Armand Colin (p. 317-351).

CHAPITRE III
L’INKYO
Kyôto.

Nous rendons visite à un Japonais âgé, dans une maison semblable à toutes les maisons japonaises ; mais, comme il est riche, les bois bien ajustés sont lisses, les nattes blondes de fraîcheur. Le jardin quoique petit est mystérieux ; un rideau d’arbres dissimule la palissade de la rue ; le ruisseau semble se perdre très loin.

Au bout d’un promenoir qui, frêle comme un rayon d’étagère, court le long de la maison, on se trouve dans un bois de bambous grêles et pressés, bois sacré en miniature ombrageant la pagode de bronze, que cet homme a choisie pour orner sa tombe quand il mourra. On le dirait lui-même en vieux bois, aussi sec, aussi bien ajusté et luisant que sa maison. Après des salutations et des silences alternés, il consent à nous montrer deux ou trois kakémonos de sa collection qui, empaquetée, dort dans la poussière et le mystère, car en Extrême-Orient tout art est prétexte à ésotérisme. Ce sont des imitations japonaises de paysages chinois : les montagnes échafaudées, dont la base plonge dans la brume, ruissellent de cascades, se hérissent de rocailles, de pins, de kiosques, de temples et de promeneurs ; l’effet en est éparpillé, l’exécution timide ; mais pour un collectionneur japonais, scènes et paysages chinois ont la même noblesse traditionnelle qu’ont encore pour nous les imitations de l’antique.

Presque sans nous laisser le temps de regarder les œuvres elles-mêmes, il se hâte de nous faire admirer une des boites où, roulées, on les serre : « Elle est rare, dit-il, et à elle seule vaut cent yens. » Et il ajoute : « Ce qui fait le prix de ce kakémono, c’est qu’il a appartenu il y a soixante ans à un noble, qui était un fin poète ; voici la poésie que ce kakémono lui inspira. » Ces vieux amateurs extrême-orientaux mêlent toujours des considérations littéraires ou des anecdotes à leurs émotions esthétiques.

Soigneusement, il remet dans leurs boîtes les peintures enveloppées de leurs linceuls de vieilles soies, rentre ces boîtes dans d’autres boîtes et raccroche dans l’alcôve un kakémono, qui représente une montagne couverte de neige et une cascade, parce que les impressions de fraîcheur sont agréables en cette chaude saison ; puis il nous prépare le thé, un thé vert en poudre que, rituellement et solennellement, il dose et bat ; nous le buvons mousseux dans des grès craquelés, cerclés d’or.

Ce collectionneur paisible, cet heureux amateur des belles manières d’autrefois, est inkyo, c’est-à-dire vit dans la retraite. À l’âge de quarante ans, début de la vieillesse pour un Japonais, il a résilié sa charge de juge, donné tous ses biens à ses enfants. Il vit de leur générosité et emploie ses loisirs à célébrer des cérémonies de thé avec d’autres amis également inkyo et à réunir des œuvres d’art.

Survivance du vieux Japon, ce vieillard nous apparaît comme une pièce de musée, qui est bien en valeur à Kyôto, la vieille capitale. Par les rués, dans les champs, la vie populaire continue d’y bruire, à l’entour d’enclos silencieux : palais, temples, jardins, coins de ville entrés depuis longtemps dans la retraite. Eux aussi, on les dirait inkyo, volontairement détachés et retirés du monde, mystérieux collectionneurs des bibelots, des manières, des traditions du vieux Japon.

Au milieu des maisons pressées, s’étendent sur une clairière de plus de dix hectares les cours et les bâtiments déserts du palais impérial, inhabité. Dans le vide des grandes salles officielles, solennelles et froides, blasonnées des chrysanthèmes aux seize pétales, l’étiquette chinoise est maîtresse. Voici le trône où, derrière les rideaux clairs, brodés d’oiseaux, le Mikado s’asseyait invisible, et voici le perron qui, sur chacune de ses dix-huit marches, portait chacun des grades officiels. Aux murs, on voit la scène peinte : les nobles admis dans la salle, les nobles sur les marches et ceux qui s’échelonnent dans la cour, engoncés dans leurs vêtements aux plis raides, coiffés d’un petit chapeau, — véritable parade d’uniformes dans une cour de caserne. De chaque côté de l’escalier, un cerisier et un oranger sauvages, anoblis de vieux titres, montent la faction.

Tout proche est le château Nijô où s’abritait le Shôgun de Tôkyô, quand il venait à Kyôto. Au temps où ce château fut construit par Ieyasu, la mode n’était pas tant aux manières de la vieille Chine, qu’aux arquebuses et aux forteresses des Portugais et Espagnols nouveaux venus. Fossés remplis de lotus, murs cyclopéens portant à leurs angles des guettes, porte boulonnée et cuirassée de ciselures ; par-dessus, ondulés et retroussés, les toits du donjon. Les appartements vides sont tout en harmonies chaudes de vieux ors patines, craquelés, encadres de bois sombres et luisants, où s’appliquent des anneaux, des écussons, des cabochons ciselés, où se nouent les lourds glands de soie rouge. Sur le calme de l’or, des aigles s’ébattent, des tigres grincent, des branches de pins se tordent ; bambous et fleurs de cerisiers ploient ; les cimes des montagnes pointent au-dessus des bandelettes de nuées qui les ceignent. Sans surcharge, une branche ou un oiseau suffit à décorer une grande surface. Les étagères dans les alcôves profilent leurs lignes grêles et pures.

Retraite chinoise du Mikado, retraite féodale du Shôgun, silencieuses au centre de la ville. En dehors, au pied des montagnes, dans les arbres, marquant encore les limites de cette Kyôto du moyen âge, deux ou trois fois plus peuplée qu’aujourd’hui, les grands monastères bouddhiques de la secte Zen, Tofukuji, Nanzenji, Daitokuji, Kinkakuji, Sokokuji, Myôshinji, tressent une ceinture trop large pour la capitale maigrie.

Pour gagner ces monastères dans la campagne, nous traversons la ville. Au sortir de ces enclos aristocratiques et glacés, la vie populaire monte vers nous en murmures. Charme de Kyôto que cette alternance de visions archaïques et de visions familières ! Dans les temples de la ville, l’animation est grande : femmes et enfants montent et descendent les marches, leurs getas à la main, ou rôdent autour des petites boutiques pleines de bibelots, de jouets, de reliques, et près des auberges en plein vent.

