Maradan (3p. 195-214).


CHAPITRE XXXVI.




Peu de jours après ces différens événemens, on revint à Londres. Miladi Ranswill donna une fête très-élégante aux nouveaux époux. Madame de Belmont en fit les honneurs avec une grace infinie. Pour la première fois, peut-être, elle avait adopté une simplicité dans sa toilette qui l’eût emporté sur le luxe oriental, et qui lui seyait si parfaitement, que les femmes même furent obligées de dire : Elle est bien aujourd’hui. Elle s’occupa avec une distinction marquée de miladi D…, de lord Alvimar, ainsi que de Simplicia, mais fort peu de sir Abel, qui lui parla plusieurs fois ; elle répondait par monosyllabes, et cherchait aussitôt à s’entretenir avec une autre personne.

Assurément, se dit Abel, ma sueur plaisantait quand elle a prétendu que la comtesse m’avait remarqué d’une manière flatteuse. À peine daigne-t-elle être polie. Il fut curieux de voir si elle l’agréerait pour son danseur : il l’invite donc ; elle semble hésiter, mais finit cependant par accepter. Il fut facile néanmoins d’observer la négligence, l’indolence de son maintien quand elle figurait avec lui. Ses bras, dont les mouvemens étaient si gracieux, si voluptueux, ordinairement, à peine se levaient-ils. Ses pas, cités pour être brillans et légers, ne se développaient pas mieux que ceux d’une écolière à sa première leçon. Abel fut faiblement piqué ; mais, avouons-le, il le fut un peu.

Bientôt il n’y pensa plus. En s’occupant entièrement de ladi Simplicia, il s’y attachait chaque jour davantage : au milieu du tourbillon du grand monde, il savait goûter des heures paisibles et délicieuses. La gaieté de miladi D… animait l’esprit agréable, quoiqu’un peu trop grave, de son mari, ainsi que la timidité touchante de son amie. Son frère la secondait à merveille, et souvent le lendemain dans une brillante assemblée, à Ranclagh, enfin au sein des plaisirs, il regrettait la soirée de la veille, écoulée dans le cabinet de Mathilde.

L’été était déjà avancé ; Londres devenait insensiblement désert : on vantait la bonne compagnie qui se rendait à Bath ; cela décida les habitans de Gros-Venor-Square et ceux de la place de Portland à y aller faire un petit voyage.

Trois jours après leur arrivée, ils rencontrèrent à la salle de jeu miladi Ranswill et madame de Belmont. Miladi D… et Simplicia avaient vu cette dernière quelque temps avant leur départ, et elle ne leur avait pas parlé de son projet. Celles-ci lui témoignèrent poliment leur agréable surprise. Ladi Ranswill répondit : Les Françaises sont un peu capricieuses, on le sait ; ma cousine, si enthousiaste de Londres, s’en est tout-à-coup rebutée, et bien vîte, bien vîte, je l’ai menée à Bath, où j’essaie de dissiper ses ennuis.

Votre essai réussira ma chère ladi, reprit madame de Belmont, qui se promena long-temps avec la société des Alvimar et des Sunderland, qu’elle fut voir le lendemain. On lui rendit sa visite avec le même empressement. Sir Abel ne put accompagner ces dames, une course de campagne, faite avec des jeunes gens, ne lui ayant permis de revenir que fort tard à Bath. On lui fit observer qu’il ne devait pas différer cet acte de bienséance.

Effectivement, il se présenta le jour suivant chez madame de Belmont ; il la trouva seule, sa cousine étant absente. Pour la première fois elle fut vive, et folâtre avec Abel, causa sur tout, s’avisa même de raisonner parfois, avec une justesse, une philosophie, qui fit dire intérieurement à sir Alvimar qu’une Française sensée devait être bien intéressante, puisqu’une étourdie était si aimable.

Miladi Ranswill, en rentrant, mit fin à un tête-à-tête qui n’ennuyait ni l’un ni l’autre. Un courrier qui vient d’arriver de Londres, dit-elle, à madame de Belmont, vous apporte ces dépêches de la part de l’ambassadeur. Il paraît qu’elles sont excessivement importantes : lisez-les de suite ma belle cousine, sir Alvimar le permettra. Celui-ci voulut se retirer ; on le retint absolument.

La comtesse lut très-froidement ces lettres, puis les remit à miladi, qui s’écria après les avoir parcourues avec un ton fort alarmé : Mon Dieu ! votre procès court risque d’être perdu si vous ne retournez promptement en France.

