé.
    Il faut bien qu’il partage, avec ma tendre mère,
    Les consolations de ma douleur amère.
    Qu’il sache que le ciel ne m’abandonne pas,
    Et que de Myladi le funeste trépas,
    N’a point changé mon sort ; que toute sa tendresse
    Semble un legs que son fils à me payer s’empresse ;
    Qu’elle revit pour moi dans un maître si cher…
    Bon ! c’est là justement que j’en étais hier.

    (Acte I, Sc. II.)

    Indépendamment de quelques vers faibles qui déparent un peu ce monologue, d’ailleurs bien écrit et plein de sentiment, ne peut-on pas regretter que l’auteur ait négligé d’imiter un peu plus fidèlement ici l’original qu’il traduit presque par-tout ? IL nous semble que tout ce que Jeffre a fit de Bonfil à Paméla, a dû faire sur cette belle ame une impression profonde ; qu’elle dit revenir sans cesse sur ces idées, et s’y arrêter même, avec une complaisance involontaire. C’est ce qu’avait senté, et ce qu’a fait Goldoni. Voyez comme tout se représente à sa mémoire ! rien ne lui a échappé, pas même les termes. Voilà la nature, voilà la franchise d’une ame pure.

  4. Voilà ce que Bonfil doit dire, parce que c’est ce qu’il pense et doit penser, pour le moment du moins. Cependant, ce non a quelque chose de dur, et présente même une idée d’immoralité, qu’il fallait nécessairement adoucir. C’est ce qu’a fait l’imitateur français avec infiniment de goût et de délicatesse.

    Jeffre dit à Bonfil, en parlant de Paméla :

    Voulez-vous…… l’épouser !

    Bonfil réfléchit un moment, et dit ensuite :

    Je ferai sa fortune.

    Ce n’est point, sans doute, répondre à la question : mais aussi n’est-ce point la trancher avec un non désespérant.

  5. Peut-être trouvera-t-on que Paméla alambique un peu ses idées, les tourne et retourne de plusieurs manières différentes, pour dire cependant toujours la même chose. Mais si l’on considère combien elle est fortement préoccupée du sentiment qu’elle exprime, on sera moins surpris qu’il se présente à son esprit sous toutes les formes possibles.

    L’auteur français est plus précis, mais plus sec peut-être aussi que l’auteur italien.

     » Chère bague ! à mes yeux que tu serais plus chère,
    » Si tu n’étais qu’un don de la plus tendre mère !
    » Mais peut-être le don perdrait-il de son prix,
    » S’il ne me venait pas de la main de son fils.
    » Non, ce n’est pas l’éclat dont le brillant rayonne,
    » Qui forme sa valeur ; c’est la main qui le donne.
    » Oh ! si le choix du ciel nous eût placé tous deux,
    » Lui dans mon rang obscur, moi dans son rang heureux !…

    (Acte I, Sc. VIII.)

    Cette dernière pensée rappelle ce beau mouvement de Zaïre, en parlant d’Orosmane.

     « Ah ! si le ciel sur lui déployant sa furie
    » Aux fers que j’ai portés eût condamné sa vie,
    » Ou mon amour me trompe, ou Zaïre aujourd’hui,
    » Pour l’élever à soi, descendrait jusqu’à lui. »

    (Acte I, Sc. I.)

    Tout le monde sait Zaïre par cœur ; mais c’est pour cela précisement que tout le monde aime à retrouver des vers de Zaïre.

  6. Sachons d’abord quelque gré à l’auteur français d’avoir substitué aux guinées de l’original, la donation, en bonne forme, d’une terre considérable. Le fond reste le même ; mais la forme est ici pour quelque chose, et l’argent comporte avec soi une idée si avilissante, à cet égard, qu’il était indispensable de l’éloigner du spectateur. Mais, d’ailleurs, que de beautés dans le discours de la Paméla italienne ! quoi ! c’est une simple servante qui parle ainsi, et qui parle à son maître, à un homme de qui elle dépend, de qui elle peut tout avoir à craindre ! qui peut la faire taire d’un mot, et la congédier sans aucun ménagement ! et il ne le fait pas, et il l’écoute avec patience ! il est accablé de la force de ses raisons, attendri par la douceur de sa voix ! il est muet ; il reste pétrifié ! Quelle est donc terrible l’éloquence de la vertu outragée ; et quel art il a fallu pour que Bonfil ne fût pas avili aux yeux du public, et pût, dans le reste de la pièce, intéresser encore, et reparaître même devant Paméla !