Au temple de Tôji, c’est le festival mensuel, une foire dans l’enceinte, comme un pardon japonais. Nous songeons à ces marchés normands où les campagnards sur le parvis ont une oreille pour la messe et l’autre pour leurs affaires. On vend de tout, kimonos, getas, serviettes, mouchoirs, allumettes, — les innombrables marques d’allumettes que les Japonais exportent dans tout l’Extrême-Orient. Des camelots ont le débit rapide, le bagout de tous les camelots du monde. Recroquevillés dans leurs pots, des arbres nains, comme tordus par les rhumatismes, ressemblent à des impotents dans des fauteuils, trop larges.

Partout s’étale en images l’ambition de la Russie pieuvre qui, de ses tentacules et de ses ventouses, suce l’Asie, énorme araignée qui, de sa toile soyeuse, l’enserre ; sur son île, dans un coin de la carte, le petit Jap se dresse vengeur — tel saint Georges — contre l’énorme bête. Partout des scènes de guerre : malgré les shrapnels qui éclatent et les fils barbelés qui déchirent, les Japonais bien en ordre égorgent sur les glacis de Port-Arthur les Russes en pagaïe.

Gens de toutes sortes, femmes au type fin, le nez busqué, le profil allongé et mince, femmes du peuple à la face ronde, au nez camus, Japonais imberbes, Aïnos plus grands à longue barbe, pressent leurs figures curieuses devant les autels, où fument, derrière une balustrade, des prêtres indifférents. Les ris, fragments de sous que les marchands vendent liés par une ficelle, sont lancés par-dessus les têtes ou résonnent dans les escarcelles. Devant un autel rouge et doré, où brûle un cierge, des bonzes et de vieilles femmes sont accroupis ; un bonze lit les versets et le chœur des vieilles psalmodie les répons qu’elles scandent de coups de marteau sur de petites enclumes. Elles paraissent anesthésiées par le rythme ou la foi ; mais pendant les loisirs de la récitation alternée, elles se querellent pour attraper du thé dans leurs tasses.

Dans les rues de Kyôto, vraies rues de village, c’est la bonne vie populaire d’autrefois : point de fonctionnaires déguisés en Européens, ni de diplomates européens, comme à Tôkyô ; très peu d’industries modernes ; aucun nouveau riche ; mais de bonnes vieilles familles qui, malgré leurs pertes d’argent, ont gardé le goût des belles étoffes, des beaux laques, des beaux bibelots. Les petits boutiquiers, nuées de vrais flâneurs par les rues, n’hésitent jamais à s’arrêter pour causer, à se retourner pour regarder passer les lutteurs célèbres, paquets de graisse et de muscles, ou les précieuses, mignonnes et fluettes geishas et maïkos, lèvres rouges, cheveux noirs, vêtues de clair.

« Kyôto, ville de bonzes »… prêtres ou nonnes, le crâne rasé, en surplis jaunes, bruns, blancs ou verts, passent près des temples ; et des moines mendiants, sous un chapeau qui cache le visage, agitent leurs clochettes devant les maisons, tapent leurs enclumes, — demandes lancinantes d’aumônes. « Kyôto, ville de bouses… » dit encore le proverbe. Sous le trait, peu de chevaux, mais des buffles : sandales de paille aux pattes, un écran sur le dos contre le soleil, un anneau au travers du museau, ils vont, menés au bout d’une longe par des paysans qui cheminent, jupes retroussées, et ombrelles ouvertes ; parfois ils charrient de petits baquets d’engrais humain.

Nous sortons de la ville. Entre les montagnes cendrées de vapeurs la vallée est lumineuse. Sous le grand soleil, les rizières sont frisées et les bambous frisent aussi, qui par bouquets coupent les rizières. Diluées par les brumes qui en longues bandes prennent leur essor, les verdures s’attendrissent. La plaine est toute bruissante d’insectes, d’oiseaux, de vie populaire, et les voix sonnent claires dans les champs où les femmes travaillent. Sur le lit desséché de la rizière, des chapeaux de paille énormes grouillent ; c’est comme une poussée soudaine de champignons dans cet air humide et chaud. Le baluchon au bout d’un bâton, des hommes cheminent, bavards, et, jacasses, de vieilles femmes aux dents noircies ouvrent des bouches d’ombre comme des masques de théâtre ; les jeunes, en kimonos bleus, ceinturées de rose, casquées de cheveux noirs qui luisent d’huile de camélia, traînent derrière elles un parfum de musc et de rire.

La plaine traversée, nous voici au pied des montagnes près des grands monastères : l’ombre et l’humidité des hauts arbres nous saisissent, et le silence aussi. Qu’il est gai cet intermède de vie populaire entre nos visites aux vieillards inkyo, aux temples et aux palais déserts, entrés, eux aussi, dans la retraite ! Même plaisir qu’à entendre, après une solennelle récitation de , bavarder gaiement les spectateurs, ou qu’à voir après de hiératiques kakémonos, bouddhiques ou chinois, des estampes de l’école populaire, ou qu’à lire des contes de fée après les histoires glorifiant les samuraïs. Langue parlée et langue écrite, jargon populaire et littérature savante, animation de la rue et calme des sanctuaires — deux Japons différents, deux vies japonaises…

De hautes portes à deux étages marquent l’entrée des monastères. À travers les bois de bambous, par des cours au sable si blond et si bien ratissé qu’on les croirait couvertes de nattes, on suit de larges avenues dallées ou jalonnées de grosses pierres. C’est une succession de bâtiments vides : temples où sont peints d’énormes dragons, où trônent des Bouddhas ; halls consacrés aux fondateurs ; bibliothèques tournantes, contenant une collection complète des Écritures bouddhiques, des milliers de Sutras, et qu’il suffit de faire tourner trois fois sur leur axe grinçant, pour gagner les mêmes indulgences qu’à les lire ; puis des monuments pour les cloches et les tambours : des appartements habités jadis par des nobles et des empereurs devenus inkyo ; enfin trente ou quarante bâtiments qu’emplissaient autrefois les bonzes.

Chaque demeure de l’énorme monastère silencieux est un petit domaine secret, caché au regard, clos par une belle porte sculptée. Les appartements somptueux ouvrent sur des jardins du plus pur style japonais. Depuis des siècles, des bonzes, accroupis dans la même pose, contemplent les mêmes rocailles, les mêmes formes d’arbres et les aiguilles noires appliquées sur le ciel vert. Dans la chaleur de ces enclos si calmes, des pins parfois aussi vieux que le temple, vieux de plusieurs siècles, plient sur leurs étais de bambous et allongent vers le sol, au-dessus d’araucarias vivaces et de camélias en fleurs, leurs longues branches inquiètes et tâtonnantes comme des bras d’aveugles.

