Armand Colin (p. 229-273).

DEUXIÈME PARTIE
LA VIE JAPONAISE

CHAPITRE I
LE PAYSAGE JAPONAIS
Shiogama-No-Matsushima.

C’est un des San-kei, un des trois plus fameux paysages de l’Empire : dès le VIIIe siècle après notre ère, sitôt la conquête du Nord sur les Aïnos, le goût populaire l’a senti plus japonais que tous les autres paysages du Japon.

Nous prenons une barque au petit port de Shiogama, coincé dans la verdure comme un petit port breton sur une rivière d’eau salée où l’on glisse entre des arbres : dans l’air, une bonne odeur de marée et un grand silence où s’étalent en longues ondulations des chants de cigale. On débouche sur un golfe parsemé d’îlots : 808 îles, dit-on ; la dernière, sur le Pacifique, est l’île sainte de Kinkwa-zan habitée seulement par des daims apprivoisés et des prêtres : depuis des siècles, des milliers de pèlerins y viennent prier.

Tous ces îlots hérissent la mer de leurs dents de scie. C’est irrégulier, crispé, imprévu, si varié de forme que chaque roc porte un nom. Et sur ces rocs, parfois à peine plus gros que des cailloux, où personne n’habite, des pins sont piqués partout, comme ils veulent, comme ils peuvent, escaladant les croupes ou penchés la tête en bas vers l’eau, vraie troupe de gamins qu’on aurait juste arrêtés et fixés dans le beau désordre d’un assaut. L’arbre convient à ces rocailles ; les troncs et les branches se tordent en gestes d’expression forcée, — des gestes d’acteurs japonais ; et les paquets d’aiguilles noires appliquent leurs découpures épaisses sur le transparent vert clair du ciel.

À tourner entre ces rocs de tuf volcanique que l’eau sans cesse ronge — les uns aiguisés en crocs, les autres évidés en arches, ou amincis en éperons, — on se croit sur le lac d’un jardin bien clos, et l’on oublie le golfe grand ouvert sur le Pacifique.

Nous abordons et montons, assez haut dans les bois, vers un petit temple bouddhique où nous accueille un bonze. Assis sur ses jambes repliées, la nuque ployée, les épaules arrondies, dans la solitude, il semble regarder inlassablement ce paysage divin et le pullulement des îles vertes sur la mer ; il a le sourire d’un bouddha contemplant les passions qui émergent, vivaces, du Néant…

En prenant son thé vert, nous admirons l’immense estampe, tirée en tons si doux. Le ciel gris et la mer grise tendent à se fondre, mais sous l’horizon l’artiste a posé d’un seul coup, en rehaut, une longue touche bien lisse de bleu sombre. Sur l’eau de couleur neutre, en valeurs claires, sinuent des lignes de courants, comme les arabesques grises sur les robes soyeuses des geishas. Partout des jonques à l’avant recourbé, chargées de femmes, d’enfants, de pêcheurs aux blouses bleues, aux grands chapeaux de paille en forme de ruchers — tout un petit monde affairé, entre les petits rocs, à surveiller de petites lignes. En indolentes courbes d’oiseaux pour éviter les îles, glissent des voiles blanches…

De la chambre d’une auberge, par-dessus les balcons, les enseignes de bois, les gargouilles en forme de dragons, nous regardons le quai et les barques. Temps breton : petite pluie chaude, brume nacrée, claquement sec des getas[1] dans la moiteur lumineuse. De petites filles aux cheveux luisants, aux pommettes rouges, aux vêtements clairs, s’embarquent en jasant, sous les voiles qui pendent inertes dans l’air mou : au bord de ce Morbihan semé d’îlots, on dirait des Bretonnes allant au Pardon.

La pluie redouble ; les getas montées sur deux planchettes très hautes hachent la boue menu ; des manteaux de paille hérissée cheminent en bavardant à côté de grandes ombrelles de papier jaune, où dansent en noir des caractères chinois. Et voilà qu’après avoir regardé sur le quai tous ces parasols, on dirait que sur toutes les îles du golfe, les pins à têtes rondes sont aussi de grandes ombrelles, ouvertes contre la pluie…

La Mer Intérieure.

Toute la journée, notre petit vapeur japonais, courtaud, ventru, s’essouffle à trouver sa route dans un labyrinthe de baies, d’îlots, de promontoires. Toujours derrière le cap que l’on vient de doubler, d’autres surgissent encadrant des fonds de forêt ou de mer, et c’est un soulagement d’apercevoir pour un instant, entre deux rocs, la base du ciel découverte et l’horizon d’un golfe libre.

Temps délicieux de lendemain d’orage. Les charpentes et les tuiles des petites maisons, qui s’étirent entre le roc et la mer, luisent encore de pluie. On dirait qu’un coup d’épongé vient de rafraîchir les façades des collines, des arbres, des cailloux, dont les reflets vernissés pèsent sur l’eau plane. Impression de détente heureuse, dans cette moiteur et cette lumière où formes énergiques et couleurs vives s’assouplissent et se fondent. La mer, de valeur aussi claire que le ciel, est pommelée de gros nuages qui se mirent.

