Les chefs d’œuvres dramatiques/Discours préliminaire

DISCOURS
PRÉLIMINAIRE.



Le nom de Goldoni est plus célébré en France, que ses ouvrages n’y sont connus. Des imitations plus ou moins heureuses de quelques-unes de ses pièces, et sur-tout son excellente comédie du Bourru bienfaisant, ont familiarisé les Français avec le nom de Goldoni, qui s’est naturellement associé à ceux de nos auteurs dramatiques. Mais, indépendamment des changemens nécessaires que subissent les drames étrangers pour passer avec succès sur la scène Française, les imitateurs n’ont pas toujours indiqué à la reconnaissance publique les sources oh ils avaient puisé : et leur choix, d’ailleurs, ne s’est pas constamment arrêté sur les Chef-d’œuvres du poëte Italien. Si l’on en excepte Molière, adapté à notre théâtre avec des changemens très-heureux, par M. Mercier, la Jeune Hôtesse de M. Flins, et Paméla, traduite avec succès, par M. François (de Neuf-Château), il faut convenir que le goût n’a pas toujours dirigé les autres imitateurs. Les trente-deux Infortunes d’Arlequin, l’Enfant d’Arlequin perdu et retrouvé, les Caquets, etc. ne suffisaient pas sans doute pour donner aux Français une idée juste des talens d’un homme nommé, de son vivant, le Molière de l’Italie ; et que la postérité, sans le mettre précisément à côté de Molière, auquel il ne faut comparer personne, placera du moins toujours dans la classe des génies supérieurs. Elle honorera à jamais d’une distinction particulière l’homme étonnant qui a donné au théâtre, ou livré à la presse près de deux cents comédies d’intrigue ou de caractère ; qui a vu dix-huit éditions de ses œuvres, et ses pièces accueillies sur tous les théâtres, et traduites dans presque toutes les langues de l’Europe.

La littérature Française s’est enrichie successivement de la traduction des théâtres étrangers. M. Le Tourneur nous a fait présent de Shakespeare ; et les Français ont pu apprécier ce génie vraiment extraordinaire, dont les fautes et les beautés n’appartiennent qu’à lui, et qui est aussi étonnant dans les unes, qu’admirable dans les autres. Les théâtres Espagnol et Allemand sont également traduits ; Goldoni seul nous manquait : nous essayons aujourd’hui de remplir cette lacune. Sans doute il eût été à désirer pour la gloire de ce grand homme, et pour l’intérêt de notre littérature, que le projet de le traduire eût été formé par des écrivains d’un talent supérieur au nôtre : mais si le zèle le plus ardent pour les lettres, si une juste docilité pour des conseils que nous sollicitons d’avance, peuvent contribuer au succès d’un ouvrage, peut-être notre entreprise ne sera-t-elle pas sans quelqu’utilité. Pénétrés d’admiration pour le génie de Goldoni, et de respect pour sa personne, nous allons tâcher de faire connaître l’un, par la traduction de ses meilleures pièces ; et l’autre, par le précis de sa vie et de ses travaux littéraires. Puisse l’écrivain conserver sous notre plume, une partie du moins de son mérite, et l’homme paraître, dans notre récit, aussi estimable qu’il le fut en effet !

Charles Goldoni naquit en 1707, d’une famille qui jouissait, à Venise, d’une fortune honnête, et d’une considération méritée. Ses premières années, (présage souvent trompeur, parce qu’il est rarement bien observé) annoncèrent, en partie, ce qu’il devoit être un jour. Son premier goût fut celui du spectacle ; ses premières lectures, des pièces de théâtre ; et, à l’âge de huit ans, il avait esquissé lui-même une comédie, qui, toute informe qu’elle était nécessairement, n’en fit pas moins les délices des sociétés où le jeune auteur était connu, et l’étonnement de tout Venise.

Le père de Goldoni, partisan déclaré de tous les plaisirs, et amateur sur-tout des spectacles, mais que des revers avaient désabusé de la futilité de ses goûts, ne vit pas sans douleur les inclinations naissantes de son fils. Il fit tout pour l’écarter d’une carrière dont l’éclat couvre le danger, et pour lui faire embrasser une profession, qui, en lui assurant une existence honnête et lucrative, lui épargnât les chagrins multipliés, partage trop ordinaire de l’homme de lettres, et souvent, hélas ! la seule récompense de ses travaux. Mais il est plus facile de combattre la nature que de la vaincre : elle avait marqué la place de Goldoni, et l’y conduisait insensiblement. Aussi les efforts de son père furent-ils complètement inutiles, parce que les meilleures intentions du monde luttent toujours infructueusement contre l’ascendant irrésistible du génie.

Par déférence cependant pour les avis d’un bon père, Goldoni s’appliqua d’abord à la médecine. Mais, rebuté bientôt par les difficultés réelles d’une science, où presque tout est conjecture ; plus effarouché encore du jargon barbare qu’elle parlait alors, il passa de l’étude de la médecine à celle des lois ; et, renonçant à l’espoir de posséder jamais l’art qui guérit les hommes de leurs maux physiques, il se livra tout entier à celui qui les éclaire sur leurs droits, et qui fixe leurs prétentions respectives. Avec un esprit naturellement juste, une aptitude singulière à tout saisir, Goldoni devait faire et fit des progrès rapides dans sa nouvelle carrière ; et bientôt le corps respectable des avocats Vénitiens s’honora de le posséder. Son premier plaidoyer fut un chef-d’œuvre, et sa première cause une victoire éclatante remportée sur une de ces injustices d’autant plus difficiles à combattre, que le temps semble en avoir fait un droit, et qu’un long abus les a, pour ainsi dire, consacrées.

Il est des hommes dont on peut suivre là marche ; d’autres s’élancent dans la carrière, et atteignent le but du premier pas. Goldoni fut au nombre de ces ames privilégiées qui sont tout ce qu’elles veulent être et il eût honoré le barreau, comme il illustra le théâtre de son pays. Mais la gloire de ses premiers succès, cet aiguillon puissant qui décide si souvent de notre destinée ; la confiance honorable qu’elle lui attirait de toutes parts ; la fortune même qu’elle pouvait lui présager, rien ne l’emporta sur l’ascendant qui l’entraînait, malgré lui, vers le théâtre : et la nature qui l’avait fait poëte, ne le souffrit pas long-temps avocat. En vain il essaya quelque temps de concilier deux rôles si opposés : la lutte était trop pénible pour être bien longue ; et, sacrifiant enfin tout ce que son état mettait d’obstacles à son penchant favori ; perdant de vue l’espérance et la certitude même d’une fortune brillante, ( et c’est de tous les sacrifices celui qui doit le moins coûter à l’homme de lettres) Goldoni ne fut plus que poëte comique. L’Italie s’applaudit tous les jours d’une métamorphose aussi heureuse pour les lettres, qu’utile pour les mœurs et pour la société en général.