De quel mystère s’enveloppent ces coins du passé enfouis derrière des murs et des arbres ! À franchir les enceintes du monastère, casiers qui s’emboîtent, séparés par des rideaux de bambous, de pins toujours verts, d’érables et de cerisiers aux teintes changeantes, c’est le même plaisir qu’à tirer et à dérouler un bibelot ancien hors de ses boîtes et de ses soies.

Au Daitokuji, où nous allons voir les fameux kakémonos, que l’on sort des boîtes une ou deux fois l’an, la vue des appartements est délicieuse ; dans la lumière, les bonzes vêtus de surplis blancs, le crâne rasé, glissent sans bruit le long des fusumas dorés, ou sont affairés à rouler, à dérouler, à brosser, à pendre les précieux kakémonos. Accroupi devant un pupitre bas, l’un d’eux peint de hautes lettres chinoises — tel jadis nos moines enlumineurs. On songe aux intérieurs des monastères que représentent nos miniatures, au temps où les trésors d’art y étaient déposés. C’est le calme du cloître. Les chambres dont on a tiré les cloisons mobiles de papier, pleines d’air et de clarté, ouvrent directement sur une petite cour close ; un puits, un pin, un oiseau qui chante ; par-dessus le mur bas, se découvrent des plaines, les terres du temple où s’agitent très loin des chapeaux de paille courbés sur les rizières ; au fond, une chaîne de montagnes limite la vue. « Notre pavillon s’appelle le Violet-Pourpre, Mura saki, — nous dit un bonze, — parce que, matin et soir, les vallées que l’on voit s’insérer là-bas, dans l’épaisseur de la chaîne, deviennent violettes. »

Voici déroulées des images chinoises ou japonaises de Bouddha : Bouddha en robe verte, en manteau rouge, trônant sur un lotus bleu, les yeux mi-clos, les paupières aux pointes retroussées ; Bouddha aux ongles longs, prêchant, la main droite levée, la gauche baissée, le pouce précieusement appliqué contre l’index ; Bouddha entouré de Bodhisattvas, divinités aux couleurs claires, qui n’ont plus à subir qu’une renaissance avant d’atteindre à la parfaite béatitude ; Bouddha mort, entrant dans le Nirvana, le Nehanno Shaka, scène partout reproduite chez les cinq cent millions de bouddhistes : il est là, couché sur son côté droit, entouré des disciples, des fidèles, des bêtes, des arbres, de la nature entière qui se lamente.

À côté de l’image du Maître, des portraits de saints et de bonzes sont exposés ; crânes rasés, oreilles au lobe allongé, visages osseux au teint de cire, cous maigres où la pomme d’Adam saille ; leurs kimonos jaunes et leurs manteaux grenat tombent à longs plis sur les estrades basses où ils sont accroupis ; ils tiennent parfois la roue bouddhique dans leurs mains grasses d’hommes d’église ; de leurs yeux calmes, ils vous fixent. En ces temples silencieux, retraites pour tant d’hommes qui renoncèrent au monde, ces yeux du Maître et des disciples disent la joie que donne « la cessation du périssable ».

Ils paraissent contempler parmi les paysages chinois ou les paysages classiques japonais, pendus au mur opposé, l’œuvre d’un artiste de la dynastie Sung, une chute d’eau : au premier plan, un rocher et une petite touffe de fleurs dominant l’abîme ; entre deux brouillards montant des rapides et du ravin, la masse d’eau qui vient on ne sait d’où, qui tombe on ne sait où, épaisse, lisse, luisante, emportée d’un glissement vertigineux. Et l’on a l’impression d’une forme éternelle ; la même chute d’eau avec la même courbe, composée pourtant de milliards de molécules toujours différentes.

C’est dans ces temples que l’art classique du Japon, bouddhique et chinois, s’est surtout développé. Les artistes de l’école Tosa et de l’école Kanô y peignirent leurs fusumas et leurs paravents les plus rares. Au Tofukuji, travaillait le fameux Cho Densu ; au Daitokuji, vivait l’esthète Kobori Enshu, qui au XVe siècle dessina les plus beaux jardins de Kyôto, et fut un des plus célèbres amateurs des cérémonies de thé. Il y est enterré, lui et les siens, et les amateurs des cérémonies de thé, les cha-gin, viennent faire des pèlerinages sur sa tombe, où ils entendent encore, dit-on, l’eau bouillir ; les jardins, les ponts, les arbres, les appartements du temple portent la marque de son goût affiné. Au Myôshinji étudia, en adepte de la Secte Zen, Kanô Motonobu, le plus grand artiste de l’école classique pour son habileté calligraphique et l’ampleur sereine de ses paysages.

Dans ces monastères, travaillèrent la foule de ces bonzes artistes, qui n’ont signé ni peintures, ni sculptures, et sans doute aussi ceux qui écrivirent la grande poésie lyrique des . L’art du vieux Japon y est encore en partie conservé, bien que les musées de Nara, de Kyôto tiennent déjà leurs chefs-d’œuvre de ces monastères de Kyôto, et aussi du temple d’Hôryûji et du monastère de Koya, dans le Yamato.

Au XVe et au XVIe siècles, c’étaient de très riches communautés au temporel qui, profitant de l’anarchie créée par la faiblesse du pouvoir central et par les guerres féodales, s’étaient fortifiées. Chaque temple avait ses hommes d’armes et ses samuraïs : aussi Nobunaga dut-il faire avec toutes ses forces un siège en règle du grand monastère de Hieizan, qui dominait le lac Biwa, à l’est de Kyôto, et abritait des milliers de bonzes. On menait dans ces temples une vie de luxe. Des cadets de famille s’y réfugiaient pour faire fortune ; au XVIIe siècle, les bonzes du Daitokuji portèrent quelque temps des draperies de pourpre rouge.

Les murs d’enceinte de ces monastères indiquent encore à leurs rayures blanches que des mikados y vécurent — au Myôshinji l’empereur Hanazono, au Nanzenji l’empereur Kameyama (XIIIe siècle), mikados déposés par de puissants ministres et ne gardant que l’ombre du pouvoir. Des shôguns aussi, comme Ashikaga Yoshimitsu (XIVe siècle), Ashikaga Yoshimasa (XVe siècle), cherchèrent une retraite au Kinkakuji et au Ginkakuji, tout en continuant à diriger les affaires. Suivant la mode, des têtes de maisons nobles abdiquaient aussi : ils devenaient inkyo, ils entraient dans la retraite, — gardant tout de même leur autorité, car souvent au Japon ce ne sont pas ceux qui ont les titres qui ont réellement l’influence.