Dans les anses, tous les bateaux ont déployé leurs voiles pour qu’elles sèchent, grands oiseaux posés sur l’eau, ailes étendues, prêts à reprendre leur vol. De hautes goélettes à coque blanche, toute toile dehors, glissent dans la brume ensoleillée, vaisseaux fantômes comme en peignit Turner. La mer est jonchée de barques massives, — arrière très relevé, voile d’or plissée, yeux de poisson à la proue, — que montent des gens mi-nus, secs comme du vieux bois.

Sur notre vapeur, tous les Japonais font la sieste. Seuls, deux petits enfants, aux cheveux frangés bas sur le front, regardent la lame que l’étrave rabat sur l’eau lourde, et, quand le tranchant de la vague, après s’être effilé, effilé, se rompt et éclate en écume, ils rient et battent des mains…

Autour de nous, ce ne sont plus des îlots minuscules avec des pins tordus comme à Matsushima, mais de grandes et hautes îles, presque dénudées. Le roc jaune, aux arêtes vives, est à peine duveté d’herbe et d’arbustes dans les creux ; sur les pentes rouges et ocrées de ces terres désertes, les nuages qui passent découpent des plaques mouvantes de lumière et, dans les entailles ravinées, insèrent leurs ombres vigoureuses. Souvent, au pied des montagnes, par places, le sol rugueux s’apprivoise en rizières qui, douces à l’œil, s’ordonnent en gradins autour d’un village comme un théâtre antique.

Arrêts fréquents et longs en face de chaque village. Depuis des siècles, c’est par eau qu’on circule. Les barques accourent autour du vapeur, chargées de paquets, d’enfants et d’un bon peuple de la campagne, rougeaud, rieur, affairé, mais patient. Ils ont toujours un air de fête et de promenade : tout de suite familiers et curieux, ils vous interrogent de leurs faces rondes, goulues de nouvelles.

On finit par oublier que ces golfes calmes, blottis derrière des rocs, s’ouvrent, au bout, sur la mer libre. Surprise brusque : dominant les passes, les gros canons des forts ; allongé sur la baie de Kuré, un arsenal résonnant et fumant ; alignés devant Hiroshima, les transports de guerre peints en noir.

Au crépuscule, de grands rayons rouges fusent dans le ciel pardessus les montages veloutées. Sur les promontoires des îles, les phares s’allument ; entre les nuages, massifs comme des promontoires, les étoiles aussi scintillent, telles des phares d’une autre Mer Intérieure et nous continuons d’errer entre des formes sombres.

Coup de sirène : une barque s’approche, garnie de grosses lanternes de papier qui dansent. Nous descendons ; le vapeur repart. La lune s’est levée. L’île n’est qu’une large éclaboussure noire sur un fond d’argent lisse. Dédaignant le village éclairé, nous nous faisons conduire plus loin. La marée baisse ; il faut débarquer à dos d’homme ; la grève, sertie de lanternes en pierre, est tachetée par les ombres étranges de pins tordus. Nous montons à travers la forêt. Une petite lumière ; des servantes en robes claires à grosses fleurs nous accueillent de profonds saluts, de compliments précieux, puis nous conduisent à une petite maison isolée dans les arbres, — frêle maison de papier sur pilotis, au-dessus d’une cascade qui pleurniche.

Miyajima.

L’île sainte, Miyajima, consacrée à trois déesses, ne doit être souillée ni par des naissances ni par des morts. C’est sur la côte en face qu’il faut naître, et si la mort vous surprend ici, on vous fait traverser le détroit. Les chiens ne sont pas tolérés. Point de cultures ; l’île reste sauvage. Suivant la maxime shintô, Miyajima suit sa nature, sans que rien ne la trouble. L’air est léger, tout parfumé d’odeurs marines dans les bois. Le temple shintô, au fond d’une anse, est un amas de bâtiments peints en rouge vif, d’un éclat tout neuf. Bâtis sur pilotis, isolés du village par un fossé que la marée comble, ils sont entourés de lanternes en pierre, d’ex-voto, d’arbres géants au tronc soyeux, de petits auvents où l’on détaille les reliques.

En avant de la crique, dans la mer, se dresse le torii, le portique de bois aux cornes retroussées. Il est là, toujours à son poste, célébré depuis des siècles par les poètes et les peintres. Quand la marée baisse, on le plaint presque, à le voir chargé de sel, de coquillages et de goémons, découvrir ses extrémités déformées et percluses.

Sur le fond immuable et sombre des cryptomérias et des pins qui dévalent à pic, flambent tout rouges des érables. Nous avons gravi les hauts escaliers ; la voie sacrée aux dalles disjointes est jalonnée de vitrines et de vieux temples. Depuis plus de trente ans les Shintoïstes ont repris aux Bouddhistes le gouvernement de l’île. Partout des ruines, les toits s’effondrent sur les Bouddhas recouverts d’un linceul de mousse. Les pèlerins ne viennent plus ici : les dieux de bois et de pierre méditent, délaissés, devant les petits tas de cailloux que les fidèles jadis amoncelaient à leurs pieds. À un détour du chemin, sont accroupis trois Amida Botsu. Un cerf passe sa grosse langue sur leurs têtes. Il fait un bruit de râpe et souffle sa chaude haleine sur ces dieux morts.