Quelque jeune que fût Goldoni quand ses premières idées se tournèrent du côté du théâtre, il fut frappé de l’état déplorable où il trouva la scène italienne, et, dès-lors il osa former le projet et concevoir l’espérance de la réformer insensiblement. Le projet était hardi, et le travail immense : il eut le bonheur cependant d’arriver au but qu’il se proposait. Mais, pour mieux apprécier ses efforts et l’étendue de son génie, écoutons-le décrire lui-même une partie des abus qui régnaient alors sur le théâtre italien :

« Depuis plus d’un siècle, le théâtre comique avait dégénéré parmi nous r au point de se rendre l’objet du mépris des autres nations. Qu’offrait en effet la scène italienne ? de pitoyables arlequinades, des lazzis, des intrigues scandaleuses, des équivoques grossières ; des pièces aussi ridiculement imaginées, que mal adroitement conduites ; aucune idée des mœurs, pas l’ombre d’un plan. Bien loin de remplir le premier objet, le but le plus respectable de la comédie, celui de corriger le vice, ces misérables farces le fomentaient au contraire, en excitant le rire de la populace ignorante, et d’une jeunesse sans frein comme sans mœurs. Les gens instruits s’indignaient ; et les gens honnêtes, que le besoin d’un délassement quelconque entraînaient malgré eux à des spectacles aussi dégradés, se gardaient bien d’y conduire leur innocente famille, qui ne pouvait y recevoir que des leçons, et n’y trouver que des exemples de corruption. » (Préface de l’édition originale de Turin.)

On croit reculer vers les quinze et seizième siècles, et lire l’histoire des temps de barbarie où la scène fut alors généralement plongée en Europe. Tel était cependant l’état du théâtre italien, au commencement du dix-huitième siècle, époque à laquelle le nôtre jouissait déjà de toute sa gloire, puisque Corneille, Molière et Racine l’avaient enrichi de tous leurs chef-d’œuvres. La traduction avait fait passer sur la scène italienne quelques pièces des théâtres français et espagnols. Mais, comme l’observe avec raison Goldoni lui-même, de simples traductions ne pouvaient opérer, en Italie, la révolution désirée par les amis des mœurs et des lettres* D’ailleurs, la traduction peut faire connaître et goûter la tragédie, parce que la tragédie peint les passions qui sont de tous les temps, et appartiennent à tous les pays. La comédie, au contraire, s’attachant à poursuivre les travers et les ridicules, semble se renfermer par là même, dans les limites de sa contrée# Tous les peuples policés ont goûté les traits sublimes de Sophocle et d’Euripide, heureusement mis en œuvre par des hommes dignes de les traduire ; tandis que l’on ne s’est avisé de jouer encore sur aucun théâtre moderne les Oiseaux ou les Grenouilles d’Aristophane. Cet auteur a fourni à Racine quelques plaisanteries que l’on retrouve dans la comédie des Plaideurs, à peu près comme Plante indiqua à Molière les sujets de l’Avare, de l’Amphytrion ; et à Régnard, celui des Ménechmes. Mais quelques traits épars ne font pas un ouvrage ; et les pièces que l’on vient de citer, à peine tolérables à la lecture dans la traduction, ne l’eussent jamais été au théâtre.

La comédie tient de trop près aux mœurs d’un peuple, pour s’accommoder aisément à celles d’un autre peuple : les ridicules qu’elle attaque ne sont, le plus souvent, que des convenances locales, assujetties à la mobilité de l’opinion, et à la différence des climats. Ce qui nous paraîtrait le comble de l’extravagance, est quelquefois la chose du monde la plus simple en Angleterre ; et ce qui révolte un Anglais, ne souffre pas en Italie la moindre difficulté. Voilà ce qui fait principalement de la comédie une production, et, pour ainsi dire, une propriété vraiment nationale. Les Anglais, par exemple, font un cas infini des comédies de Farquhar, de Congrève et de Wicherly ; leur premier titre à cette admiration, c’est qu’elles offrent, disent-ils, une peinture fidelle des mœurs et des travers de la nation ; mais c’est précisément pour cela qu’elles sont excellentes à Londres, et qu’elles ne vaudraient rien par-tout ailleurs. Les pièces même de caractère, qui combattent des vices généraux, tels que l’Avarice, l’Hypocrisie, la Misanthropie, etc., ne sont pas susceptibles de passer, sans altération, d’une contrée à une autre ; parce que ces vices, quoique toujours les mêmes dans le fond, prennent nécessairement une teinte du caractère national. Un avare est autrement avare en France, en Angleterre, etc. Comparez l’Avare de Dryden avec celui de Molière ; l’Homme au franc procédé, avec notre Misanthrope, et vous sentirez ces déférences.

C’était donc un projet très-louable sans doute, mais démontré inutile par l’expérience, que celui de réformer la comédie italienne par la traduction des comédies françaises ; et le zèle des traducteurs fut bientôt refroidi par le peu de succès de leurs tentatives. Ainsi l’Italie, qui, jadis le berceau de tous les arts, les avait une seconde fois vu naître dans son sein ; l’Italie qui applaudissait, au seizième siècle, la Sophonisbe du Trissin, l’Œdipe d’Anguillara, la Marianne de Dolce, et vingt autres tragédies d’un mérite réel, tandis que la scène française était en proie aux Jodelle, aux Garnier, et aux Hardy ; l’Italie n’avait pas encore, au dix-huitième siècle, une comédie supportable. Celles de Rozzi ne sont que des farces grossières ; celles de l’Arioste ont le mérite du style et celui de l’intrigue : mais le fond en est ordinairement si trivial, et les mœurs si mauvaises, que quand Riccoboni voulut remettre au théâtre la Scholastica de ce poëte fameux, elle fut très-mal accueillie des spectateurs, et n’alla pas jusqu’à la fin. Le docte Picolomini, qui a tant et si bien écrit sur la morale, composa aussi pour le théâtre trois comédies en prose, dont la première est célèbre, du moins par son époque : elle fut représentée pour la première fois en 1536, à l’occasion de l’entrée solennelle de Charles-Quint à Sienne. Nous ne parlerons de la Mandragore de Machiavel, que parce que la réputation de son auteur ne nous permet pas de la passer sous silence. Il serait difficile d’imaginer un ouvrage plus scandaleux ; il ne s’agit de rien moins que d’un adultère favorisé par le complaisant époux et dirigé par un moine pervers. On trouve dans les œuvres du poëte Rousseau une imitation de cette pièce ; le fond de l’intrigue et les traits principaux sont très-adoucis : mais l’ouvrage est, en général, au-dessous du médiocre. Le nom seul de l’Arétin nous dispense d’entrer dans aucun détail sur ses comédies : on se figure aisément ce qu’elles doivent renfermer d’obscénités et de traits calomnieux.