Pendant tout le moyen âge japonais, une longue période de guerres et de misères avait contribué à détacher du monde bien des guerriers. L’histoire de Kumagai Naozane, à la fin du XIIe siècle, est célèbre au Japon. Dans un combat, comme il arrachait le casque de son adversaire terrassé, pour lui mieux couper la tête, il reconnut Atsumori, un jeune homme, et fut pris de pitié, car son propre fils était déjà tombé dans la bataille. S’il épargnait le jeune Atsumori, c’était le livrer à des mains plus brutales, c’était aussi ne pas recueillir la gloire d’avoir dépouillé un tel ennemi. Atsumori accepta son sort avec courage ; mais Naozane, pris de remords, jeta ses armes, remit au père d’Atsumori les dépouilles et la tête de son fils, puis, pour prier, se retira au temple de Kurodani à Kyôto.

Après la pacification du pays au XVIIe siècle par les shôguns Tokugawa, l’étiquette tirée de l’éducation chinoise, qui fut imposée aux daïmyos et aux samuraïs, devint si pesante de détails minutieux que pour échapper à cette tyrannie, beaucoup d’entre eux se firent inkyo. On a comparé la violence faite alors au tempérament japonais, à ces déformations que leurs jardiniers infligent aux pins nains. Des nobles, abandonnant noms et titres, se rasèrent la tête, prirent la robe jaune du bonze et profitèrent de leur retraite pour suivre leurs goûts et se livrer aux plaisirs. Tels furent les esthètes qui, comme compagnons des shôguns et autres personnages de marque, développèrent les cérémonies de thé, conçurent le plan de la plupart des beaux jardins de Kyôto et contribuèrent au progrès des arts[1].

Alors au Japon, comme en Italie pendant la Renaissance, shôguns et tyrans, parvenus par leurs talents à supplanter princes, ducs ou mikados, donnèrent à la noblesse loisirs et occasions de se créer une vie d’insouciance et de plaisirs délicats. Sous le maître absolu les partis politiques chômaient. On n’avait pas le souci d’amasser de grandes richesses, qui auraient pu exciter l’envie du maître. À défaut de gloire et d’argent, restait la culture. En dépit des distinctions féodales de classes, sous le poids d’une autorité tyrannique, un nivellement se produisit dans les goûts qui, définis par une élite, se diffusèrent ; dans les manières des gens de toute classe, il y eut une ressemblance, un certain ton égalitaire. Les classes japonaises, au reste, n’avaient jamais été absolument fermées ; les conseils des grands daïmyos et du shôgun avaient toujours été ouverts à des parvenus capables. Hideyoshi et Ieyasu, les deux lieutenants de Nobunaga qui, pendant un demi-siècle, gouvernèrent le Japon, étaient des parvenus. Entre les gens de peu et les nobles, au Japon comme en Italie, le talent imposait une certaine égalité. Le raffinement des goûts aussi. Pour pratiquer les cérémonies de thé, Yoshimasa, après avoir abdiqué sa charge de shôgun, avait comme favoris deux moines, Shukô et Shinuô, et, dans l’automne de 1587, quand Hideyoshi convoqua pour une grande cérémonie de thé tous les amateurs de l’empire, des marchands et des paysans étaient réunis avec des nobles.

Au surplus, chez tous, par-dessus toutes les autres occupations, se développa l’idée de la dignité de l’étude ; il se forma une société qui éprouvait le besoin de cultiver son intelligence, qui en avait le temps et les moyens. Le shôgun comme le tyran encourageait ce goût des arts : il y voyait une garantie de vie paisible, une occasion de rehausser son règne personnel. Un grand besoin de sociabilité se développa, et aussi, avec le désir amoral de jouir de l’existence, le goût des fêtes. De 1688 à 1704, pendant la période dite genroku, l’activité artistique fut intense. C’était l’époque des beaux laques, des faïences de Kutani ; Kôrin décorait, Moronobu[2] dessinait.

Dès 1603, Tôkyô, dont Ieyasu avait fait sa capitale, devient un centre d’art et de littérature ; les auteurs écrivent pour un public plus large, et l’école d’art nouvelle, dite populaire, rompt avec les habitudes ésotériques des écoles classiques. L’éducation se développe. Ieyasu, surtout après sa retraite comme inkyo à Shizuoka, favorise l’impression des vieux textes. En Italie, comme conséquence d’un semblable état politique et social, il y eut une Renaissance de l’antiquité ; au Japon, ce fut une Renaissance chinoise. La civilisation chinoise fut pour le Japon d’alors, comme l’antiquité latine et grecque pour l’Italie, un trésor de vérité objective et lumineuse qui répondait à tous les problèmes ; la langue chinoise est demeurée pour les Japonais, comme pour nous le latin ou le grec, un répertoire inépuisable de mots nouveaux, qui servent à désigner tous les phénomènes matériels ou scientifiques nouvellement connus. Les Kangakouça, philologues et érudits en matière chinoise, furent les Humanistes du Japon.

Tout ce mouvement de culture et d’art fut grandement aidé par l’habitude de se retirer du monde, de devenir inkyo, qui, adoptée d’abord par les grands et les nobles dans les temples, fut imitée par les gens de toute classe : ils se retiraient des affaires à quarante ans pour vivre selon leurs goûts, bibeloter, s’amuser, et faire des collections. La nation entière formait un public d’amateurs avertis.

C’est de l’Inde qu’est venue au Japon cette coutume de l’inkyo. La vie du brahme est divisée en quatre périodes. À la fin de l’enfance, on lui passe le fil sacré du deux fois né ; jeune homme et adolescent, il apprend par cœur les Véda, offre le feu sacré à un brahme plus âgé, et le sert. Dans la deuxième période de sa vie, il se marie et fonde une famille. Puis il se retire dans la forêt comme un reclus, pour la troisième étape de sa vie, se nourrissant de fruits et de racines, pratiquant ses devoirs religieux avec une dévotion croissante. La quatrième période est celle du mendiant ascète et religieux, tout à fait retiré des affaires terrestres ; il tâche de devenir indifférent aux joies, aux chagrins, aux besoins du corps : il se soucie seulement de l’absorption finale dans la divinité. Sans gîte fixe, il vit de dons non sollicités.