En haut, on domine l’île, tout en montagnes ; les forêts s’écroulent massives sur la mer unie, que parfois les risées écorchent et décolorent au passage. Comme au hasard jetées, des îles fauves, telles des peaux de lions.

Nous redescendons à la nuit. La marée haute emplit la petite crique ; sur les eaux calmes, le temple semble à flot. Au bout d’une estacade, une lumière rouge, comme un feu de port. Plus loin, dans cette Mer Intérieure, hérissée de rocs, la silhouette droite du torii. Seul, au large, guettant le détroit fréquenté, il est là pour inviter les errants à s’arrêter, à se blottir dans le petit port de refuge, près des dieux.

Nous nous sommes assis sur le sable, regardant la marée pousser ses lames courtes au travers du torii, vers la masse sombre du temple déserté. La lune se lève entre les deux montants de bois : les deux cornes tachent le ciel de grasses touches de sépia sur un fond argenté. Le rivage est pesamment bordé de monumentales lanternes en pierre et de grands pins aux branches rampantes sur la grève pâle. Soupir rythmé et lourd de la mer grise. La côte en face est dans la brume.

Vers onze heures, nous regagnons à dos d’homme une barque, qui nous mène prendre le train sur l’autre rive du détroit, — un train neuf qui reluit. On parle finance et guerre. Des milliers d’hommes viennent d’être massacrés à Port-Arthur… Bien vite l’île sacrée, où l’on ne doit pas mourir, n’est plus qu’un fantôme dans la brume d’argent…

Nous suivons le bord de la mer, sans voir la grande houle accourant du large ; toujours des golfes clos par des chaînons d’îles, au fond de mers intérieures, où des lames courtes s’étalent sur le sable. Pour traverser l’île montagneuse, on franchit des passes, on suit des torrents, on tombe dans des vallées. Toujours la vue est barrée par des volcans aux formes géométriques ou par des collines aux profils volontaires, qu’adoucit toutefois leur fourrure de pins et de fleurs sauvages.

De sa vie enclose au fond de ces golfes ou dans ces vallées, le Japonais tient son indifférence pour la haute mer, la grande montagne, la forêt, la plaine, — pour tout ce qui fuit sans limites, — et aussi son humeur casanière, son peu de goût pour les aventures qui l’éloigneraient trop longtemps de ses îles. Les horizons de son pays, qu’il ne se lasse ni d’aimer ni de commenter, sont nettement sertis par des silhouettes de collines ou d’îlots familiers : rades closes ; vallées closes ; au fond, bien au fond, une vie blottie.

Les Japonais aiment les replis de leur sol. Sédentaires, agriculteurs (pour plus de moitié), ils tiennent à la boue pesante de leurs rizières souvent conquises sur le roc, aménagées, possédées, cultivées en famille. Insulaires, ils s’attachent aux courbes de leurs golfes ; montagnards, aux profils des montagnes qui ceignent leurs vallées. Pendant plus de deux siècles, ils ont vécu dans leurs îles, sans relations avec le monde extérieur. De ce long repliement sur eux-mêmes et sur leur sol, — qui cessa il y a quarante-cinq ans à peine, — ils ont gardé l’habitude d’explorer et de connaître en détail tous les recoins de leurs côtes, de leurs roches, et de s’y nicher un peu frileusement.

C’est un peuple de « visuels », accoutumés de vivre en plein paysage. Même à la ville, ils ne sont jamais éloignés de la campagne : ils ne sont pas murés dans de la pierre. Entre l’homme et la nature, il n’y a pas ici l’intermédiaire du home ; ils ne peuvent pas s’attacher à leurs maisons de bois et de papier, comme nous à nos vieilles pierres. Pour gagner la campagne, ils n’ont pas à franchir des murailles garnies de tours, des fortifications. Point de banlieues souillées ; leurs plus grandes villes sont de gros villages pleins d’arbres ; les rues prolongent les routes.

Aussi, plus que pour tout autre peuple, le paysage a-t-il contribué à former le caractère national des Japonais. Leur patriotisme si fort est étrange : ce n’est ni un culte d’idées ni un respect de croyances.

Par deux fois au moins dans leur histoire, sous l’influence bouddhiste et confucianiste de la Chine puis sous l’influence scientifique de l’Europe, ils n’ont pas hésité à sacrifier les idées qui formaient leur civilisation traditionnelle pour adopter des idées étrangères, en politique, en religion, en art, — comme si le sacrifice en coûtait assez peu à leurs cœurs. Idées et croyances ne sont pour eux que moyens de s’assurer une suprématie ; ils n’hésitent pas à les abandonner d’un coup quand une civilisation plus forte leur est révélée, et l’orgueil patriotique de ces révolutionnaires ne va qu’à faire aussi bien que nous, en faisant tout comme nous.

Car l’essentiel est d’empêcher leur terre japonaise d’être envahie et soumise, — ce sol protégé des dieux avec le peuple qui y vit[2]. Les îles japonaises sont d’origine divine : elles naquirent de l’union d’Izanagi et d’Izanami, les derniers représentants de ces générations de dieux qui précédèrent le monde des hommes. Et c’est d’Izanagi aussi que naquit la déesse du Soleil Amaterasu, ancêtre de la famille du Mikado.