    La Paméla française s’exprime avec autant de noblesse que de chaleur :

    ……Voici ce que l’honneur m’inspire.
    Je sais quelle distance entre nous met le sort.
    Je suis une servante, et vous êtes un Lord.
    Heureux, riche, puissant, c’est votre destinée.
    La mienne est d’être pauvre, obscure, infortunée.
    Mais dans mon infortune et mon obscurité,
    J’ai pourtant avec vous deux points d’égalité :
    La raison, et l’honneur. Consultez l’un et l’autre,
    Pour régler ma conduite, et pour juger la vôtre.
    Vous le savez, Mylord, l’honneur est mon seul bien.
    De m’en dédommager auriez-vous le moyen !
    Quel prix m’offririez-vous, si, trahissant ma gloire,
    Je pouvais vous céder une indigne victoire !
    ....................
    Reprenez, reprenez le salaire du crime ;
    Ou si vous conservez cet espoir odieux
    Je saurai m’y soustraire et mourir à vos yeux :
    J’aurais, n’en doutez point, ce funeste courage.
    Mais vous semblez ému… ! Dieu ! quel heureux présage !
    Ai-je sur votre esprit fait quelque impression ?
    Oui, j’en crois vos regards et cette émotion.
    Vous m’aviez bien promis de m’entendre en silence.
    Je vous livre, Mylord, à votre conscience.
    Puisse l’honneur sur vous reprendre tous ses droits !
    Il parle à votre cœur ; n’étouffez point sa voix.
    Daigne le juste ciel exaucer ma prière !
    J’ose l’en conjurer… au nom de votre mère.
    Ma pensée est un fruit de ses instructions ;
    Son souvenir encor règle mes actions.
    Chère ombre que j’implore, achève ton ouvrage !
    Je dois à tes leçons mes mœurs et mon courage ;
    Achève ; et que ton fils, d’un beau remords vaincu
    Loin d’oser la flétrir, respecte la vertu.

    (Acte I, Sc. IX.)
  7. Ce silence de Bonfil, ce profond accablement, cet anéantissement enfin d’une ame assaillie de trop de sentimens à la fois pour en pouvoir exprimer aucun, tout cela n’est-il pas bien plus éloquent que les réflexions qui terminent le premier acte de la pièce française ! Peut-être y avait-il un autre moyen de faire sortir Bonfil de la scène.
  8. Ils l’aiment tous ! et pourquoi, m’en défendre ?
    Pourquoi sacrifier un sentiment si tendre ?
    Mais mon état… ! qu’importe ? à vivre infortuné
    Un préjugé d’orgueil m’aurait-il condamné !
    Ces rubans, ces cordons et ces chaînes dorées,
    Des esclaves de Cour ces pompeuses livrées
    Ne sont que des hochets, dont la vaine splendeur
    Déguise le néant d’une fausse grandeur.
    Mon cœur perce à travers cette écorce infidèle :
    Je sens que mon bonheur ne peut dépendre d’elle.
    De ce frivole éclat je saurais me passer.
    Mais à voir Paméla, Ciel ! comment renoncer !
    De l’univers entier elle obtiendrait l’hommage ;
    Et moi, n’osant braver un tyrannique usage,
    Maître de m’assurer un destin plein d’attraits,
    Je pourrais me résoudre à la fuir… ! Non, jamais.

    (Acte II, Sc. VII.).
  9. Cette scène est un peu longue ; elle est toute en raisonnemens, et en raisonnemens secs et serrés ; cependant elle intéresse d’un bout à l’autre. Le spectateur, qui partage les sentimens de Bonfil, et qui désire fortement le bonheur de Paméla, semble lui-même questionner Artur, et attendre de chacune de ses réponses une solution satisfaisante. Il fallait beaucoup d’art pour qu’une pareille discussion trouvât aussi naturellement sa place au théâtre, et n’y fût pas une conversation froidement déplacée, mais un morceau lié essentiellement à l’action, et par conséquent d’un intérêt réel.

    L’auteur français a suivi exactement la marche de l’original et s’est borné simplement à resserrer un peu la scène italienne. Peut-être pourrait-on désirer plus de chaleur et de rapidité dans son dialogue, plus de force et d’énergie dans ses vers, lors sur-tout qu’Artur représente son ami les suites d’une mésalliance.

  10. Le caractère d’Ernold est d’une originalité piquante, et contraste heureusement avec la gravité vraiment anglaise des autres personnages ; et c’est en cela sur-tout que nous paroît consister ici le mérite de Goldoni : tout dépend de la situation. Partout ailleurs, Ernold ne serait qu’un fat ridicule, et un bavard importun ; ici, c’est un Anglais pour ainsi dire dénaturalisé par ses voyages, et qui voudrait que son exemple opérât la même révolution sur des têtes que l’âge et la raison ont d’avance prémunies contre le danger de l’influence. Cette scène est très-plaisante, et placée avec adresse immédiatement après celle où Bonfil et Artur ont sérieusement discuté des objets de la plus haute importance. Sous le rapport moral, quelle excellente leçon Ernold ne donne-t-il pas, sans s’en douter, à tous ceux qui se font une malheureuse habitude de juger superficiellement des choses, et de borner leurs prétendues observations à cela seul qui n’en mériterait aucune de leur part ?

    Voici le début d’Ernold dans la pièce française :

     « Cher Bonfil, cher Artur, je vous retrouve… ensemble !
    » Deux Anglais ! deux penseurs qu’un même goût rassemble !
    » Unis des nœuds constans d’une vieille amitié…
    » Ah ! c’est très-bien ; d’honneur, j’en suis édifié… ! »

    Que voilà bien le misérable jargon du jour, et le ton malheureusement trop ordinaire que prennent la plupart de nos jeunes gens et qu’affectent ceux-mêmes à qui il devrait être le plus étranger ! Si l’on ne voulait pas du moins que cela fût beau !