Ce n’était donc ni dans leurs anciennes comédies, ni sur les théâtres de leurs voisins, que les Italiens devaient chercher et pouvaient se flatter de trouver les moyens de relever leur scène de l’avilissement ou elle était tombée. C’était au milieu d’eux que devait naître l’homme de génie capable d’opérer une pareille réforme : Goldoni en eut la gloire. Il s’annonça, en 1742, par la brave Femme, comédie d’intrigue à la fois et de caractère, qui réussit complètement, et acheva d’ouvrir les yeux sur les vices révoltans des pièces précédentes. Dès-lors, on commença à entrevoir l’idée et la possibilité d’une réforme ; les bons esprits en embrassèrent avidement l’espérance on applaudit, on encouragea l’auteur, et l’on cria sans doute alors au Molière de l’Italie : courage, Goldoni ! voilà la bonne comédie !

C’était peu de purger le théâtre des platitudes grossières qui le défiguraient : les vues de Goldoni s’étendaient plus loin. Il voulait ramener la comédie à ses vrais principes, à son premier objet. Mais c’est la que l’attendaient des difficultés presqu’insurmontables : c’est là qu’il eut à lutter contre le préjugé qui ne concevait pas que la comédie italienne pût exister sans Masques. Cette bigarrure monstrueuse dans les traits du visage, dans le costume et dans l’idiôme, révoltait avec raison Goldoni : c’était un reste de barbarie qu’il eût voulut faire disparaître totalement, et auquel cependant il fut obligé de se soumettre lui-même, pour faire goûter ses chef-d’œuvres au parterre italien. C’est ainsi, (afin qu’il y eût un trait de ressemblance de plus entre ces deux grands hommes) que l’illustre auteur du Tartuffe composait la farce du Médecin malgré lui, pour ramener le public au Misanthrope. Tout en accueillant avec transport des productions si nouvelles pour eux, les Italiens voyaient à regret que la réforme projetée et déjà ébauchée, tendait évidemment à la suppression des quatre masques de l’ancienne comédie. On murmurait tout haut de l’atteinte prétendue portée à un genre de comédie dont l’Italie seule était en possession, et que les peuples voisins n’avaient jamais pu imiter, Venise voulait son Pantalon, Bologne son Docteur, et Bergame plaidait avec chaleur la cause de son Arlequin. Ce ne fut qu’avec beaucoup de temps et après de longs efforts, que Goldoni accoutuma ses concitoyens à voir les masques se montrer plus rarement dans ses pièces, et en disparaître enfin entièrement. Ainsi le génie qui s’avance à pas de géant, se trouve forcé, s’il veut opérer quelque bien, d’asservir sa marche à la timidité de celle du vulgaire ; et ne doit jamais heurter de front les préjugés qu’il se propose de détruire.

On a peine à concevoir cette obstination, de la part d’un peuple naturellement ami des arts, à qui l’Europe doit la renaissance des arts et celle du théâtre en particulier, qui ne se borna point à imiter seulement les anciens, mais qui créa même de nouveaux plaisirs, en étendant la carrière dramatique.

Le drame pastoral, par exemple, est une invention moderne, dont l’honneur appartient uniquement à l’Italie ; et, ce qu’il n’est pas inutile de remarquer, c’est que les premiers ouvrages écrits dans ce genre aimable, n’ont point été surpassés par ceux que l’on a fait depuis. Qu’opposer à l’Aminte du Tasse, au Pastor fido du Guarini ? Ces deux charmans ouvrages, reçus avec enthousiasme dans leur nouveauté, constamment accueillis depuis, et traduits dans toutes les langues de l’Europe, sont des monumens immortels de la délicatesse de leurs auteurs et de la douceur harmonieuse de la langue italienne.

Ce nouveau genre de drame fit naître bientôt après l’idée de renouveler l’alliance si ancienne et si naturelle de la poésie et de la musique. Octave Rinusccini, et le musicien Jacques Péri, en donnèrent le premier exemple ; et leur Daphné, le premier drame lyrique qui ait existé, fut représenté à Florence, en 1594. Cette tentative fut heureuse, et produisit une foule d’imitateurs. Mais le nouveau genre ne tarda pas à dégénérer : bientôt le poëme fut compté pour rien, et tout fut asservi au caprice du musicien, ou sacrifié à la vaine pompe des décorations. Les gens de lettres ouvrirent les yeux ; et, sur la fin du dix-septième siècle, un certain André Moniglia de Florence, composa plusieurs Opéra, où l’on trouve, du moins, une action et quelque régularité. Mais la gloire de donner à la poésie lyrique plus de dignité à la fois et plus d’énergie, était réservée au célébré Apostolo-Zeno ; et celle de la porter au plus haut degré de perfection oh elle puisse atteindre, devait être le partage de l’immortel Métastase.

L’Italie retentissait du nom de ces deux grands hommes, et la scène lyrique des applaudissemens prodigués à leurs ouvrages, quand Goldoni commença à travailler pour le théâtre : ses premiers essais même furent des tragédies lyriques. Avant de faire représenter son opéra de Gustave, il fut bien aise de consulter Apostolo-Zeno. Ce savant respectable le reçut avec bonté, écouta son drame avec intérêt, et lui dit sans flatterie ce qu’il pensait de ce premier ouvrage. Goldoni voulait sur le champ déchirer son manuscrit : Zeno l’en empêcha, lui donna des conseils, et lui présagea des succès. C’est ainsi que le fameux poëte Romain Cécilius accueillit autrefois l’Adrienne de Térence, et encouragea son jeune auteur. « Exemple d’équité et de bonne foi d’autant plus intéressant, dit M. de la Harpe, qu’il est plus rare que les grands écrivains soient disposés à louer leurs rivaux, et à aimer leurs successeurs ». (Lycée, t. 2, p. 76).