Hors cette mythologie naturaliste, presque toutes leurs croyances sont d’origine étrangère. C’est l’amour de la nature, de leur nature japonaise, qui de ces révolutionnaires en idées fait un peuple conservateur, passionnément patriote.

Voici schématiquement la vision que prennent de leur pays ces visuels, accoutumés de vivre dans un paysage. Leurs impressions de nature et d’art sont toujours appuyées à un fond. Impressions éphémères : fleurs de pruniers, fleurs de cerisiers écloses quelques heures aux premiers jours de leur printemps neigeux et glacé, fleurs de lotus estivales, chrysanthèmes d’arrière-saison, feuilles d’érables qui rougissent en fin d’automne. Mais de ces nuances qui passent, c’est sur un fond immuable de cryptomérias, de pins, de cèdres, de palmiers, de bambous toujours verts que les Japonais savourent la grâce fuyante.

Dans leurs palais, dans les appartements de leurs grands temples, c’est sur des fusumas[3], sur des paravents d’or, que s’épanouissent en paquets les chrysanthèmes et les pivoines, s’élancent les bambous grêles, se tordent les branches de pins. Leurs plus célèbres jardins, évocations des sites les plus admirés, sont toujours adossés à une montagne forestière, nichés dans un creux de vallée, tels des bijoux présentés sur un écrin. Les monumentales voies dallées, les grands escaliers de pierre qui mènent à leurs sanctuaires sont incisés à vif dans la masse épaisse des verdures ; sous les hauts arbres, l’humidité a tôt fait de patiner les charpentes et les chaumes de leurs temples moussus.

Je revois une fête de danse à Kyôto. Devant un paravent doré, de petites danseuses, des maïkos, en longs kimonos où s’épanouissaient de grosses fleurs claires, où filaient de longs oiseaux, passèrent et repassèrent, — petites silhouettes mobiles sur ce fond de très vieil or. Puis une danseuse apparut en couleurs vives, rouge cerise ou bleu clair, sur un fond argenté un peu froid. On avait eu soin d’enlever le paravent doré des danses précédentes. Jamais un œil japonais n’eût toléré pour des couleurs franches, même un peu aigres, le fond d’or si chaud qui convient à des tons rompus, à des valeurs sombres.

C’est à cette habitude de toujours appuyer leurs impressions sur un fond, que les Japonais doivent leur sens raffiné des valeurs et l’art d’harmoniser les tons. Leurs plus anciens kakémonos bouddhiques, imités de modèles chinois, sont parfois médiocres de dessin, mais presque toujours admirables de couleur : sur le fond vert sombre, chantent l’or, le rouge, l’ocre, le gris des vêtements, le carmin des lèvres, le rose tendre des fleurs de lotus. Plus tard, émancipés de l’influence chinoise, dans leurs estampes de l’école populaire, leurs artistes ont toujours eu l’œil fin et juste pour mettre un rocher ou un arbre en valeur sur un ciel. Avec des taches posées franchement, sèchement, ils ont su rendre la couleur de leur pays et sa tendresse si mobile dans des valeurs sombres, surtout les harmonies somptueuses et assourdies de l’automne : pays de terres ocrées, tout doré de rizières, mûres, embrocardé d’érables rougis, enflammé par les lueurs obliques du crépuscule.

L’art japonais rêve de tons harmonisés, comme tissés les uns dans les autres, profondément engagés dans la trame qui leur sert de base. Aussi, comme il sait noter les effets rapides de lumière diffuse ! C’est une nuée qui crève, le paysage instantanément noyé sous l’averse oblique, le ciel frissonnant d’éclairs, ou

La lune sous la pluie,
Et partout, partout diffuse,
Une pâle lumière[4].

ou encore :

Comme l’air est froid !
Et, au travers d’une averse,
L’éclat du soleil couchant.

Par les belles nuits d’été, ils aiment l’éclat des lucioles :

Oh ! des lucioles,
Quelle pluie de feu
Se mêlant à l’averse d’été[5] !

Dans ce pays aux maisons de papier et de bois, où les incendies étaient et sont encore si fréquents, ils sont amateurs de feu. Ils appelaient « fleurs de Yedo » les flammes qui, si souvent, embrasaient le ciel de leur capitale. Leurs pompiers vont au feu avec allégresse ; ils ne peuvent s’empêcher d’admirer le brasier qu’ils sont chargés d’éteindre : quel beau feu ! comme il fait bien !

Un feu d’artifice ravit la foule. Je me souviens de la fête de « l’ouverture de la rivière » à Tôkyô. Une soirée d’août, la moitié de la ville sur la rivière Sumida. Toutes les cha-ya des bords de l’eau pleines de joyeuses bandes. On ne voyait plus la rivière, on ne voyait que des barques, alourdies de leurs grosses lanternes de couleur. Des silhouettes sombres d’hommes se penchaient sur des gaffes ; les barques, bord à bord, glissaient les unes contre les autres en gémissant. Cette ville flottante tremblotait. Sous les lanternes, on chantait : les voix aiguës des geishas, leurs rires précieux, les nasillements des shamisen tremblotaient aussi. Au-dessus du fleuve, qui roulait ces clartés, le ciel d’été noir, profond ; des arbres, des masses sombres. En l’air, des fusées filaient et, comme des tiges, se ployaient pour retomber ; des roues de feu tournaient. Et c’étaient des cris de joie chaque fois que, d’un jet oblique, la longue spirale zébrait la nuit et s’épanouissait en pluie d’or. Cette foule retrouvait les émotions esthétiques qu’elle préfère : des couleurs rompues et raffinées, des ors, des roses, sur un fond de nuit qui se décolorait en bleu ou en gris, semblable aux fonds un peu passés et usés des kakémonos très vieux, — et de belles lignes, de belles visions éphémères.