De même pour le moine bouddhique, « c’est un étroit assujettissement que la vie dans la maison, un état d’impureté ; la liberté est dans l’abandon de la maison ». — « Abandonnant toute possession, il faut s’en aller de là[3]. » C’est ainsi que « l’ascète Gôtama, jeune, en ses jeunes années, dans la force et la fleur de la jeunesse, au printemps de sa vie, a quitté sa maison pour mener une vie errante ; l’ascète Gôtama, malgré la volonté de ses père et mère, malgré les larmes qu’ils versaient et répandaient, s’est fait raser les cheveux et la barbe, a pris des vêtements jaunes et a quitté sa maison pour mener une vie errante[4]. » Peu de temps après, sous l’arbre de la science, il devient Bouddha.

Pour quêter sa subsistance, le moine doit entrer dans les maisons, « silencieux comme la lune, tenant en bride corps et esprit ». Il n’habite pas la ville, il va dans la forêt chercher la solitude. « Quand donc habiterai-je dans une grotte de montagne, seul, sans compagnons, avec l’intuition de l’instabilité de toute existence ?… » — « Les lieux qui réjouissent le cœur, que des buissons de kareris couronnent, ces lieux charmants où s’élève la voix des éléphants, les rochers me remplissent d’aise… Là où bruit la pluie, les lieux charmants, les montagnes, où errent les sages, où résonne le cri du paon, les rochers me remplissent d’aise[5]… »

— « Quand devant moi, quand derrière moi, mon regard n’aperçoit plus personne, certes il est doux de demeurer seul en la forêt. Allons ! je veux m’en aller dans la solitude, dans la forêt que loue le Bouddha : c’est là qu’il fait bon être pour le moine solitaire qui aspire à la perfection. Seul, sûr de mon but, en hâte je veux entrer en la forêt charmante, délices des pieux lutteurs, séjour des ardents éléphants. Dans la forêt Sîta, la fleurie, dans une fraîche grotte de la montagne, je veux baigner mon corps, et je veux marcher seul. Seul, sans compagnon, en la forêt vaste et charmante, quand aurai-je atteint mon but ? Quand serai-je libre de péchés ? » — « Quand au ciel les nuages d’orage battent le tambour, quand les torrents de pluie emplissent les chemins de l’air et que le moine dans un creux de montagne s’abandonne à la méditation, non, il ne peut y avoir de joie plus haute. Sur le bord des rivières parées de fleurs et que couronne la guirlande diaprée des forêts, il est assis, joyeux, plongé dans la méditation : il ne peut y avoir de joie plus haute[6]. »

C’est de tels hymnes à la solitude que clamaient dans l’Inde, le brahme vêtu de blanc et le moine bouddhiste drapé de voiles jaunes, devenus inkyo, — hymnes d’adoration naturaliste pour la forêt, au bord du Gange, fleuve sacré, ou pour la jungle qui borde les dernières pentes de l’Himalaya, séjour des dieux. L’ascète Gôtama, comme les brahmes qui l’avaient précédé, quitta sa famille et sa maison pour mener la vie nomade du religieux mendiant. L’idéal religieux de l’Inde n’a pas changé, et le renoncement au monde y apparaît toujours comme la seule voie du salut.

Kinkakuji, Ginkakuji, Katsura, jardins célèbres de Kyôto, évocations des paysages les plus aimés de l’empire, lieux de retraite aménagés et dessinés près de la ville, à la fin du XIVe et du XVe, et au XVIIe siècle, pour les shôguns Yoshimitsu et Yoshimasa de la famille Ashikaga et autres nobles qui, la tête rasée, vêtus de la robe bouddhique, quittaient le monde et devenaient inkyo.

Le lac, duveté de mousse, est encombré de feuilles de lotus ; entre des fleurs jaunes, tortues, poissons rouges, carpes vaseuses passent, et par moments, avec des claquements secs de queue et des glissements mous d’écaillés, hors de l’eau dont les grands cercles s’étalent, de leurs yeux ronds, de leurs gueules rondes, se battent pour attraper de petits ballons de sucre rose. Des îlots rocailleux pèsent sur l’onde, ventrus ou effilés comme des nefs, et, quand la brise souffle dans leur grément de pins, ils paraissent voguer sur le lac, évocation de Matsushima ou de la mer Intérieure.

Basse, une longue lagune sablonneuse, qui s’étire jalonnée de pierres et de pins, esquisse la presqu’île fameuse d’Amano Hashidate. Rivières et ruisselets ; grosses pierres qui sertissent les rives ou qui servent à franchir les ruisseaux ; ponts de bambous arqués ; bouquets de houx ou de buis taillés, pins en massifs, pins isolés, tordus ou penchés, tout cela est bosselé, contourné, tourmenté. Et sur la mousse blonde des talus, au-dessus des arbres nains, les gros arbres, qui étalent leurs racines, ressemblent à de hauts daïmyos accroupis sur des nattes, dans les cassures raides de leurs robes à plis.

Partout des coins, des recoins, des trompe-l’œil : du lac et de la rivière, d’où qu’on les regarde, on ne voit jamais les deux bouts. Il n’est point de détail, en cette composition, qui ne soit choisi, voulu. Dans le silence chaud de cette fin d’automne, c’est une litanie de noms de pierres, d’arbres, de ponts, qu’un jeune bonze nous énumère d’une voix blanche. Telle pierre de forme rare, apportée d’un point éloigné de l’empire, est la pierre de la contemplation extatique ; tel ruisseau, la fontaine où se baigne la lune. Sans cesse, en cette œuvre d’art, des évocations de nature, des symboles d’abstractions. Une visite à ces jardins se passe, comme une pêche aux crabes, à soulever chaque pierre pour découvrir une intention.

De ce paysage construit, toutes les parties restent proportionnées à la taille et à l’œil humains. Vu de trop haut, le jardin perd son dessin, son relief ; tout s’y aplatit ; il faut être au niveau du lac pour goûter les proportions, la forme, le volume des pierres, des ponts, des arbres. Tout de même, le charme du site évoqué n’est point affaibli, tant l’imitation reste libre et respectueuse des proportions. Le paysage est là, entier, de même que la silhouette et la robustesse des plus gros arbres subsiste entière dans des arbres nains.

À mi-côte, enfoui en pleine verdure forestière, loin du monde, le jardin, enclos secret, est comme une clairière soigneusement aménagée pour la retraite méditative ; replié sur soi, on peut y rêver de prolongements infinis ; la vue se repose sur des rideaux d’arbres et sur un cadre de collines. Au Kinkakuji, on vous montre la montagne à la capuche de soie : par un jour chaud de juillet, le mikado Uda devenu inkyo ordonna qu’elle fût couverte de soie blanche pour que ses yeux pussent éprouver une fraîche sensation d’hiver.