Melpomène reçut aussi les hommages de Goldoni ; et Bélisaire, son premier ouvrage de marque, obtint et méritait un accueil distingué. Il prouva depuis, dans Griselda, dans Renaud de Montauban, et dans plusieurs autres pièces du genre noble, qu’il pouvait s’élever et se soutenir au ton de la tragédie. Mais sa gloire véritable, ses titres les plus assurés à l’immortalité, sont plus de Cent comédies, toutes d’intrigue ou de caractère, toutes en trois actes ou en cinq, et la plupart en vers.

Toujours exact dans ses peintures, comique dans ses intrigues, et vrai dans son dialogue, il n’est guère de ridicule qu’il n’ait attaqué, de caractère qu’il n’ait approfondi, d’intrigue enfin qu’il n’ait mise au théâtre. Souvent même, mécontent d’un premier essai, ou s’apercevant que quelque nuance principale d’un caractère avait échappé à son pinceau, il le reproduisait dans un autre ouvrage, et le plaçait de manière à faire ressortir sans effort les traits nouveaux sous lesquels il le présentait. Cette attention scrupuleuse caractérise l’observateur philosophe, et cette facilité à se replier sur soi-même, décèle le génie extraordinaire.

Quel homme en effet, que celui qui, sans avoir encore un seul sujet dans la tête, prenait avec le public l’engagement formel de mettre au théâtre seize pièces dans le cours d’une année dramatique ? S’il y avait une apparente témérité à faire une pareille promesse, il y eut un mérite réel à la remplir, et ce fut celui de Goldoni. Il y a plus : ces seize pièces forment la partie la plus brillante de son théâtre ; et, à l’exception d’une ou deux seulement qui furent moins heureuses, toutes obtinrent le succès le plus flatteur et le plus constant. Nous n’ignorons pas qu’on peut opposer à cette rare facilité, la fécondité, plus prodigieuse encore, des Lopèz de Véga et des Caldéron ; mais l’honneur et le nom de Goldoni nous dispensent du parallèle. Quel homme de Lettres ne sait pas d’ailleurs qu’il y a aussi loin des auteurs que nous venons de citer, au théâtre de Goldoni, que des tréteaux de Thespis aux chef-d’œuvres des Sophocle et des Euripide, ou de nos Confrères de la Passion, à l’Athalie de notre divin Racine.

Le nom de Goldoni acquérait de jour en jour plus de célébrité ; des qualités précieuses, jointes à tant de talens et de succès, lui attirèrent de toutes parts des témoignages aussi nombreux que flatteurs de l’estime générale. Il est inutile de remarquer, sans doute, que ce concert unanime d’applaudissemens si bien mérités, fut plus d’une fois interrompu par les clameurs de l’Envie ; que les douces jouissances du génie furent souvent empoisonnées par l’amertume des censures les plus injustes. On l’a dit cent fois, et il faut bien le répéter encore : il n’y a que la plate médiocrité qui n’aie rien à redouter de l’Envie, et malheur à l’ouvrage qui ne mérite pas même, qu’on dise du mal de lui ! Heureux d’échapper à la persécution, le génie doit s’attendre, au moins, à lutter à chaque pas contre un nouvel obstacle ; à voir chacun de ses succès devenir pour lui l’époque d’un nouveau chagrin ; à passer enfin une vie douloureuse dans la pénible alternative de compromettre son repos, en continuant de travailler, ou de sacrifier les charmes du travail à l’intérêt de sa tranquillité. Tel est son destin ; mais qu’il ne s’en effraie pas, qu’il n’en poursuive pas sa carrière avec moins de constance ; et si le découragement s’emparait un moment de son cœur, qu’il parcoure l’immensité des siècles, qu’il interroge l’histoire des Grands Hommes de tous les lieux et de tous les temps, et rougisse de se trouver malheureux ! Peu d’ames, à la vérité, ont reçu de la nature cette sublimité énergique qui les élève au-dessus de tous les obstacles, fait évanouir devant elles toutes les petites considérations, et les rend capables de tous les sacrifices.

Le plus douloureux de tous, celui qui coûte à l’homme de Lettres les efforts les plus pénibles, c’est celui de son indépendance, celui de cette fierté noble, que les circonstances peuvent captiver, mais qu’elles n’abattent jamais entièrement, et qui en impose encore sous le poids même de ses chaînes. Goldoni fut obligé de se l’imposer plus d’une fois ce sacrifice terrible ! Mais il en trouvait le prix (si quelque chose en peut dédommager !) dans l’inexprimable plaisir de se livrer au plus cher de ses goûts. Il n’en est cependant pas moins affligeant de voir l’auteur de tant de pièces estimables, et l’un des plus beaux génies de l’Europe, aux gages d’une troupe de comédiens, victime de leurs caprices ou dupe de leurs procédés, et menant à leur suite une vie errante et indigne de lui et de ses talens. Mais, riche momentanément du produit de ses ouvrages, il ne savait, ne pouvait pas même attacher à l’argent une importance réelle ; et ce n’était en lui ni prodigalité folle, ni mépris ridiculement affecté pour un métal aussi dangereux qu’utile : c’était une suite de la disposition de son esprit, qui tendait naturellement au grand et au sublime. Il savait que, subjuguée une fois par l’idée d’accumuler, l’ame se rétrécit, et se ferme insensiblement aux grandes choses. Il ne poussait cependant pas cette vertueuse indifférence au-delà des bornes que la raison lui prescrit ; et, persuadé que l’or lui-même peut s’enoblir, les bruits de son travail lui paraissaient vraiment précieux, quand ils devenaient, entre ses mains, l’instrument de la bienfaisance. Il était généreux comme il faudrait qu’on le fût, sans penser l’être, et sans avoir fait d’effort pour le devenir.

Déjà la réputation de l’illustre Italien avait franchi depuis long-temps les limites de son pays ; l’Allemagne, l’Angleterre, le Portugal, s’étaient souvent adressés à lui, pour enrichir leurs théâtres de ses productions, et plusieurs cours disputaient à l’Italie l’avantage de le posséder. La France se mit sur les rangs et obtint sa préférence. La perspective agréable du séjour de Paris, le désir de voir de près et d’étudier à loisir le premier peuple de l’Europe, la gloire de travailler pour une nation à laquelle ses chef-d’œuvres dramatiques ont acquis le droit d’être plus difficile qu’une autre, l’ambition et l’espérance de s’en voir applaudi tout détermina le choix de Goldoni, et il arriva à Paris en 1761. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait trop aisément cédé à sa première impulsion, et que l’on juge tout autrement, en l’examinant de près, ce qui nous avait séduit de loin. Des mœurs nouvelles à étudier et à peindre, le genre de nos spectacles et le caractère de nos spectateurs bien difFérens de ceux de l’Italie, la supériorité désespérante de nos pièces et de nos acteurs, tout inspira à Goldoni une trop modeste défiance de ses talens, et il fut assez grand, pour avouer ses craintes : il n’y a que la médiocrité que rien n’effraie. Cependant il avait contracté un engagement ; il Voulut le remplir ; et l’amour propre même d’auteur ne put l’emporter, chez lui, sur la seule idée de manquer à sa parole. Il travailla : mais, découragé d’avance, et ne se flattant d’aucun succès, il donna au théâtre italien, dans le cours de deux ans, une vingtaine de pièces qui ne justifièrent, aux yeux des Français, ni ses talens ni sa renommée.