Il leur faut un fond pour adosser le paysage ; il leur faut des premiers plans très proches pour l’accoter. Leurs visions de nature sont toujours encadrées. Elles sont fugaces, mais les contours du cadre sont arrêtés. C’est le monde vu par une lucarne qu’on ouvrirait un instant : tout juste le temps d’esquisser, en trois lignes d’une épigramme, en trois traits d’un dessin, le petit incident comique, ou la brève impression de nature qui s’y inscrit. Presque toujours, cet art elliptique, tout en suggestions, adore la brièveté qui laisse à deviner, à rêvasser, à gloser. Mais d’abord le Japonais veut, au premier plan, quelque chose de limité, de fini qui le rassure. Alors seulement, il se plaît à prolonger son émotion.

Avec les fleurs et la neige, la lune est pour les Japonais la plus adorable des choses naturelles, solitaire, incomparable. Ils passent la nuit à la contempler, à composer des vers en son honneur. Ce qu’ils aiment, ce qu’ils notent, ce n’est pas la lumière inondant l’espace libre, infini ; mais, assemblés dans les auberges au bord du golfe de Tôkyô, ils guettent le moment précis où le disque émerge de l’horizon au-dessus de l’eau sombre, ou bien, réunis dans les jardins de Kyôto, ils la regardent glisser derrière les pins,

Pendant les pluies de juin, comme à la dérobée
Une nuit, la lune brille à travers les pins[6].

ou passer entre les nuages.

Oh ! regarder la lune alors que des nuages
De temps en temps reposent les yeux[7].

Oh ! nuages autour de la lune, d’où
En hésitant elle émerge si débonnaire[8].

Il leur faut un nuage, la silhouette noire d’un pin pour poser leur vue ; ils admirent alors le glissement silencieux de la lune.

Au Japon, il est rare d’apercevoir des horizons larges et dégagés ; ce pays de montagnes et de roches est tout en tournants qui encadrent des vallées et des golfes sinueux. La fantaisie inlassable[9] de leurs artistes dans leur manière de couper un paysage, dans leur choix des premiers plans, c’est la nature même qui la crée et sans cesse la renouvelle : pins tordus, découpant, entre leurs troncs, leurs branches et leurs paquets d’aiguilles noires, des coins de mer bleue ou verte ; toits de chaume surmontés d’iris, torii aux cornes recourbées, parasols de fer des pagodes, dauphins des toits de châteaux forts, longues bandes d’étoffe séchant au haut des bambous, annonces de théâtres ou de lutteurs couvertes de grands caractères chinois, racines et troncs d’arbres évidés, ponts recourbés, — autant de silhouettes de premier plan, dessinant en valeurs sombres le cadre où s’inscrit la vision lointaine, le divin Fuji au-dessus des nuages qui l’assiègent.

Notre art classique a une tendance à supprimer les premiers plans d’un paysage, pour rapprocher de notre œil le motif central, massifs d’arbres, montagnes, nuages, etc. L’artiste, dans la réalité, aperçoit ce motif principal de très loin, parfois de très haut ; mais, sur la toile, il supprime les distances, néglige les intermédiaires et ne retient que le motif qui l’intéresse. Ainsi disparaissent les rapports accidentels qu’eut avec l’œil de l’artiste le paysage, déjà simplifié de lignes et transposé de valeurs par la distance, et qui revêt alors un caractère d’éternité. D’instinct, nos paysagistes, comme Poussin ou Puvis de Chavannes, ont vu une nature de bas-relief dont les motifs se développent processionnellement de droite à gauche. L’œil d’un Japonais, au contraire, au lieu d’aller droit au motif central et lointain, en supprimant toute transition, s’arrêtera tout de suite et toujours sur les premiers plans. Et toujours dans l’œuvre la place et la distance, d’où l’artiste a pu voir le motif, sont nettement indiquées par la forme, ou plutôt les déformalions, et par la taille des premiers plans dessinés avec leurs volumes exacts — parfois même exagérés[10]. Cette nature japonaise, ainsi perçue et représentée, apparaît alors tout humanisée, toute relative à la position accidentelle d’un œil humain.

Entre les premiers plans bien établis, de valeur sombre, le fond lumineux recule, semble fuir très loin. Les Japonais ont toujours cherché à repousser le motif central, — une vue de mer le plus souvent : la double ligne des côtes, ligne jaune de roches rongées par l’eau salée et les goémons et ligne verte de pins ondulant au-dessus, la mer intensément bleue sous l’horizon, et à la base du ciel la bande rouge, lilas ou orangée du couchant, tandis que de petites voiles carrées fuient innombrables dans le vent… fond crépusculaire lointain, uniforme, pour ces premiers plans si variés. Même art dans la construction d’un jardin japonais : entre de hautes lignes d’arbres, qui limitent la composition sur les côtés, serpente un étang, une rivière qui disparaît derrière un pont ou derrière un rideau de verdure ; la vue s’enfonce, se perd ; on peut rêver d’un fond de jardin mystérieux.