    Ernold continue :

     « Ciel ! avec quel plaisir un voyageur varie
    » L’uniforme couleur des tableaux de la vie !
    » Quand on reste chez soi, l’on se voue à l’ennui.
    » Londres sera demain ce qu’il est aujourd’hui,
    » Ce qu’il était hier ; la belle perspective !
    » Le monde entier suffit à peine à l’ame active :
    » Il me faut chaque jour du neuf, du surprenant.
    » Que veut-on que je fasse à Londres maintenant ? »

  11. Ici l’Artur français interrompt brusquement Ernold, et lui dit :

     « Mais sur les bords lointains et du Tage et du Tybre,
    » On est loin de trouver un gouvernement libre.

    Ernold.

    » Ma foi, mes chers amis, pour des hommes sensés,
    » Tous les gouvernemens se ressemblent assez.
    » Nous parlons de police et nous sommes barbares :
    » Qui, d’antiques abus, des préjugés bizarres,
    » Des usurpations qu’on appelle des droits,
    » En abrégé, Mylord, voilà l’esprit des lois.
    » Partout des nations la misère est profonde ;
    » Les prêtres et les rois se partagent le monde,
    » Ils tiennent les honneurs, le pouvoir et l’argent ;
    » Le peuple souffre et rampe, et paye en enrageant :
    » À Londres comme ailleurs, cette peinture est vraie. »

    Rien de plus clair, ni de plus louable sans doute, que l’intention de l’auteur ; et nous aurons lieu plus d’une fois de lui rendre cette justice qu’il n’a laissé passer aucune occasion de développer et d’étendre toutes les maximes d’égalité ou de tolérance religieuse qua lui présentait son sujet, et qui ne pouvaient qu’être indiquées tout au plus dans Goldoni. Nous nous bornerons à observer pour le moment, que les vers qu’on vient de lire sont ce qu’ils devaient être dans la bouche d’Ernold : il y ont eu de la mal-adresse à lui faire dire des choses raisonnables. Il faut convenir que l’on n’a jamais plus complètement déraisonné ; mais c’est Ernold qui parle ; et ce vers terrible,

    Les prétres et les rois se partagent le monde,

    qui indignerait dans toute autre circonstance, fait sourire de pitié, quand c’est Ernold qui le prononce.

  12.  « Le plus grand préjugé, Mylord, daignez m’en croire,
    » C’est l’affectation d’une humeur sombre et noire
    » Qui fait un animal sauvage et sérieux
    » De l’homme, né pourtant sociable et joyeux.
    » Que vous sert votre Spleen, et qu’en voulez-vous faire ?
    » Vos conversations sont une grande affaire !
    » À peine dans une heure a-t-on dix mots de vous.
    ....................
    » Vos hommes, de leurs clubs froidement échauffés,
    » En lisant les journaux bâillent dans les cafés ;
    » Vos femmes cependant de leur côté s’ennuient ;
    » Votre luxe est maussade et les grâces vous fuient.
    » Par vos tristes vapeurs vos goûts sont rembrunis ;
    » Vos livres et vos arts portent ce noir vernis.
    » Vos yeux cherchent partout des aspects funéraires
    » Jusques dans les jardins veulent des cimetières.
    » Au spectacle du chant, vous avez la fureur
    » D’aimer un opéra lamentable et pleureur.
    » L’Anglais, dans ses plaisirs, est encore hypocondre, etc. »

  13. On reconnaît dans cette critique ingénieuse des plates bouffoneries qui, malgré les efforts et les succès de Goldoni, avilissaient encore la scène italienne, l’aversion que ce grand homme avait pour les masques de la comédie de l’art, dont nous avons parlé dans le discours préliminaire.
  14. Il est impossible de mieux caractériser la fatuité qui veut trancher sur tout, et l’ignorance qui choisit, pour autoriser son jugement, celui de tous les exemples qui le condamne le plus positivement. Quelle censure ingénieuse des applaudissemens trop souvent prodigués sur d’autres théâtres encore que ceux d’Italie, à de pitoyables jeux de mots, à des calembourgs ridicules, à des pièces même entières, où le bon sens, les mœurs et la poésie sont également outragés tous les jours.
  15. Artur n’a pas daigné réfuter les misérables raisonnemens d’Ernold ; mylord Curbrech n’a pu les entendre plus long-temps : Bonfil seul peut et doit leur répondre ; et il le fait avec tout l’ascendant que lui donnent sur un jeune étourdi, son nom, la solidité de son esprit, et son titre de parent. Ainsi tout concourt à le rendre plus intéressant aux yeux du spectateur ; et les ridicules de son neveu ne servent qu’à faire admirer en lui un mérite de plus : c’est le comble de l’art.