Arrivé au terme désiré de son engagement, Goldoni se disposait à retourner à Venise, lorsqu’un événement aussi imprévu que glorieux pour lui et pour les lettres, le fixa à jamais en France.

Comme l’étude de la langue italienne entrait dans le plan d’éducation des Dames de France, et que personne n’en pouvait donner de meilleures leçons que Goldoni, on saisit avec empressement cette circonstance pour l’arrêter en France ; et bientôt il fut appelé à la cour. Voilà donc notre illustre auteur portant sa bonhomie, ses goûts simples et purs, toutes ses vertus enfin, dans un séjour et dans une société auguste, où tout cela était à sa place naturelle : aussi y fut-il constamment le même, et il était impossible qu’il y changeât. Qu’ils l’ont peu connue ou mal jugée, cette Cour si calomniée, ceux qui, humiliés, on ne sait pourquoi, de son éclat extérieur, ne lui ont pas même voulu supposer des vertus qui les eussent humiliés davantage et avec bien plus de raison. Soyons justes avec ceux qui ne l’ont été pour personne, et demandons-leur ce que font les noms, quand les choses restent les mêmes ; et pourquoi ce qu’ils admireraient dans un simple particulier, cesse de les toucher dans un Prince ou dans un Monarque ? Serait-ce par cela seul qu’il est Prince ou Monarque ? Conçoit-on une pareille logique, et revient-on de son étonnement, quand on se rappelle qu’elle a été en effet celle de bien des gens ? Ah ! puisque le vice sur le trône n’a pu ni ne doit échapper dans aucun temps à l’inflexible jugement de la postérité, pourquoi se refuser à la satisfaction de recueillir les exemples vertueux qui ont illustré la pourpre des Rois ? La calomnie aura-t-elle seule le droit de retentir dans l’avenir, et la voix de la vérité sera-t-elle toujours glacée par une crainte servile, ou étouffée par de méprisables clameurs ? Quoi ! mille bouches se seront ouvertes pour proscrire, et pas une voix ne s’élèvera pour justifier l’innocent ! Quoi ! l’on aura dénaturé, exagéré de simples faiblesses, et il ne serait pas permis de louer de grandes Vertus ? Loin de nous cette pensée : elle outragerait à la fois et ceux qui nous gouvernent aujourd’hui, et les sages lois à l’abri desquelles respirent les mœurs, et renaissent les lettres avec l’espoir de les cultiver en paix. Non : l’éloge de la vertu n’a jamais irrité que ceux qu’il forçait de rougir.

Que n’ont-ils pu pénétrer, ces détracteurs ardens de toute espèce de mérite, que n’ont-ils pu pénétrer dans cet intérieur, où le père de l’infortuné Louis XVI formait lui-même ses enfans à la vertu, présidait à leur éducation ; et, tout héritier qu’il était de la première monarchie de l’univers, ne se croyait dispensé ni d’égards, ni de reconnaissance envers ceux qui coopéraient avec lui à ce grand ouvrage. Combien de marques touchantes de bonté, combien de traits précieux de caractère n’aurions-nous pas à offrir à l’attendrissement de nos lecteurs, si le temps qui nous presse, nous permettait de nous abandonner au plaisir de les retracer ! Combien de ces petites anecdotes, oh l’on juge d’autant mieux la personne, qu’on la voit, pour ainsi dire, à son insçu, et sans qu’elle songe qu’on la regarde. Combien on aimerait à voir le bon Goldoni conversant familièrement avec ses augustes Ecolières ; toujours admis à leurs petites fêtes, à leurs parties de jeu ; honoré même, à cet égard, d’une distinction particulière, et comblé dans tous les temps des témoignages de leur attachement pour lui. Nous nous bornerons, entre mille, à un trait seulement, parce qu’il tient à Goldoni.

Dans l’un des fréquens voyages qu’il faisait de Paris à Versailles, avant d’y avoir son logement, Goldoni est surpris tout à coup d’une cécité momentanée. Le livre qu’il lisait dans sa voiture ne lui offre qu’un mélange confus, où ses yeux ne distinguent plus rien. Troublé, hors de lui-même, et voyant à peine assez pour se conduire, il arrive dans l’appartement de madame Adélaïde. La Princesse s’aperçoit de son saisissement : Goldoni en tait la cause, et veut procéder à la leçon accoutumée. Mais il lui est impossible de lire : il ne voit rien, absolument rien, et fait l’aveu du triste événement qui lui arrive. À ce récit, l’excellente Princesse, plus troublée, plus effrayée que Goldoni lui-même, sonne, appelle, court, cherche ce qu’elle croit le plus capable de le soulager pour le moment ; et ses royales mains ne dédaignent pas de verser elles-mêmes les gouttes salutaires sur les yeux du malade….. Oh ! qu’il dut être doux pour son cœur, le moment où il recevait les preuves touchantes d’un pareil attachement ! Oh ! comme ses larmes durent couler délicieusement sur les mains de son auguste bienfaitrice ! Mais il eût fallu l’entendre raconter lui-même, avec la naïve candeur de son ame et de son âge, les témoignages particuliers de bienveillance qu’il reçut successivement de cette même Adélaïde ; de cette Mme Clotilde, dont la bonté était devenue le nom, comme elle en était le caractère ; de cette malheureuse Élisabeth ; qui depuis… ! Ô temps ! ô souvenirs d’éternel effroi ! ô sujets amers de pleurs intarissables ! En fouillant dans les annales sanglantes des jours qui la virent périr, nous ne trouvons pas même, au sujet de cette bonne Princesse, ces prétextes imaginaires qui créaient alors de prétendus coupables, pour en faire bientôt des victimes. Que lui reprochaient-ils donc, que voulaient-ils punir en elle ?… Ô ! qui que vous soyez qui avez vu passer ces jours affreux, méritiez-vous d’y survivre, si vous m’en demandez davantage ? Il n’est pas loin, le temps où tant de forfaits seront peints de leurs couleurs, et exposés dans leur hideuse nudité. Il faudra bien surmonter l’horreur qu’ils inspirent, pour en dévoiler les causes : il faudra bien tout dire… et l’on dira tout[1].