Dans le cadre bien tracé, s’inscrit une impression de nature imprévue et fugace, — comme si dans ce champ limité leur impressionnisme se compliquait, s’exaspérait. Lisez un hokku ou une tanka ; la petite poésie de dix-sept ou de trente et une syllabes est presque toujours attaquée par une exclamation… Ah !… Tiens ! De même à regarder une estampe japonaise, on ressent une petite secousse de surprise comme en donnent les visions au sortir d’un rêve, quand on découvre la nature avec des sens frais et neufs ; impressions d’enfant, impressions de voyageur aussi, qui, dans un demi-sommeil, au lever du jour, entrevoit par la vitre du wagon un paysage étrange, tout de suite évanoui…

Nuages qui passent, déployés nonchalamment à l’heure chaude de la sieste, échafaudés en massives architectures au crépuscule ; oiseaux qui passent,

Une bande de mouettes, et un coup de vent
Au large, brisant leur vol qui tournoie… ;

files d’oies sauvages accompagnant, à l’automne, les troupes de pèlerins ; averses qui passent, lumineuses de soleil, de lune ou de lucioles, zébrées d’éclairs et de farouches silhouettes d’arbres ployés ; tempêtes qui passent sur la mer,

Quel remue-ménage !

Au large, sous la brusque averse,
Des voiles de face, des voiles de biais[11] ;

saisons qui passent, grand linceul de neige jeté sur les maisons basses, givre léger et frissonnant qui escalade jusqu’au ciel bleu les pentes boisées, chute silencieuse et embaumée des fleurs blanches de prunier, des fleurs blanches et roses de cerisier, ou, dans l’humidité de l’été, les rizières vertes, les fleurs de lotus roses, et, à la fin de l’automne sec et sonore, les chrysanthèmes et l’embrasement des érables ; silhouettes humaines qui passent, toujours variées et amusantes pour ces yeux sensibles au ridicule gai, amateurs d’esquisses rapidement jetées[12].

Bien appuyées à un fond, bien limitées entre des premiers plans, dans un cadre rigide, — telles un peu les silhouettes de vitrail sur un champ aux tons somptueux, que sertissent des baguettes de plomb, — des impressions fugitives s’insèrent, des souvenirs aussi. Toutes leurs impressions de nature sont bourrées de souvenirs, tout leur art est exécuté de souvenir, — souvenirs de nature chinoise ou d’art chinois, lorsqu’ils passaient la mer pour renouer la tradition respectée ; souvenirs de la rue ou de la campagne japonaises, dans les kakémonos et les estampes de l’art populaire.

Ce qui leur paraît digne d’être fixé en une œuvre d’art, c’est moins une impression directe et franche de nature que la nuance d’émotion éprouvée au souvenir d’une impression vive. Poètes, peintres ou graveurs font sans cesse allusion dans leurs œuvre aux huit beautés du lac Biwa, ainsi classées depuis des siècles : le coucher du soleil à Seta ; la lune d’automne vue d’Ishiyama ; la neige un soir sur Hirayama ; la cloche du crépuscule à Miidera ; les bateaux aux voiles déployées revenant de Yabase ; un ciel brillant, nettoyé par la brise, à Awazu ; la pluie nocturne à Karasaki ; les troupes d’oies sauvages s’abattant sur Katata. La beauté singulière de chaque site, beauté d’une heure, beauté d’un coup de lumière, d’un passage de voiles, d’oiseaux, de sons de cloche, est créée par le souvenir d’une émotion fugitive éprouvée là jadis ; et ce souvenir pieusement évoqué de génération en génération prête un caractère durable, définitif, à la beauté éphémère de chaque site du lac[13].

Les littérateurs, comme Bashô, suivi de ses disciples, les artistes, comme Hokusai, Hiroshigé, etc., parcouraient sans cesse le pays, en toute saison, en tout sens, observant, notant, enrichissant leur mémoire de lignes et de couleurs. On peut dire, à la lettre, qu’ils ont appris par cœur leurs paysages, les formes de leurs rochers et de leurs pins, les courbes de leurs rivages, les silhouettes de leur Fuji et des montagnes, — comme ils ont appris par cœur et apprennent encore les caractères chinois, les classiques chinois, les kakémonos chinois[14].

Leur mémoire regorge de formes, de couleurs, de citations patiemment amassées : chacun se sent capable d’écrire sa tanka ou son hokku, comme de faire sa petite esquisse. Sans doute, le médiocre abonde. Ils ont pris l’habitude scolaire de s’exercer à développer quelque maxime de Confucius ou d’un classique ; beaucoup n’en ont gardé que verbosité inlassable et manie de répétitions. Des milliers de dessins et de vers ne sont que des copies. Depuis le Mikado jusqu’au plus modeste paysan, en passant par le boutiquier de Tôkyô, il n’est pas un Japonais qui n’ait écrit ses trente et un vers ou ses dix-sept vers sur la lune, la neige, les fleurs. Pendant les loisirs que laisse la culture du riz, le paysan dessine ; lorsque les pruniers ou les cerisiers sont en fleurs, les gens de toute classe, sous la neige des pétales que détache le vent aigre du printemps, composent des vers qu’ils suspendent aux branches. L’art, pas plus que l’émotion de nature, n’est réservé à une élite : c’est un domaine banal. On croit peu au don inné, au génie qui isole : on pense que l’éducation est assez puissante pour amener tous les hommes à une haute moyenne de goût et d’habileté.