Par le jardin, disséminés, des pavillons, Kinkaku, Ginkaku, pavillons d’or et d’argent, simples maisons japonaises, aux bois bien ajustés et de profils purs, rehaussés d’appliques de métal ; sur les toits jadis dorés ou argentés, un oiseau de bronze aux plumes ébouriffées fait la roue. Dans les appartements presque nus, des étagères et aussi des fusumas où sont peints des sages, des fleurs, des bêtes. Il faut se pencher pour goûter les détails de cette élégance sobre. En ces jardins, simples suggestions de paysages, ces pavillons, suggestions de palais, sont ornés de peintures qui suggèrent plus qu’elles n’expriment. Voici les chambres de dimensions réglées où l’on pratiquait les cérémonies de thé, où l’on s’exerçait à reconnaître les divers crus des encens respires, où l’on composait des bouquets selon des règles tirées de Confucius. Les kiosques du jardin se prêtaient à la vie de société ; les sièges étaient disposés pour que, sans gêne, chacun eût un point de vue sur le jardin ouvert devant lui. Plaisirs sociaux et joies de nature étaient habilement combinés.

Devant le pavillon, se dressent encore les plates-formes de sable argenté où l’on se divertissait, et les plates-formes de bambou, où, par les nuits claires de fin d’été ou d’automne, on se réunissait pour regarder la lune monter derrière les pins noirs et pour composer des vers. Quand on contemplait la lune d’automne et sa couleur de rouille, on l’imaginait boisée d’érables. En face, de l’autre côté de l’étang, dans une lanterne de pierre, on glissait une veilleuse. La lumière se reflétait sur l’eau ; dans le reflet vacillant, par moments passaient des lucioles, et les bêtes lumineuses paraissaient frémir, retenues par un mouvant fil d’or.

Quel étrange rêve vécurent ces esthètes devenus inkyo, dans ces jardins de Kyôto, et qu’ils sont loin des brahmes ou des bouddhistes inkyo à qui fut empruntée à travers l’Asie cette habitude de retraite et de détachement de la vie vers la quarantaine. Assis, « les jambes croisées, le corps droit, s’environnant le visage d’une pensée vigilante », goûtant dans le calme de son moi, loin de la douleur comme du plaisir, la cessation du périssable, l’Hindou, las de vivre, détaché de l’action, cherche la solitude absolue. En son climat de l’Inde qui déprime, hanté par le scrupule religieux, écrasé par le mur de l’Himalaya, bercé par la grande houle monotone de la jungle, purifié par l’eau du Gange, il adore et glorifie cette nature vierge, accablante par son énormité et son exubérance ; il l’aime dans ses orages, ses crues, ses cataclysmes ; en lui, hors de lui, l’énorme, l’illimité, l’infini le hante ; toujours il veut plus de solitude, plus de nature sauvage, plus d’espace, tandis qu’indéfiniment son imagination, avide du vertige de la durée, entasse des nombres pour concevoir des cycles sans fin et que son scrupule exige plus d’ascétisme corporel, plus de perfectionnement moral.

Au Japon, les gens qui quittent le monde par pessimisme ne croient pas que la vie soit radicalement mauvaise, mais la société est vraiment trop troublée de guerres, trop compliquée d’étiquette. Ce n’est pas une croyance métaphysique, c’est une expérience sociale, qui les détache du monde. On préfère s’isoler, on fuit la ville, on gagne la campagne aux portes de la ville ; le climat est tempéré, les paysages sont proportionnés à la taille et à l’action humaines, et l’on se ménage un coin où se nicher dans une nature petite, que l’on remanie et retouche, que l’on humanise. Plus d’Himalaya, mais des chaînettes de collines familières ; leur Gange n’est qu’un ruisselet, et la jungle s’est apprivoisée en jardin. Là on goûte la sérénité sèche, lumineuse, sonore des automnes, le glissement des nuées, les changements de teintes aux feuilles et aux fleurs avec les saisons, le calme et la fraîcheur des nuits lunaires. L’énorme, l’illimité, l’indéfini ne sont ni familiers, ni recherchés : on n’aime pas les grandes vues découvertes de montagnes ou de forêts, on préfère les horizons limités, tout proches. La solitude est chère, mais avec quelques amis, quelques initiés. L’intime besoin de sociabilité de la race n’est jamais sacrifié. On ne s’embarrasse point de métaphysique, de grands jugements radicaux sur la nature, sur la vie ; on n’est point hanté de perfection impossible ; on ignore l’ascétisme. Commodément, on tâche d’arriver au repos, au détachement plus esthétique que moral. Les petites maisons de bois et de papier — frêles suggestions de maisons — où l’on se réunit pour les cérémonies de thé, et les jardins que l’on regarde et que l’on parcourt à divers moments réglés de la cérémonie, symboles d’abstraction ou esquisses de paysages, conviennent bien à des hommes vivant dans un monde d’impressions et d’abstractions, plutôt que de réalités et de faits.

Dès les premiers temps de la propagation du Bouddhisme au Japon, vers la fin du VIIIe siècle, et lors du grand mouvement de prédication populaire au XIIIe siècle, les apôtres, comme Kôbô Daishi et plus tard comme Hônen, Shinran, Nichiren, parcouraient le pays, errant en vrais moines bouddhistes. Ils fondèrent des monastères dans la solitude, en pleine forêt des montagnes du Yamato comme à Koya, ou à Minobu près du Fuji. Dans le Yamato, on trouve encore des ermites vivant sur des sommets. Au XVIIe siècle, le moine-poète Bashô parcourait le Japon suivi de ses disciples, mêlant toujours à ses préceptes poétiques des sermons moraux. Un jour à Kanazawa, dans le nord, il refusa d’assister à une fête que la société littéraire de l’endroit avait préparée en son honneur, parce qu’elle était trop luxueuse. Il avait coutume, dit-il, de faire sa sieste sur un étang, de s’asseoir sous un arbre pour s’abriter des averses, de mendier sa nourriture ; il ne pouvait s’accommoder que d’une parfaite sobriété et simplicité. Sa vie était vraiment celle du moine hindou, mais teintée d’esthétisme.