Avec un emploi aussi honorable et de semblables Protectrices, Goldoni pouvait faire, en France, une fortune brillante sous tous les rapports : il ne le fit pas, parce que, comme il le dit lui-même en vingt endroits de ses Mémoires ; je vivais à la cour, et n’étais point Courtisan. On peut croire que s’il ne sut ou ne voulut jamais être Courtisan, même à la cour, il fut bien moins encore l’esclave de ces petits Cercles, où l’on veut absolument avoir un homme de Lettres, parce qu’on se croit quelque chose à côté de lui, ou que l’on a la ridicule prétention de le protéger ; de ces cercles, où l’odieux de l’oubli succède bientôt au ridicule de l’enthousiasme ; où, dupe trop facile des apparences, l’homme simple et bon prend pour de l’attachement et de l’intérêt, ce qui n’est qu’une puérile curiosité, qui, satisfaite en un moment, laisse après elle le dégoût d’une part, et de l’autre, le stérile regret de la perte d’un temps, dont le génie est comptable à la postérité.

Goldoni aima l’étude et travailla jusqu’à ses derniers momens. Le peu de succès des pièces italiennes qu’il donna en France, l’éloigna entièrement de ce genre de spectacle : mais il suivit le théâtre français avec assiduité. L’ensemble et la perfection des talens qui en faisaient alors le premier théâtre du monde, excitèrent en lui une généreuse émulation, et lui inspirèrent le désir de travailler pour ces grands Artistes. Il traite quelque part ce projet de témérité : cette témérité fut heureuse, et nous valut un chef-d’œuvre, capable lui seul d’immortaliser un écrivain ; c’est le Bourru bienfaisant. Cet admirable ouvrage termina la carrière dramatique de Goldoni ; et il fut vrai de dire de lui, qu’il se reposa sur des lauriers.

C’est à leur ombre paisible qu’il attendît la mort ; sans la désirer, ni la craindre, avec la résignation d’un chrétien et le courage que les philosophes ont dans leurs Livres, Il mourut au commencement de 1793, âgé de 36 ans, pleuré de tout ce qui l’avait connu, et laissant une mémoire chère aux lettres et respectable à tous les gens de bien.

Il est plus d’un écrivain, dont l’éloge est fini ; quand on a parlé de son génie et vanté ses productions. Cet accord si précieux et si désirable du génie et de la vertu, des mœurs et des talens, devient nécessairement plus rare, à proportion que les uns et les autres dégénèrent davantage. Ils semblent se finir, à mesure qu’ils se trouvent moins dignes les uns des autres : isolés alors, et privés de leur mutuel appui, leur décadence devient plus sensible de jour en jour, et leur réunion plus désespérée. Les Anciens, nos modèles en vertus, comme ils furent nos précepteurs dans tous les arts ; les Anciens, pour qui bien faire était plus encore que bien dire, ne concevaient de véritablement grand en tout genre, que ce qui était éminemment vertueux. L’on peut voir dans les admirables Institutions de Quintilien, que s’il s’occupe de former avec soin et d’orner l’esprit de son jeune élève, il met bien plus d’attention encore et de sollicitude à ouvrir son ame à toutes les vertus ; persuadé avec raison, qu’il en fera aisément un orateur habile, quand il en aura fait un citoyen vertueux. Parcourez tout ce que Cicéron a écrit sur l’éloquence, et par-tout vous le verrez poser la probité pour base de ce bel art. Et ce qui donne au sentiment de ces grands hommes une autorité plus respectable encore, c’est que les détails de leur vie ne furent jamais en contradiction avec leurs discours : c’est qu’ils ne conseillaient rien, qu’ils n’eussent d’avance pratiqué eux-mêmes ; et que tout ce qu’ils disaient de la vertu, n’était que l’histoire de leurs propres pensées, et le tableau fidelle de leurs actions. Nous aimons à croire à la vertu de celui qui nous la prêche ; et quoique ce qu’il fait n’ait pas une influence nécessaire sur ce qu’il dit, il ne s’en suit pas moins, que c’est se jouer indignement de la vertu, que d’en affecter le langage, d’en étaler pompeusement les maximes, tandis que l’on en rit soi-même derrière le masque hypocrite que l’on a osé usurper. Ah ! que ne nous est-il permis de confirmer par de nombreux exemples ce que nous avançons ici ! de remonter aux temps heureux, oh les mœurs étaient comptées encore pour quelque chose ; où l’écrivain, flétri dans sa conduite, était décrédité d’avance dans ses discours ; où la morale enfin se trouvait plus dans les actions des véritables philosophes, que dans les verbeuses déclamations des sophistes !

Mais si les bornes de notre sujet nous interdisent ces détails consolans, nous lui devons au moins un avantage incontestable ; c’est que nous n’avons pas besoin d’en sortir pour trouver l’accord estimable que nous cherchons, et dont nous venons de déplorer la rareté. Dans la foule presque innombrable des caractères que Goldoni a mis au théâtre, on retrouve la peinture successive de toutes les vertus publiques et particulières. Le peintre ne s’y borne point à de simples esquisses ; il semble toujours abandonner trop tôt le tableau de la vertu : il y revient à plusieurs reprises, et c’est toujours la même variété dans les détails, la même abondance dans les sentimens. Où se trouvait donc cette source inépuisable de sentimens vertueux, si souvent et si bien exprimés, sinon dans une ame véritablement enflammée de l’amour de ces mêmes vertus ? Ses concitoyens, l’Italie entière en étaient si généralement convaincus, qu’on lui fit plus d’une fois l’honorable application de ses plus beaux caractères. On le retrouvait tout entier dans l’Avocat Vénitien ; et cet avocat est un des plus beaux rôles qu’il y ait au théâtre. Qu’il est glorieux de mériter un pareil éloge ! Lauriers éphémères, que prodigue le fol enthousiasme d’un parterre flatté un moment dans ses goûts dépravés, qu’êtes-vous, au prix de ce concert unanime de tous les gens de bien applaudissant au citoyen vertueux, plus encore qu’à l’écrivain habile ?