    Ce couplet nous a paru un peu affaibli dans la pièce française : le voici :

     « Sir Ernold, je vous parle avec cette franchise
    » Qu’entre nous l’amitié, le sang même autorise.
    » Vous nous avez quittés trop jeune, j’en suis sûr ;
    » Et si pour voyager vous eussiez été mûr,
    » Vous auriez rapporté d’une course lointaine
    » Tout autre souvenir que les galas de Vienne
    » Les lazzis d’Arlequin au parterre adressés,
    » Et les airs de Paris… qui ne sont pas sensés. »

    (Acte II, Sc. XIII.)
  16.  « Hélas ! chaque moment que je reste en ces lieux,
    » Inexorable honneur, est un crime à tes yeux !
    » Puisqu’à sa passion mon maître s’abandonne,
    » Je n’ai plus qu’à le fuir… ô Dieu ! mon cœur s’étonne
    » De l’effort qu’aujourd’hui commande mon devoir.
    » Quel avenir m’attend, douloureux à prévoir !
    » M’arracher d’un logis où j’étais si chérie !
    » Vivre loin de mon maître ! ah ! c’est perdre la vie.
    » Eh ! quoi ! si jeune encor… ! à peine commencé,
    » Le rêve du bonheur est bien vite effacé !
    » Voilà donc où conduit cet éclat qui nous frappe !
    » Tout semble me sourire, ô ciel ! et tout m’échappe. »

    (Acte III, Sc. Ire.)
  17. La durée de cet acte excède de beaucoup la mesure ordinaire de nos actes ; aussi sa dernière scène se trouve-t-elle la sixième du troisième acte de la pièce française sans que cette division nouvelle ait coûté à l’auteur d’autre peine, que de suivre la coupe naturellement indiquée dans l’original, où le théâtre reste vide plusieurs fois.

    Goldoni avait, pour les règles du poëme dramatique, une aversion presque insurmontable. Il les regardait comme des entraves que l’on a données au génie, et dont il lui est permis de s’affranchir. Il s’y est cependant assujéti lui-même dans ses grands ouvrages ; et elle sont si simples d’ailleurs, et si naturelles, qu’il les a observées, pour ainsi dire, malgré lui dans les autres, où la marche et la division des cinq actes sont également sensibles au premier coup-d’œil.

  18. Ô ciel ! de Paméla que faire ? elle a mon cœur,
    Elle est ma vie. En vain je me suis cru vainqueur !
    Mais ma sœur m’inquiète ; elle viendra sans cesse
    Attaquer mon penchant ; l’accuser de bassesse…
    Son esprit de hauteur voudrait me maîtriser. —
    Et je subis ce joug, au lieu de le briser !
    Quelle est donc cette indigne et lâche dépendance,
    Cet esclavage affreux, qu’on nomme bienséance ?
    Ô noblesse ! ô chimère ! absurde vanité,
    Qui veux du genre humain rompre l’égalité !
    De l’oubli de ses droits la nature se venge.
    Je ne le sens que trop, à ce combat étrange
    Qu’aujourd’hui dans mon sein se livrent tour-à-tour
    Won rang et ma raison, et sur-tout mon amour.
    Mais c’est dans Paméla, sa vertu qui m’enflamme
    Je pourrais me résoudre à la prendre pour femme ;
    Elle en est digne enfin.

    (Acte III, Sc. VII.)
  19. Jamais l’amitié ne parla avec plus de force de chaleur et de sentiment à la fois. Il n’y a pas un trait qui ne porte dans l’ame de Boufil une impression réelle, parce qu’il n’y en a pas un qui ne soit fondé sur la raison, et dicté par une amitié vraie, par un intérêt puissant pour l’honneur de Bonfil. Tous les tableaux que lui présente Artur sont la peinture fidelle des suites d’une pareille mésalliance ; rien d’exagéré, point de vaines déclamations, point de sentences philosophiques sur-tout, point de vœux pour une égalité chimérique, dont l’idée ne pouvait même se trouver dans la tête d’un homme tel qu’Artur.

    Que Bonfil aveuglé, entraîné par une passion violente, et qui trouve, dans sa noblesse, un obstacle éternel à son bonheur, maudisse sans cesse les préjugés du rang, il n’y a rien là qui doive surprendre ; c’est la marche de la nature. Mais qu’Artur, l’homme sage de la pièce, l’homme sans passion, le vrai philosophe enfin, fortifie l’erreur de son ami, en lui présentant des idées qu’il n’est que trop disposé à embrasser, voilà ce qui nous paraît assez difficile à justifier ou qui ne trouve du moins son excuse que dans la nécessité de flatter les idées du moment et de caresser l’opinion du plus grand nombre.

    Voici comme s’exprime l’Artur français :

    Le préjugé des rangs, à parler sans scrupule
    Me semble, comme à vous, injuste et ridicule.
    C’est peut-être un fléau de plus dans l’univers ;
    Et j’en conviendrais, même en la chambre des Pairs,
    Si d’un particulier l’impuissante morale
    Suffisait pour combattre une erreur générale.
    Les hommes sont égaux, mon ami, je le crois :
    Je désire qu’un jour ils rentrent dans leurs droits.
    Je n’ai point de l’orgueil la triste maladie :
    Heureuse, à mon avis, la nation hardie,
    Qui, s’estimant assez pour suivre un plan nouveau
    Remettrait chaque état et chaque homme au niveau !