Leurs artistes, grâce à leur mémoire exercée, ont le don éminent de noter instantanément ce qu’il y a de plus fugace, de plus neuf dans les effets de nature, et aussi le don de l’épithète, de la ligne, de la touche qui en résumé dit beaucoup et suggère encore plus. Souvent ils interprètent, non pas une impression directe, non pas même un souvenir personnel, mais déjà une première interprétation d’autrui, un souvenir d’œuvre d’art. D’où leur sens raffiné des couleurs, leur sûreté dans la manière d’attaquer un dessin, et leur tendance à une recherche du décor plutôt que du portrait. À sentir la nature, ils apportent l’expérience d’une civilisation ancienne, un peu comme des artistes qui, en une deuxième vie, auraient l’expérience aiguisée d’une première vie d’études. Jamais on n’a été plastiquement plus gai, mieux disant, plus spirituel, plus libre dans l’exécution.

Le poète écrit ses vers, le dessinateur fait son esquisse pour une ou deux images qu’il juge rares : inutile de les relier, il suffit de les juxtaposer ; inutile d’exprimer complètement le sentiment qu’elles suggèrent, tout cela est supposé connu, familier. On s’adresse à un public d’amateurs avertis, un peu las, à qui suffisent de brèves indications pour évoquer par un jeu d’associations coutumières la scène entière, l’émotion totale, les légendes, les croyances religieuses, les sites, les personnages célèbres, toute l’histoire. Le pin et le bambou, arbres toujours verts, symbolisent longue vie. On y ajoute la fleur de prunier et cela fait une heureuse triade. On associe le lion et la pivoine, car l’un est le roi des animaux et l’autre la reine des fleurs. Le moineau et le bambou vont ensemble, la fleur de prunier et le rossignol aussi ; le héros populaire Benkei ne va jamais sans sa grosse cloche de bronze[15]. Pour l’artiste, un bambou et un pin sont des parties d’un tout organique, comme pour un écolier les divers jambages qui forment un caractère chinois.

Ils ont une symbolique du paysage analogue à la symbolique de nos cathédrales au moyen âge. Nul ne l’ignore. La nature est comme un grand « miroir » où se reflète leur vie personnelle et aussi la vie de leur race, avec ses croyances morales et religieuses, son histoire.

La nature pour un Japonais est très souvent un reflet d’idées : ses formes constituent un langage symbolique ; sans cesse elle évoque, elle suggère des légendes, des allégories. Pour nous, la nature a cesse d’être le symbole transparent au travers duquel on lit. Un paysage nous semble se suffire à lui-même : nous l’aimons pour lui-même ; nous le décrivons, nous le peignons pour lui-même. Sans doute il peut être émouvant, mais d’une émotion spécifique, non littéraire. Il n’a pas besoin de signifier des idées pour être éloquent. L’effort d’art nous paraît consister à le bien observer, à le rendre complètement, en tous ses développements, avec son équilibre, bref à en faire le portrait le plus ému, le plus individuel qu’il se peut. Les Japonais ne connaissent pas cette lutte avec leur modèle ; ils l’évoquent abrégé, dans la mesure où il suffit à signifier autre chose, à ouvrir le patrimoine d’idées commun à toute la race. Des portraits d’espèces leur suffisent : l’espèce bambou, l’espèce pin, l’espèce oie sauvage, plutôt que les portraits de tel bambou, de tel pin, de tel oiseau. Une esquisse de bambou par un Japonais est à un dessin d’arbre par Th. Rousseau ce qu’est le hokku à un sonnet de M. de Heredia, ou un jardin japonais à un parc dessiné par Le Nôtre.

La plupart de leurs impressions de nature sont des suggestions symboliques. Suggestions, plusieurs de ces petits paysages qu’ébauchent en dix-sept syllabes le hokku[16]. Suggestions de rêves bouddhiques surtout, depuis que le grand poète Bashô se servit de cette forme poétique pour convertir les hommes aux doctrines morales de la secte Zen. Dans une de ses plus célèbres poésies un vieil étang, et le bruit d’une grenouille sautant dans l’eau évoquent l’idée de la vie méditative. Suggestions, les innombrables utas d’adieux à la vie.

Elles s’épanouissent ; — alors
On les regarde ; — alors les fleurs
Se flétrissent ; — alors[17]

Suggestions, ces fleurs qu’on aime ou qu’on méprise, parce qu’elles rappellent des légendes heureuses ou malheureuses, et ces bouquets arrangés selon certaines maximes de Confucius. Suggestions, ces jardins qui symbolisent des idées abstraites, paix, chasteté, vieillesse, ou ce jardin dont parle M. Conder[18] qui exprime l’idée du pouvoir de la vérité divine. Il consiste presque entièrement en pierres arrangées d’une manière irrégulière et fantaisiste, pour rappeler la légende d’un moine qui, montant une colline et ramassant des pierres, commença de leur prêcher la doctrine du Bouddha, et si miraculeux fut l’effet de ces vérités que les pierres respectueuses s’inclinaient en signe d’assentiment.