Que sera-ce donc, si l’examinant de plus près dans cet intérieur, où, dépouillé de tout ce qui en impose au dehors, l’homme est absolument lui-même, nous retrouvons les mêmes motifs d’estime, les mêmes sujets d’admiration ? Combien de vertus factices soutiennent et bravent même l’éclat du grand jour, qui ne supporteraient pas la sévérité d’un examen particulier ! Goldoni, au contraire, gagnait toujours plus à être connu davantage. Le modèle des époux, il eût été celui des pères, si le ciel lui eût accordé des enfans : son cœur se dédommagea du moins de cette douloureuse privation, en adoptant ceux de son frère, et en faisant pour eux, ce que sa tendresse eût fait pour les siens. Mais, que pourrions-nous dire qui approchât de la manière simple, noble et vraie sur-tout, dont il se peint lui-même dans une lettre, que nous tâcherons seulement de ne point affaiblir en la traduisant.

Elle est adressée à M. Connio, son beau-père, l’un des citoyens les plus distingués de la ville de Gênes. « L’amour, le respect, la reconnaissance, tout me fait un devoir de vous consacrer ce monument public d’un attachement si bien mérité ; et puissent nos noms, que rapproche déjà sur la terre un nœud sacré, vivre encore après nous, dans l’écrit qui les rassemble aujourd’hui ! Quelle reconnaissance pourra jamais égaler le bienfait que j’ai reçu de vous ? Pouviez-vous m’accorder un trésor plus précieux, que celui d’une fille digne de vous, et qui fait, par ses vertus, le bonheur de l’époux qui l’adore !…… Quel courage elle a constamment opposé aux revers de la fortune ! Jamais un murmure, jamais un moment d’impatience n’ont échappé à sa belle ame : toujours contente, toujours tranquille, elle n’avait qu’un désir, celui de voir son époux plus heureux ; qu’un but, celui de travailler à son bonheur. Mais, si j’ai eu lieu d’admirer plus d’une fois sa constance dans les situations pénibles que sa tendresse a partagées avec moi, quels éloges ne dois-je pas à sa modération, lorsque la fortune nous a de nouveau souri !…… Ce panégyrique d’une épouse paraîtra, je le sens, ridicule ou déplacé, du moins, dans la bouche d’un époux. Quelques-uns ont attendu la mort de leurs compagnes pour faire leur éloge : pour moi, j’ai voulu rendre à la mienne cette justice éclatante, tandis qu’elle peut m’entendre encore ; bien sûr de n’être démenti par aucun de ceux qui la connaissent, et justifié d’avance par cette bonté qui respiré dans tous ses traits, comme elle vit dans son cœur.

» Béni soit à jamais le jour, où j’eus l’honneur de vous connaître à Gênes, et de voir pour la première fois votre adorable fille ! Le hasard m’avait logé près de vous ; l’amitié dont vous m’honorâtes me fournit l’occasion de voir de plus près les qualités rares qui ornaient cette fille chérie : elle m’inspira une estime, qui ne tarda pas à devenir de l’amour…… Je sais tout ce qu’il vous en coûta pour vous séparer d’elle ; et c’est la grandeur même du sacrifice, qui ajoute tous les jours à ma reconnaissance…… La fille que vous avez daigné m’accorder méritait un autre sort, et une fortune plus considérable, sans doute ; cependant sa bonté se contente de ma médiocre existence, et son ambition ne désire rien au-delà. Je ne suis pas riche ; mais la bonté du Seigneur m’accorde plus encore cent fois que je ne mérite ; et si rien n’annonce chez moi le faste et l’abondance, rien aussi n’y indique le besoin. Le pain que je mange me coûte bien des sueurs : je le partage avec ma tendre épouse ; et mes fatigues sont oubliées. La Providence, qui m’a refusé des enfans, m’a chargé de la famille de mon frère ; et c’est en cela sur-tout que brille l’excellent naturel de mon épouse, qui se dévoue courageusement à tous les soins d’une tendre mère, sans en trouver la récompense dans le bonheur d’embrasser ses enfans, etc. ». (Épître dédicatoire de la Femme seule, comédie.)

Ces vertus domestiques étaient d’autant plus vraies, d’autant plus solides dans Goldoni, qu’elles tiraient leur principe d’un fond de religion qui ne s’est jamais démenti chez lui : également éloigné du cagotisme, qui déshonore la religion en la chargeant de pratiques ridiculement minutieuses, et de l’orgueilleux philosophisme qui croit l’outrager en la bravant, il en remplissait les devoirs sans peine, et en pratiquait les maximes sans ostentation. En un mot, s’il fut, au théâtre, l’apôtre constant des mœurs et de la vertu, il en était dans son particulier le scrupuleux observateur, et c’est ainsi qu’il est beau d’en parler !

Mais par quelle étrange fatalité sommes-nous forcés de faire au grand homme dont nous terminons l’éloge, un mérite de ce qui paraît si simple et si naturel, l’attachement à la foi de ses pères ! Comment le premier, le plus saint de nos devoirs, en est-il devenu le plus négligé ! et pourquoi sommes-nous réduits à compter, pour ainsi dire, ceux qui le remplissent ? À quoi attribuer cette effrayante dissolution morale, sinon à la persécution déclarée à tous les arts, exercée contre toutes les sciences, et sur-tout au défaut total d’instruction publique et particulière ? Quel en sera le terme ? l’époque où l’étude bien dirigée du vrai, ramènera le goût du beau ; où la culture des lettres nous rendra à la pratique des vertus. Car, si les fausses lumières d’une vaine philosophie ont pu égarer les hommes une fois, si l’abus des sciences en général, les a conduits à leur perte, il n’en est pas moins vrai que l’ignorance et la barbarie qui marche à sa suite, ont fait bien plus de maux encore. Quelques pages de la révolution suffisent pour réfuter le paradoxe fameux renouvelé de nos jours, et décident victorieusement une question, qui n’en devait pas être une parmi des peuples policés.