    Cependant l’Angleterre, en ce point abusée
    Consacra, dans ses lois, la maxime opposée ;
    De la philosophie on vante les progrès :
    Mais, hélas ! qu’ils sont lents ! combien peu d’esprits vrais
    Osent ouvrir les yeux à sa clarté féconde !
    La coutume est encor le tyran de ce monde, etc.

    (Acte III, Sc. VIII.)

    Il n’y a pas une de ces maximes qui n’ait été complètement réfutée par celui de tous les raisonnemens auquel seul il est impossible de rien opposer, l’expérience ! et quelle expérience ! Mais il y aurait trop à dire à ce sujet ; et une simple note n’est pas une discussion politique. Bornons-nous à plaindre l’estimable auteur de Paméla d’avoir été forcé de payer ce tribut philosophique à l’erreur du moment ; et plaignons-le d’autant plus, que, victime lui-même de cette prétendue philosophie, il doit sentir mieux que personne combien l’abus touche l’usage de près dans des matières aussi importantes.

  20. Hélas ! je ne sais pas ce que je deviendrai :
    De vos bontés toujours je me ressouviendrai,
    Mon repos aujourd’hui veut un grand sacrifice.
    Croyez qu’il n’en est point que pour vous je ne fisse…
    Puisse le juste ciel, couronnant vos vertus,
    Vous payer les bienfaits que de vous j’ai reçus,
    Mylord ! et si jamais Paméla vous fut chère,
    Ah ! joignez sa mémoire à celle d’une mère !

    Bonfil.

    Paméla ! sur ma main je sens couler tes pleurs !

    Paméla.

    Hélas ! un nom si cher réveille mes douleurs ;
    Pardon, Mylord ! etc.

    (Acte III, Sc. XIV.)
  21. Bonfil exigeant que Pamela lui essuie la main, et Paméla se rendant à sa demande ne seraient point tolérés sur le théâtre français. Moins sévère que nous, les étrangers se permettent une foule de choses contre la vraisemblance ou les bienséances théâtrales, dont la plus légère suffirait, parmi nous, pour faire tomber un ouvrage d’ailleurs estimable.
  22. Cette situation pénible, et peut-être trop prolongée de la vertu aux prises avec l’impudence d’une part et la méchanceté de l’autre, ne serait point admissible sur notre scène. Elle est dans la nature, sans doute ; elle contribue puissamment à faire éclater la vertu de Paméla, et à rendre son triomphe plus beau ; mais notre délicatesse, bien ou mal entendue, repousse la peinture trop facile des mœurs qui nous blessent, et ne veut voir la nature imitée qu’en beau.

    L’auteur français n’a fait qu’indiquer cette situation ; c’est tout ce qu’il en fallait pour des spectateurs français.

  23. Sir Ernold, Mylord est de retour,
    Et je vais vous parler sans crainte et sans détour.
    Connaissez-moi, du moins. Je suis pauvre, mais sage.
    Je sers : de commander tous n’ont pas l’avantage,
    Et, pour être sans bien, l’on n’est pas sans honneur.
    La mère de Mylord a voulu mon bonheur.
    Hélas ! elle n’est plus. À ses ordres docile,
    Son fils, dans sa maison, me conserve un asile.
    C’est de lui que sa sœur me devait obtenir.
    S’il refuse, il est maître, et je dois obéir.
    Fidelle aux sentimens que m’inspira sa mère,
    J’y puisai cet orgueil qui semble vous déplaire.
    Je le conserverais dans un état plus bas ;
    C’est l’orgueil de l’honneur… mais vous n’y croyez pas.
    Pour avoir fréquenté quelques femmes frivoles,
    D’un siècle dépravé, méprisables idoles ;
    Ainsi l’on méconnaît les traits de la vertu :
    Quand le cœur est gâté, l’œil même est corrompu.
    Votre oreille est peu faite à ce langage austère :
    Mais dût-il m’attirer votre injuste colère,
    Je me flatte du moins de vous avoir appris
    Que je sais tout braver, excepté le mépris :
    Que la rigueur du sort n’a rien qui m’humilie
    Et qu’enfin Paméla ne peut être avilie.

    (Acte IV, Sc. III.)

    Comme l’enthousiasme de traducteurs ne nous aveuglera jamais, nous avouerons avec plaisir que l’auteur français a embelli et heureusement corrigé ici son modèle. Le langage noble et simple à la fois qu’il prête à sa Paméla, est infiniment supérieur au couplet original. Voilà ce qu’elle devait dire, et non point donner à Ernold des leçons dont elle est bien sûre qu’il ne profitera pas. D’ailleurs, elle doit se borner à sa justification tout ce qu’elle dit de plus est au moins inutile.