Quand dès le XIVe siècle, et surtout au XVIIe siècle, de hauts personnages, des nobles se retirèrent près de Kyôto dans des temples et des palais pour trouver le calme, le loisir au milieu de gens de goût, eux aussi prétendaient en bouddhistes rompre avec le monde. Presque tous, ils étaient partisans de la secte bouddhiste Zen et vivaient dans les sanctuaires de cette secte. Mais « la philosophie ou la religion Zen est un système qui adoucit le Bouddhisme primitif par de sages concessions au sens commun, aux besoins et limites de la vie commune ; on y échange l’ascétisme corporel pour une sorte de détachement mental qui ne répugne pas aux relations sociales, et, tout en reconnaissant l’essentielle vanité de tout ce qu’on poursuit sur terre, on met en bonne place, dans sa vie, quelques occupations qui tentent le plus fortement l’esprit cultivé, principalement les branches variées de l’art, parce que l’on peut en user comme de moyens pour passer à des sphères encore plus hautes de pensée et de conduite[7]. » Le mot Zen est une contraction du mot sanscrit dhyâna « contemplation » ; mais bien vite, au Japon, on cessa de rechercher ces états d’inconscience que l’on atteint, par exemple, en fixant très longtemps un objet, et on leur préféra les divertissements esthétiques ; la croyance Zen fut tolérante et avenante : dans un demi-isolement, on essayait de méditer.

Comme la règle de cette secte bouddhique avait des points communs avec le Bushi-do, la règle de vie des guerriers japonais, elle sut réconcilier bonzes et samuraïs. L’une et l’autre recommandaient un certain dédain de la vie, une manière d’ascétisme, l’habitude de la retraite, l’effort pour dresser la volonté, toutes pratiques pouvant entraîner au danger et à la mort.

Le divertissement favori était la cérémonie de thé. D’origine religieuse, elle fut toujours spécialement pratiquée par les adeptes de la secte Zen. Quand, vers la fin du XVe siècle, Shukô, le moine bouddhiste, favori du shôgun Yoshimasa, devenu inkyo, décréta quelques-uns des rites de ces cérémonies, observés depuis par tous, il eut l’idée qu’elles offraient un moyen d’insinuer des habitudes d’esprit, qui ressemblaient à la méditation religieuse, de donner aussi le goût de certaines vertus : pureté, courtoisie, fermeté. Puis après deux siècles, pendant lesquels les cérémonies de thé pratiquées par les hautes classes, développées par Nobunaga et Hideyoshi, étaient devenues des prétextes à réunions luxueuses, Sen-no-Rikyû profita de l’appauvrissement de la contrée, après les guerres nationales de la fin du XVIe siècle, pour prêcher la simplicité, et pour établir un code strict d’étiquette. Depuis cette époque, ce divertissement esthétique, nuancé de préoccupations religieuses, a respecté ce canon simple et austère. Il fut le divertissement japonais par excellence : pratiqué par tout le monde, il sut concilier la méditation bouddhique et l’acétisme samuraï, avec l’esthétisme de la race entière.

Dans toutes les classes sociales, cette cérémonie qui, à cause de sa simplicité, pouvait être goûtée selon les mêmes rites, contribua à développer l’habitude de se contenter de peu, de se montrer simple, sociable, aimable et modéré. En art, les Japonais prirent la haine de la surcharge, le goût de la sobriété, de la pureté, de la brièveté qui suggère plus qu’elle n’exprime. Le style du pavillon ou de la chambre qui servaient de cadre à la cérémonie, l’esthétique du jardin sur lequel la vue se reposait, la composition du bouquet, la manière du kakémono déroulé dans l’alcôve, la forme du vase de bronze et des instruments de la cérémonie, du pot pour conserver le thé en poudre, du brûle-encens, des vieux bols pour boire, tout cela fut déterminé, précisé, pour plusieurs siècles, par ces assemblées de moines et de nobles.

C’est vraiment dans ces jardins de Kyôto et dans ces grands temples de la secte Zen que le goût japonais fut défini, codifié par une élite d’inkyo ; de proche en proche il s’imposa au reste de la nation, trouvant dans toutes les classes un égal respect de cette habitude de devenir inkyo : à tous, les traditions transmises convenaient naturellement. Un goût organique national est dès lors formé, et c’est alors le vrai Japon, le Japon original, émancipé de la tradition chinoise, avec son amour de la nature, de la nature japonaise, le Japon des poésies de dix-sept syllabes, des hakkai, à qui Bashô, bouddhiste de la secte Zen par une influence analogue à celle de Sen-no-Rikyû sur les cérémonies de thé redonne une portée sérieuse et morale, le Japon des jardins, création la plus caractéristique de l’esthétique nationale, faite spécialement pour des hommes qui avaient quitté la vie active.

C’est donc toujours l’habitude bouddhique venue de l’Inde, mais tempérée par le climat, adoucie par le caractère japonais que l’on retrouve comme condition de la vie et de l’art pendant ces derniers siècles.

Les mikados étaient souvent contraints d’abdiquer et les chefs de maisons nobles les imitaient. Puis toutes les classes adoptèrent la mode de se démettre vers quarante ans des affaires, publiques ou privées. Cette coutume en se généralisant se laïcisa ; le renoncement au monde ne consistait même plus à se retirer dans un couvent, mais à se retirer des affaires à l’abri des tracas, comme rentier, à vivre chez ses enfants. On leur donnait ses biens, on vivait de leurs générosités, on continuait de les conseiller, de les diriger, avec la certitude d’être écouté. Leur ingratitude n’était pas à craindre ni leurs reproches en cas de vieillesse prolongée ; la coutume Hindou de l’inkyo put d’autant mieux se généraliser dans toutes les classes au Japon que l’idée chinoise de la famille si implantée dans les mœurs imposait aux jeunes obéissance et respect envers les vieux. Avoir le loisir vers la quarantaine de pratiquer les cérémonies de thé, de bibeloter, collectionner, versifier, dessiner fut pendant des siècles le rêve de tout Japonais qu’il fût noble, guerrier, bonze, marchand ou paysan.

Voyez ce gentilhomme du temps jadis : « un tableau ancien pendait au mur de sa chambre et, durant la saison, quelques fleurs étaient placées dans un vase. Il passait des journées à les contempler. Il peignait en blanc et noir, n’aimant pas les couleurs[8]… » Encore aujourd’hui, les campagnards occupent les loisirs que leur laisse la vie des champs à dessiner. Au XVIIe siècle, le poète Bashô, un jour qu’il traversait un district de campagne fort reculé, rencontra dans un village un groupe d’hommes installés en plein air avec du saké et des victuailles, qui se réjouissaient au clair de lune à composer des poésies de dix-sept syllabes. Invité à joindre la compagnie, au premier hakkai qu’il composa, il fut reconnu, fêté par ces campagnards comme un homme « dont le nom odoriférant est connu du monde entier ».