Pardon, Mânes éloquens de l’illustre citoyen de Genève, pardon ! Personne n’admire plus que moi l’énergie sublime de tes écrits : mon ame s’enflamme et brûle avec la tienne ! Tu voulus le bien ; je le crois : tu aimas la vertu ; je tâche de me le persuader : je perdrais, sans cela, le premier charme qui m’attache à la lecture de tes ouvrages. Mais, qu’aurais-tu pensé, si, spectateur un seul jour, de ce dont nous avons été si long-temps les témoins, tu avais vu la stupide Ignorance dictant ses lois de fer à tout un peuple, dévouant à la mort tout ce qui était instruit, et livrant aux flammes les monumens des arts et les instrumens de toutes les sciences ! Ô toi, qui fis parler si éloquemment autrefois l’ombre vertueuse du grand Fabricius, dans Rome corrompue par le luxe et avilie par des arts indignes d’elle ; que n’aurais-tu pas dit toi-même à des Français, le disputant de grossièreté et de barbarie avec les peuples les plus sauvages, et de férocité, avec les plus cruels ? Avec quelle indignation tu aurais, entendu ces bouches, toujours dégoûtantes de sang, profaner ton nom, parler de toi, comme s’ils te connaissaient ; de tes ouvrages, comme s’ils les avaient lus, comme s’ils pouvaient les entendre ! Ah ! sans doute, cruellement désabusé alors des chimères qui échauffaient ton cœur ou amusaient ton imagination, tu aurais pleuré sur les ruines d’une patrie si tristement ravagée par cette même ignorance que tu avais tant célébrée ; et tu n’aurais vu le terme de tant de maux, que dans le retour des Sciences et des Arts, qui amène nécessairement celui des Mœurs et des Vertus.

Livrons-nous à l’espoir de les voir reprendre bientôt tout leur empire parmi nous. Déjà les mœurs ont trouvé un soutien ; les lettres, un Ami et un Protecteur éclairé : tout nous promet enfin des jours meilleurs ; et le Grand Homme qui a pu jusqu’ici tout ce qu’il a voulu, ne peut vouloir désormais que la paix, la gloire et le bonheur de ses concitoyens.


PRÉFACE
DU TRADUCTEUR,
POUR LA COMÉDIE DE PAMÉLA.


Paméla est un de ces personnages dont la réputation est faite d’avance, et qui imposent au poète dramatique la nécessité de répondre à tout ce que l’on attend d’eux. Plus le spectateur s’en est fait une idée avantageuse, et plus il devient dangereux de les lui présenter sous une nouvelle forme, parce qu’il est difficile qu’ils ne perdent pas à la métamorphose, au moins dans l’opinion générale. Le public qui s’attend à retrouver des gens de sa connaissance, veut les revoir sous leurs traits, et les entendre parler leur langage. Rien de plus rare aussi que la réussite complète de ces sortes de pièces, empruntées d’ouvrages, qui avaient, comme Romans, un mérite réel, et jouissaient d’une réputation méritée. On compte quelques exceptions, et l’on peut citer sur-tout la comédie de Tom-Jones à Londres. Mais, quel Roman aussi que ce Tom-Jones ! M. de la Harpe ne craint pas de l’appeler quelque part le Livre le mieux fait de l’Angleterre. L’éloge est grand, sans doute, et suppose un mérite prodigieux : mais ce qu’il y a de plus prodigieux peut-être encore, c’est que la lecture de l’ouvrage justifie l’éloge. Là, tout est en action ; pas un chapitre qui n’offre ou n’amène une scène vraiment dramatique. Quelle diversité dans les caractères ! quelle chaleur dans la marche de l’ouvrage ! quel intérêt enfin d’un bout à l’autre ! rien à désirer ; mais aussi rien de trop. On dirait que Fielding est le seul écrivain anglais qui ait connu et respecté des bornes.

Il n’en est pas de même de Richardson, à qui, dit encore M. de la Harpe, il a manqué une condition essentielle et indispensable pour faire un bon livre, de savoir s’arrêter. Ce défaut, sensible dans tous ses ouvrages, l’est plus encore dans Paméla, son premier roman ; et c’est ce qui rendait plus difficile l’entreprise de Goldoni. Ici, le romancier n’offrait que peu de ressource au poëte, et la marche du roman est si froide, si totalement dénuée d’intrigue et d’action, qu’il fallait ou tirer beaucoup de son propre fond, ou faire une comédie détestable. Il y a, sans doute, dans la Paméla anglaise des détails charmans, des lettres très-intéressantes ; Paméla parle comme un ange : mais au théâtre, il faut agir, il faut qu’un personnage principal sur-tout se trouve dans des situations attachantes, capables d’exciter l’intérêt, et de soutenir l’attention du spectateur ; et, malgré le mérite de Richardson, il n’y a rien de tout cela dans le roman de Paméla.

Il fallait donc nécessairement ou prendre seulement le fond du sujet et inventer tout le reste, et c’est ce qu’a fait Goldoni avec succès ; ou transporter l’événement en d’autres temps et en d’autres lieux, et c’est ce qu’a fait Voltaire dans Nanine. On ne rendit pas, dans le principe, toute la justice possible h ce joli Ouvrage, plus moral, quant au fond, que celui de Goldoni, et qui étincelle de beautés de détails, revêtues par-tout de ce coloris enchanteur, qui était devenu le cachet de Voltaire, et dont il a malheureusement emporte le secret avec lui. Mais l’envie ne pardonnait pas au même homme de donner presque en même-temps au public, Mahomet, Nanine, Sémiramis, etc. Nanine fut médiocrement accueillie ; et il faut convenir que, malgré l’art du poëte et les charmes de son style, ce sujet est resté froid entre ses mains, parce qu’il l’était essentiellement.

Peut-être ne serait-il ni indifférent aux progrès de l’art, ni inutile aux jeunes gens qui s’exercent dans la carrière dramatique, d’examiner ici pourquoi des ouvrages de génie qu’on lit et relit sans cesse avec un nouvel intérêt, sont si stériles en effets dramatiques : pourquoi, par exemple, Clarice et la Nouvelle Héloïse, si justement célébrés, n’ont jamais fourni une bonne pièce de théâtre, Mais cette discussion excéderait les bornes d’une préface, et nous aurons d’ailleurs occasion d’y revenir plus d’une fois, dans le cours de cet ouvrage.

Le succès de la Paméla de Goldoni engagea quelques écrivains à lui donner une suite, sous le titre de La Pamela maritata, Paméla mariée. Mais on désira de l’avoir de la main même de Goldoni ; et il nous apprend lui-même qu’il se détermina difficilement à traiter ce sujet ; que la pièce réussit cependant, de manière à le dédommager de ses peines.

Ces deux ouvrages ont été adaptés à la Scène française. Le premier est avantageusement connu ; le second, dont on nous a confié le Manuscrit, n’a point encore été joué à Paris. Nous ne nous permettrons, en conséquence, aucun avis sur cette pièce : ce n’est point à nous qu’il appartient de prévenir, à cet égard, le jugement du public. Nous nous bornerons à rapporter en notes les imitations, et à citer les endroits où les auteurs français ont cru devoir s’écarter de l’original italien.


  1. Dans un ouvrage intitulé : des Guerres d’opinions, que l’auteur de cette traduction médite et prépare depuis long-temps, et qui paraîtra sous quelques mois.