Je ne partirai cependant pas, reprit la comtesse d’une manière grave et assurée. — Mais, ma chère, il s’agit de votre fortune. — Oui, grace au ciel ! ce n’est que de cela. — En vérité, vous extravaguez. — Oh ! madame, répliqua-t-elle en lançant vers le ciel le plus expressif des regards, je ne quitterai pas l’Angleterre. Est-ce le crédit que je peux avoir à Versailles qui doit influencer mes juges ? Non, je ne veux devoir la décision de mon sort qu’à la plus rigoureuse justice. Si je perds ma cause, hé bien, j’aurai encore la possibilité d’exister dans cette belle Angleterre, dans un village, une ferme ; j’y vivrai plus heureuse qu’avec cent mille livres de rente à Paris.

Abel, confondu de tout ce qu’il entendait, se dit : Ah ! sans doute, elle aime ici. L’homme à qui on fait de tels sacrifices doit être bien reconnaissant. Miladi Ranswill plaisanta un peu sa cousine, lui reprocha de devenir trop sentimentale, et de prendre bien garde que le spleen ne vînt à s’emparer d’elle incessamment.

La comtesse changea de conversation, et soutint sa gaieté habituelle. Huit heures sonnèrent : Abel avait promis à sa sœur de venir la rejoindre à sept ; il fallut terminer une longue visite, qui ne lui avait pas semblé telle.

Le surlendemain, vers midi, il rencontra la comtesse, qui courait les boutiques, suivie seulement d’un de ses gens. Abel lui offrit son bras ; et, après avoir fait quelques emplettes, ils prirent le chemin de la promenade.

Après avoir causé long-temps sur des choses insignifiantes, madame de Belmont lui dit : On m’avait assuré, précisément le premier jour que je vous vis à la fête de Richemont, qu’il y avait eu des projets d’alliance entre votre famille et celle de Sunderland, mais qu’ils étaient rompus. Tout me porte à croire que cette dernière assertion est fausse, ou du moins que vous les avez renoués depuis. — Quelque espoir m’est permis. — Fort bien ! mais cela me déroute, vous ayant cru véritablement un héros de roman. — Moi. — Oui, vous ; car on m’avait confié aussi votre passion pour une femme excessivement belle, à qui d’abord vous aviez tout sacrifié. Mais, je le vois, les charmes de la jeune Simplicia, ses avantages en tout genre, ont fini par vous faire oublier une infortunée, qui meurt peut-être d’amour et de douleur.

Ah ! le ciel m’en préserve ! s’écria Abel avec épouvante. La comtesse, en souriant, l’invita à se calmer, lui protestant qu’elle n’était pas du tout prophète ; elle ajouta en le regardant : Avec les dehors les plus sensibles, renfermer un cœur si léger !… Et c’est madame de Belmont qui m’accuse de légèreté, répond Abel. — Pourquoi pas ? ah ! je le vois, vous partagez l’opinion commune ; vous me croyez extrêmement coquette… Au fond, j’en suis charmée ; elle finit cette phrase d’une manière plus sérieuse que badine.

Abel cherchait à en découvrir le véritable sens, lorsqu’ils apperçurent miladi D… et Simplicia dans le phaéton de la première, qui se mit à rire en voyant son frère avec la comtesse. Sa compagne rougit ; et, sans trop savoir pourquoi, Abel fut embarrassé. Pour madame de Belmont, avec beaucoup d’aisance, elle fit un mouvement gracieux vers ces dames, qui descendirent aussitôt. Simplicia, restée quelques pas derrière avec Abel, ne put s’empêcher de lui dire avec une voix un peu émue : Je croyais que vous n’aimiez pas madame de Belmont. Je l’avais mal jugée ; répond Abel avec plus de franchise que de ménagement ; j’ai lieu de penser que son ame est aussi parfaite que sa personne. Simplicia garda le silence tout le temps que dura la promenade, qu’elle tâcha d’abréger en se plaignant de la grande chaleur. Elle remonta donc en phaéton avec miladi D… Alors madame de Belmont reprit le bras d’Abel en disant à Simplicia : Vous le permettez ? Celle-ci balbutia : Eh ! quel droit aurais-je ?… Et dans ce moment son amie fit partir les chevaux.

Machinalement, Abel et la comtesse prirent le chemin le plus long. Beaucoup de monde, qui se promenait comme eux, admirait la jolie Française. De tous côtés on détaillait, on exaltait ses charmes, et l’amour-propre de son chevalier devait être flatté.

Plusieurs jeunes gens, qui l’avaient déjà vue à Londres, l’abordèrent, et, s’efforçant de lui plaire, débitaient mille discours, tous plus extravagans, plus ridicules, les uns que les autres. Madame de Belmont les surpassa, et déraisonnait véritablement à excéder Abel ; enfin on les laissa seuls. Parlons sensément maintenant, lui dit-elle ; mais si tout-à-l’heure j’avais été naturelle, aimable sans affectation, ces messieurs m’auraient trouvée insipide comme une Anglaise.