Tous ces oisifs, non bousculés par la vie, de génération en génération, sont demeurés les conservateurs du goût pour l’ancien art classique, longtemps pleins de mépris pour les estampes de l’école populaire ; ils estimaient les bonnes manières, les formules et saluts cérémonieux et gardaient l’habitude de mêler des préoccupations littéraires à leurs émotions de nature et d’art. Ils ont formé ce public d’art incomparable que fut et qu’est encore le peuple japonais. Collectionneurs enthousiastes et soigneux de céramiques qui servaient aux cérémonies de thé, de kakémonos, de bronzes coréens et chinois, ils ont contribué à faire du Japon le musée de l’Asie et, comme patrons d’écrivains, ces hommes retirés du monde ont joué un grand rôle littéraire. C’est à la protection de daïmyos que l’on doit les recherches des Vagakouça ou savants en antiquités japonaises pour exhumer les vieux textes de légendes primitives, Ko-ji-ki, Nihon-Gi, dont l’influence devait être si grande, par leur réveil du shintoïsme et du patriotisme, sur le mouvement de restauration impériale de 1868. Protecteurs et amateurs oisifs aidèrent aussi au développement de l’art décoratif. Dans toutes les classes, c’était entre gens de même rang, entre supérieurs et inférieurs une habitude d’échanger des cadeaux en toute occasion : premier jour de l’an, fêtes de famille, mariages, maladies, incendies, départs, retours, réunions de thé ou assemblées poétiques. On patronnait des artistes, on leur commandait des grès, des bronzes et des laques.

Se retirer des affaires à quarante ans reste encore le rêve de tout Japonais. Je me souviens d’un industriel important, très européanisé par un séjour de huit années en France. Il avait fondé des usines. En lui, les méthodes d’affaires à l’américaine avaient développé l’habitude de songer à l’avenir, l’ambition de posséder pour jouir et agir. Il représentait bien la classe des nouveaux riches d’Osaka, et déclarait avec orgueil que la guerre victorieuse ferait avancer le Japon d’un siècle.

Par moments, tout de même, il se prenait à regretter le vieux temps. Comme ses ancêtres il aurait bien voulu jouir largement de la vie ; à quarante ans, il parlait déjà de sa vieillesse et raillait la manie nouvelle, étrangère, si peu japonaise, de capitaliser de l’argent et des joies pour plus tard. Mais il ne pouvait se retirer des affaires, il devait rester pour diriger ses usines qu’il avait montées avec un matériel européen ; trop peu de gens encore avaient la compétence pour le remplacer. Parfois tout de même, il s’échappait pour courir aux ventes et bibeloter : il avait déjà réuni une collection de grès et de kakémonos. Aussi souvent qu’il pouvait, il quittait Osaka pour sa maison de Kyôto, retraite cachée en plein Japon d’autrefois.

— « Comme tout était plus simple alors ! disait-il. Nous n’étions pas troublés, dans nos îles écartées, par le désir d’imiter Européens ou Américains : nous n’avions pas la manie de nous comparer aux autres peuples, ni l’angoisse de nous inquiéter de leurs jugements. Inutile de chercher à amasser de grosses fortunes, car le shôgun désirait niveler les conditions ; on accomplissait ses volontés en ne s’occupant pas de politique, en se retirant jeune du monde et des affaires, pour s’amuser. Chacun restait dans sa classe et, dans sa classe, ne cherchait point à s’élever : on avait peu de mérite à se résigner ainsi, car les oppositions de classes n’étaient pas nettes ni provocantes comme aujourd’hui qu’il y a des riches et des gens très pauvres. Tout le monde avait à peu près mêmes manières, mêmes goûts, mêmes divertissements, même idéal de vie. Les vieux en abandonnant leurs biens étaient sûrs que leurs enfants les soigneraient et ne leur reprocheraient pas une vieillesse trop robuste. Les jeunes aussi étaient contents, on leur faisait place. Affaires publiques, affaires privées étaient toujours menées par des énergies neuves. C’est ainsi que sur toute notre histoire japonaise, règne un optimisme confiant. Dirigés par des jeunes, nous avons su sacrifier le passé quand il nous entravait ; une expérience trop chargée, trop prudente, ne nous a jamais détournés d’expériences inédites.

« Mais maintenant que la morale familiale est moins forte, les appétits individuels plus hardis, plus ambitieux, la condition des vieux est moins bonne, l’état d’inkyo moins sûr. Le gouvernement ne le favorise pas et l’exemple ne vient plus d’en haut comme autrefois. Le mikado actuel, bien qu’il ait cinquante-quatre ans, ne songe pas à abdiquer comme le faisaient ses ancêtres. Le Japon est encore gouverné par les Genrô (vétérans), les Ito, les Yamagata, des hommes âgés, et le marquis Ito, au lieu de se retirer comme les shogûns d’autrefois, vient d’accepter le gouvernement de la Corée. Les jeunes ne sont pas contents, la tradition est changée, ils protestent. La guerre contre le Russe fut imposée aux vieux du gouvernement qui résistaient, par les jeunes des Universités, et la révolte après la conclusion de la paix fut en partie une protestation contre les conditions qu’avaient acceptées les Genrô, Ito surtout.

« Le gouvernement combat l’habitude de l’inkyo : ce n’est pas une habitude européenne. Puis dans la lutte internationale, politique et économique que le Japon engage, la flânerie, le repos ne sont plus de mise comme dans le vieux Japon fermé. Le luxe de se retirer jeune des affaires pouvait subsister dans un pays qui s’était retiré lui-même des affaires. C’en est fini maintenant du Japon vivant dans la retraite, et par conséquent aussi des temples, des jardins, enclos silencieux du passé, et des retraites paisibles qu’on y faisait. De la nation, il faut tirer le maximum de rendement. La guerre a multiplié les charges, diminué les jeunes. Les vieux doivent continuer de marcher. La nation est trop engagée dans les affaires mondiales pour que, lâchant les affaires publiques ou privées, des hommes de quarante ans puissent se retirer du monde. »


57119. — Paris, Imprimerie Lahure, 9, rue de Fleurus.
  1. Chamberlain. Bashô and the Japanese Epigram. Transactions of the Asiatic Society of Japan. Septembre 1902.
  2. Vers la fin de sa vie, il devint inkyo, se fit raser la tête et prit le nom de Yuchiku.
  3. Cité par Oldenberg, Le Bouddha, trad. de A. Foucher, pp. 347-348.
  4. Oldenberg, p. 108.
  5. Id., p. 360.
  6. Oldenberg, p. 310.
  7. Chamberlain, loc. cit., p. 201.
  8. Hakouséki, érudit du XVIIe siècle cité par Aston, Littérature japonaise.