  24. Il y a quelque chose de bien dur, de bien grossier même dans cette réponse ! Comment une femme de qualité, et qui n’a personnellement aucun sujet de se plaindre de Paméla, peut-elle s’oublier à ce point ? D’ailleurs, quel rôle a-t-elle joué pendant la scène indécente d’Ernold ! voilà encore une de ces choses que le spectateur français ne tolérerait pas, et que ne pallieraient point à ses yeux les beautés réelles dont tout l’ouvrage est semé. Mais ce qu’il admirerait avec raison, ce que peut-être l’imitateur n’a point assez fait sentir encore, c’est la métamorphose subite opérée dans Ernold ; c’est l’effet sûr et inévitable du discours de Paméla ; et tel sera toujours l’heureux ascendant de la vertu sur les ames qui ne sont point essentiellement corrompues.
  25. Point de tache à cela, ma tante : eh ! mon dieu non.
    Quels sont vos préjugés ! cette noble manie
    N’existe tout au plus que dans la Germanie.
    Les hymens inégaux sont ailleurs très-fréquens :
    J’en ai vu. Le public lâche des mots piquans,
    La famille se plaint, l’un en rit, l’autre en glose ;
    Mais au bout de huit jours, on parle d’autre chose.

    (Acte IV, Sc. IV.)
  26. Voilà deux fois que ce mot affreux sort de la bouche de Myladi, et toujours à la fin d’un acte ; ce qui donnerait lieu de croire que, dans l’intervalle d’un acte à l’autre, elle va s’occuper, sinon de l’horrible exécution d’un pareil projet, du moins des moyens de noircir Pamela auprès de son frère, de la mettre dans quelque situation périlleuse, et d’ajouter par-là à l’intérêt qu’elle inspire ; mais la situation reste la même, l’action ne fait pas un pas, et ce sont par conséquent des méchancetés gratuites, qu’il faut toujours épargner au spectateur. En général, on peut dire que cet ouvrage est riche en beaux détails, mais un peu vide d’action, et trop dénué de ce mouvement dramatique qui attache et entraîne le spectateur. La marche des deux premiers actes est lente et embarrassée, et l’on désirerait plus de chaleur dans le troisième. L’arrivée du père de Pamela n’y produit point assez d’effet : c’était le cas cependant, ou jamais, d’observer le précepte de Boileau :

    Que le trouble toujours croissant de scène en scène
    À son comble arrivé se débrouille sans peine.
    L’esprit ne se sent point plus vivement frappé,
    Que lorsqu’en un sujet d’intrigue enveloppé,
    D’un secret tout-à-coup la vérité connue
    Change tout, donne à tout une face imprévue.

    (Art poétique, Chant III.)
  27. ARTUR.

    ..........Oui cela pourrait être,
    S’il était entouré de parens moins altiers.
    Mais je les connais trop. L’orgueil de leurs quartiers
    Ne descendra jamais jusqu’à l’objet qu’il aime :
    Ils lui reprocheraient de s’avilir lui-même.

    L’auteur Français ayant absolument décidé de faire d’Artur unphilosophe à sa manière, il a bien fallu affaiblir nécessairement, dénaturer même quelquefois les traits principaux du caractère original. Nous en avons vu déjà un exemple, et nous en retrouverons encore. Ce qu’Artur dit ici à Jeffre, dans Goldoni, est le langage d’un honnête homme, d’un ami vrai, qui ne voit, qui ne cherche et ne désire que le bonheur de son ami, et qui voudrait que tout le monde y contribuât avec lui. Dans la pièce Française, au contraire, ce n’est plus qu’un homme faible, qui sacrifie volontiers son opinion, son rang, sa dignité ; et qui trouverait tout naturel que Bonfil épousât une servante, (car enfin Paméla n’est que cela encore à ses yeux) s’il n’avait à redouter l’orgueil de ses parens, et leur juste respect pour un nom qu’ils craignent de voir avili.

  28. Cette arrivée du père de Pamela n’est point préparée, et a été à peine annoncée au commencement du premier acte ; encore, n’était-ce qu’une faible espérance dont se flattait Paméla. Il y a long-temps que le spectateur a perdu cela de vue ; et il faut nécessairement que l’intrigue d’une pièce, que les ressorts qui la dirigent, que la marche même des personnages n’aient rien d’obscur pour lui.

    L’auteur de la Paméla Française a obvié à cet inconvénient, en introduisant son Andreuss dès la fin du troisième acte.

  29. Bonfil.

    Eh bien ! qui vous engage
    À mener Paméla dans un pays sauvage ?

    Andreuss.

    Sans vous rien déguiser, Mylord, je le dirai :
    Sa gloire pour un père est un objet sacré.

    Bonfil.

    Sa gloire ! entre mes mains est-elle hasardée ?

    Andreuss.

    Hélas ! de vos vertus le monde a-t-il l’idée ?

    Bonfil.

    Eh ! que prétendez-vous qu’elle fasse au hameau ?

    Andreuss.

    Elle aidera sa mère à soigner mon troupeau,
    Travaillera pour nous ; et sa tendre jeunesse
    Pourra de quelques fleurs semer notre vieillesse.

    Bonfil.

    La pauvre Pamela ! quels revers accablans !
    N’a-t-elle tant d’esprit, d’attraits et de talens,
    Que pour être en vos champs tristement confinée !
    Sa vertu méritait une autre destinée, etc.