Certes, madame la comtesse, reprit Abel, vous avez dû leur paraître bien piquante. Elle sourit de l’épigramme, et ne s’en fâcha pas. La conversation reprit une tournure de confiance ; Abel lui avoua qu’il avait songé plus d’une fois à sa résignation, à son insouciance sur les suites de son procès, et à sa répugnance de retourner en France.

Voudriez-vous pénétrer mon secret, demanda-t-elle à Abel en le fixant ? — Ah ! puisqu’il en existe un, daignez me le confier ; jamais on n’aura été dépositaire plus fidèle. — Vous ne pouvez le connaître. — Pourquoi ? — Tant qu’il sera renfermé dans mon sein, que je le dissimulerai à la nature entière, je pourrai me livrer au délire d’une faiblesse innocente, j’ose dire innocente puisqu’elle est ignorée ; mais, une fois divulguée, la honte et le remords déchireraient sans doute mon cœur… Je dois m’arrêter, j’ai même été trop loin… Revenir sur ce sujet, serait dorénavant m’offenser et m’affliger, je vous en préviens, sir Abel.

Ce dernier se sentait plus curieux qu’il ne l’avait été de sa vie ; mais il n’insista pas davantage. Le ton de la comtesse avait été trop positif. Ils ne parlèrent plus que d’objets peu intéressans jusqu’à ce qu’il l’eût remise chez elle.

Abel, revenant dîner chez sa sœur, fut bientôt plaisanté par elle sur la promenade qu’il venait de faire. Elle lui dit : Encore une matinée semblable, vous serez proclamé l’heureux chevalier de la jolie Française ; mais, prenez garde, les révolutions sont fréquentes dans l’empire d’une coquette. Madame de Belmont n’est point aussi coquette qu’on le pense, dit de bonne foi sir Abel ; l’incrédule Mathilde éclata de rire. Vous devriez mieux vous y connaître, ajouta-t-il d’un air piqué. — Bon Dieu ! mon cher Abel, lui inspirez-vous une grande passion ? alors rien ne paraîtrait plus respectable, plus touchant. Abel, presque impatienté, protesta que la conduite de madame de Belmont était infiniment simple et réservée avec lui, et que, de plus, il savait des particularités sur son compte, faites pour exciter l’intérêt de toutes les ames sensibles.

L’arrivée de milord Alvimar termina ce sujet de discussion. Le soir il y eut une assemblée particulière chez une dame de Bath. Ladi Simplicia y apporta quelques nuages sur sa charmante figure. Abel s’en apperçut aussi bien que de quelques changemens dans ses manières avec lui. Il s’en inquiéta, et fut parler à sa sœur. Simplicia, répondit-elle, ayant déjà éprouvé que des engagemens sacrés ne sont pas près de vous un préservatif certain, croit voir encore renverser l’édifice de son bonheur. — Que dites-vous, Mathilde ? et qui peut lui donner des idées si éloignées de toutes les miennes, qui ne peuvent avoir d’autre objet que l’aimable Simplicia ? — Je le crois… Mais la pauvre petite, depuis la rencontre de ce matin… — Oh ! chère miladi D…, assurez-la que cette promenade avec madame de Belmont est l’effet d’un hasard nullement desiré ; ajoutez-lui que le charme de ma vie est concentré en Simplicia ; que ses regards sereins, son doux sourire, forment mes uniques délices, et que cet air contraint, sérieux, me rendrait vraiment malheureux.

Miladi D… vint se placer près de sa jeune amie, et crut n’avoir rien de mieux à faire que de lui rapporter les propres expressions de son frère. Simplicia la gronda bien fort d’avoir été révéler des choses… qu’enfin elle n’avait pas même dites ; mais elle l’appela sa bien aimée Mathilde, et, lorsque Abel revint à ses côtés, il retrouva ses regards sereins et son doux sourire.

Cet accès de jalousie avait rendu ladi Sunderland plus intéressante à son amant. Ne voulant plus la tourmenter, il cessa d’aller chez madame de Belmont, qu’il rencontrait à la vérité par-tout ; mais il n’avait plus de conversation particulière avec elle. D’ailleurs, le comte de Cramfort, arrivé à Bath, la suivait perpétuellement, ainsi que plusieurs autres hommes à la mode ; et, quand Abel la revoyait, d’après ce qu’il l’avait jugée d’abord, elle l’intéressait fort peu.