    (Acte IV, Sc. XII.)

  30. Andreuss.

    Ces cheveux blancs, Mylord, ont-ils le privilége
    D’excuser à vos yeux la libre vérité ?

    Bonfil.

    Oui ; je fais cas sur-tout de la sincérité.

    Andreuss.

    Ah ! Mylord, je vois trop qu’il ne reste aucun doute
    Sur ce que je craignais, et qu’on m’a dit en route.

    Bonfil.

    Eh ! que vous a-t-on dit ?

    Andreuss.

    Eh ! que vous a-t-on ditQue ma fille est l’objet
    De votre amour.

    Bonfil.

    De votre amour.Souvent on parle sans sujet…
    Quoiqu’il en soit, Andreuss, votre fille est honnête.
    Bien loin de me flatter d’avoir fait sa conquête :
    Je sais qu’elle mourrait avant de consentir
    À rien dont elle dût jamais se repentir.

    Andreuss.

    Ô sage Paméla ! seul trésor de ta mère !
    Cher et dernier espoir de ton malheureux père !
    Que je suis consolé d’apprendre tes vertus !
    Ah ! Mylord, au danger ne l’exposez donc plus.
    Assurez son repos, en daignant me la rendre.
    C’est mon bien, permettez que j’ose le reprendre.

    (Acte IV, Sc. XII.)
  31. Bonfil.

    Le capitaine Auspingh ! ce fameux Écossais ?

    Andreuss.

    Fameux par des revers, plus que par des succès.
    Je fus, bien jeune encor, dans une longue guerre,
    L’un des premiers auteurs des troubles d’Angleterre ;
    Et je prouvai du moins qu’un simple roturier
    Peut de Mars comme un autre obtenir le laurier.

    L’auteur a, comme on voit, substitué au comte d’Auspingh, à un homme de la première distinction, un brave et vieux militaire, qui n’est point noble à la vérité, mais qui s’est long-temps distingué par sa valeur, et qui a sauvé les jours du père de Bonfil ; c’est un intérêt de plus répandu sur ce personnage, et ce changement est en général très-heureux. Quelles que soient les raisons alléguées, Goldoni dans la préface italienne, il n’en est pas moins vrai que le but moral et vraiment philosophique de la pièce disparaît entièrement, dès l’instant que Bonfil, en épousant Paméla, ne fait plus qu’un mariage assorti de toutes les manières, et contre lequel il n’y a plus d’objection : ce n’est plus la vertu qu’il récompense ; c’est le hasard heureux de se trouver tout-à-coup la fille d’un homme de qualité. L’auteur anglais, et Voltaire, dans sa Nanine, se sont bien gardés d’affaiblir ainsi la leçon qu’ils se proposaient de donner. Audreuss continue :

    Vainqueur, je fus humain, et sus me faire aimer :
    Vaincu, je me fis craindre, et me fis estimer.
    Mais le sort nous trahit : la victoire inconstante,
    Sur le trône a fixé la ligue protestante.
    De mes amis, plusieurs sur l’échafaud sont morts.
    D’autres chez l’étranger se sauvèrent alors.
    Ces émigrans voulaient m’engager à les suivre :
    Mais hors de son pays, malheur à qui peut vivre !
    Dans sa patrie, hélas ! quoiqu’on puisse souffrir
    Ah ! c’est où l’on naquit, c’est là qu’il faut mourir.

    Rien de mieux sans doute ; rien de plus louable que cette maxime, dont l’application est sensible, et devrait être générale. Mais lorsque, par un renversement inconcevable d’idées, c’est la patrie dénaturés qui s’arme elle-même contre ses enfans, qui en proscrit une partie qu’elle abandonne aux poignards de l’autre, dans ce cas, qui malheureusement n’est pas une supposition, doit-on, peut-on même décemment crier anathème à qui peut vivre hors de son pays !

  32. Bonfil.

    Avec vous cependant il faut que je m’explique.
    Vous fûtes un des chefs du parti catholique,
    L’un des plus acharnés contre les protestans,
    Et votre fille ici, dès ses plus jeunes ans,
    Bien loin de partager les préjugés d’un père,
    Parut toujours soumise aux lois de l’Angleterre.

    Andreuss.

    Mylord, il est très-vrai : contre les réformés
    Par un zèle fougueux mes bras furent armés.
    Je croyais venger Dieu ! mais dans ma solitude,
    L’âge, l’expérience, une tardive étude,
    Ont dessillé mes yeux ; j’ai connu mon erreur
    Et j’ai de nos chrétiens détesté la fureur.
    L’on fit Dieu trop long-temps à l’image de l’homme.
    De courageux esprits, bravant Genève et Rome,
    Ont enfin démasqué le fanatisme affreux,
    Et quiconque sait lire, est éclairé par eux.
    11 n’est plus d’ignorant que celui qui veut l’être,
    L’erreur avait fondé la puissance du prêtre,
    Mais sur l’homme crédule, un empire usurpé
    Doit cesser aussitôt que l’homme est détrompé.
    L’Angleterre l’éprouve, et des sectes rivales,
    Elle oublie aujourd’hui les discordes fatales.
    Chacun prie à son gré ; les amis, les parens
    Suivent, sans disputer, des cultes différens.
    Ma femme est protestante ; et dans votre croyance
    Elle a de Paméla nourri la tendre enfance.
    Lorsque j’obtins sa main, ce point lui fut promis :
    Je crus que, sans scrupule, il pouvait être admis.
    Eh ! qu’importe qu’on soit protestant ou papiste ?
    Ce n’est pas dans les mots que la vertu consiste.
    Pour la morale, au fond, votre culte est le mien :
    Cette morale est tout, et le dogme n’est rien.
    Ah ! les persécuteurs sont les seuls condamnables,
    Et les plus tolérans, sont les plus raisonnables.

    Bonfil.

    Tous les honnêtes gens sont d’accord là-dessus.
    Vos principes un jour par-tout seront reçus…, etc.

    Voilà donc où conduit l’ambition, et, disons-le franchement, la manie de répandre par-tout le jargon philosophique, et de répéter, en vers faibles, prosaïques et décousus, ce qui a été dit vingt fois, toujours plus à propos, et toujours beaucoup mieux ? À quoi bon cette longue et fatigante déclamation ! Est-elle amenée par le sujet, liée à l’action, indiquée seulement dans l’original ? Son objet même ne l’excluait-il pas nécessairement de la scène ! Nous ne sommes ni prêtres ni théologiens ; et, fussions-nous l’un et l’autre, une note littéraire ne peut devenir une thèse théologique : nous nous bornerons à observer seulement que ces courageux esprits qui ont bravé Genève et Rome, qui ont démasqué le fanatisme affreux, qui ont éclairé tout ce qui savait lire, ont fait aussi des Révolutions ; et que cela diminue un peu, à de certains yeux, le prix des autres bienfaits.

    Nous observerons, en notre qualité de littérateurs, que ce vers,

    L’erreur avait fondé la puissance du prêtre,

    n’est qu’une imitation faible de celui-ci d’Œdipe,

    Notre crédulité fait toute leur science.

    et nous ajouterons, comme homme et comme français, qu’il n’était peut-être pas très-philosophique de déclamer contre les prêtres, dans le temps même où on les égorgeait avec une férocité dont il n’existait pas d’exemple. Comment ose-t-on s’écrier :

    Ah ! les persécuteurs sont les seuls condamnables,
    Et les plus tolérans sont les plus raisonnables,

    lorsqu’on donne soi-même le signal de la persécution, et l’exemple de l’intolérance la plus dangereuse, comme la moins philosophique ? Mais les philosophes ressemblent assez aux savans de Molière :

    Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.

    et ces Messieurs nous diraient volontiers : nous vous tolérons tout excepté de ne pas penser comme nous, et sur-tout de nous contredire.

  33. Ce dernier trait, qui achève de caractériser Artur, nous paraît admirable. Il a épuisé dans les scènes précédentes tout ce que l’amitié, la raison, l’intérêt le plus vif ont pu lui inspirer de plus solide et de plus pressant ; il voit que tout a été inutile, qu’il est superflu désormais d’essayer de nouvelles tentatives ; il ne lui reste donc plus de parti à prendre que celui de la retraite. Il le choisit, et se retire, sans se permettre la moindre plainte, sans se répandre en vaines déclamations sur l’amitié outragée, sur la sagesse de ses conseils si complètement méprisés, etc. Il se retire ; et ces simples mots, je vous salue, expriment tout ce qu’il sent, et disent tout ce qu’il doit dire.
  34. Tout cela se retrouve mot pour mot dans la Paméla de La Chaussée, et c’est à-peu-près tout ce qu’il est possible d’en citer.
    Mylord.

    Que faut-il davantage !
    Parlez ; exigez…

    Paméla.

    Parlez ; exigez…Votre cœur.

    Mylord.

    Ce soupçon m’étonne et m’outrage :
    Il est à vous depuis long-temps.
    Vous me l’avez ravi : quel autre
    Brûla jamais pour vous de feux plus violens !

    Paméla.

    Non, celui que j’avais ce n’était pas le vôtre.
    Un cœur qui se cachait sous un dehors trompeur,
    Et qui, comptant sur ma faiblesse,
    Ne conspirait dans son ivresse,
    Que ma perte et mon déshonneur.

    Mylord.

    Ah ! vous avez raison ; ce cœur que je déteste,
    Était pour vos appas un présent trop funeste.

    Dans des détours obscurs il s’était égaré.
    Celui que je vous offre est sincère et fidèle :
    Le vôtre lui sert de modèle
    Et vos vertus l’ont épuré.

    (Paméla, acte V, Scène dernière.)
  35. Oui, je veux par ce trait qu’elle juge elle-même.
    Combien je vous estime et combien je vous aime.

    (À sa sœur.)

    Que le passé s’oublie. Admirez Paméla
    Et s’il se peut encor, ma sœur, imitez-la.

    (Acte V, Sc. X.)