Les jardins célèbres de Kyôto dépendent de temples bouddhiques, où l’on menait la vie méditative, de palais aussi où se retiraient, après avoir quitté le monde, des princes, des nobles pour y mener une vie de recueillement esthétique en pratiquant tous les arts du Cha-no-yu (cérémonies de thé). Ces jardins, copies des sites célèbres ou symboles d’abstractions, évocations de souvenirs de nature ou de vérités morales, convenaient à ces hommes vivant dans un monde d’impressions et d’abstractions plutôt que de réalités et de faits. C’est dans ces jardins de Kyôto, à partir du XVe siècle, que s’est codifié, sous sa forme raffinée, le goût du paysage qu’ont les Japonais. Goût d’une élite d’abord, puis goût généralisé dans le peuple[19] ; goût de cette race de raisonneurs et en même temps de visuels, vivant assez détachés de la réalité, un peu comme dans la brume d’un rêve, mais qui sans cesse retournent à ces chers paysages pour en détacher de courtes esquisses symboliques, de brèves peintures de leurs abstractions ; ainsi le mathématicien recourt parfois au tracé d’une courbe pour symboliser quelques-unes des variations de la fonction qu’il étudie.

Toute leur vie morale est associée aux paysages de leur pays. Le Samuraï prend pour symbole de vie et de mort les fleurs de cerisier qui éclosent et tombent sur les collines de Yoshino. Pour la prédication, le Bouddhisme a tiré de l’instabilité des choses, fuite des saisons, mouvements des astres, écoulement de l’eau, passage des nuages, des images innombrables. À un précepte est toujours accolé une image ; parfois un feuillet du diptyque manque ; dans beaucoup de hokku, le petit tableau reste seul à décrire, à suggérer le précepte.

Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/284 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/285 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/286 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/287 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/288 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/289 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/290 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/291 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/292 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/293 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/294 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/295 Page:Aubert - Paix japonaise, 1906.djvu/296 climat, un peu comme nos coloniaux construisent des villes ressemblant à nos sous-préfectures.

Loin du Japon ils ne trouvent plus à satisfaire leur besoin de sociabilité. Ils regrettent les auberges japonaises si joliment dispersées dans la campagne autour des villes ; ils regrettent la cuisine japonaise et les geishas qui chantent les légendes et les paysages japonais, comme beaucoup de nos concitoyens à l’étranger regrettent les cafés, les boulevards et la « vie parisienne ».

Il est évident qu’ils arriveront à sortir de chez eux. La victoire leur créera des obligations d’expansion. Leur population s’accroît. Européanisés, ils tiendront à faire comme les Européens qui émigrent en masses. L’idée de leur mission civilisatrice en Extrême-Orient les pousse. C’est une race de raisonneurs qui par orgueil national a su déjà, au cours de son histoire, faire bien des sacrifices. C’est la tête qui mène chez ces conservateurs qui par moments deviennent des révolutionnaires radicaux. Mais certainement le plus gros sacrifice que leur imposera la victoire sera de vivre hors du Japon, car dans ces îles, pendant des siècles, il s’est formé entre l’homme et le paysage une infinité de liens ténus et vivants, douloureux à rompre.


  1. Socques de bois.
  2. Les Japonais, qui ne furent pas les premiers habitants des îles où ils vivent aujourd’hui, bien vite, comme les Grecs, se crurent autochtones.
  3. Cloisons de papier mobiles, qui séparent les diverses pièces de l’appartement.
  4. Hokku d’Etsujin (XVIIIe siècle).
  5. Hokku d’Arakida Moritake (XVe, XVIe siècles). Les Hokku cités sont tirés de l’admirable article de M. B. H. Chamberlain : Bashô and the Japanese Epigram, paru dans les Transactions of the Asiatic Society of Japan, septembre 1902.
  6. Hokku de Ryôta (XVIIIe s.).
  7. Hokku de Bashô (XVIIe s.)
  8. Hokku de Bashô.
  9. Cf., par exemple, le Fuji Hyakkei (100 vues du Fuji) d’Hokusai : le grand volcan apparaît entre des premiers plans toujours variés.
  10. Notre école impressionniste — dans les œuvres, par exemple, de Degas, de Monet, de Toulouse-Lautrec — est en réaction contre l’école classique, parce que précisément sous l’influence des Japonais ils ont insisté sur les premiers plans, et ont tâché de les dessiner avec leur volume réel.
  11. Hokku de Kyorai (XVIIe siècle).
  12. Les Japonais, avec leur sens si exercé de la forme, ont toujours aimé la caricature. Dès le XIIe siècle, un prêtre, Toba Sôjô, fit des dessins célèbres par leur drôlerie.
  13. Voici les titres de quatre kakémonos par Kanô Motonobu : la cloche d’un temple éloigné, le soir, et l’ardeur du coucher du soleil sur un village de pêcheurs. — Une bourrasque sur une petite ville, au milieu de montagnes, et des bateaux revenant au large. — La lune d’automne sur le lac Tung-Ting et des oies sauvages sur une plage de sable. — Une nuit pluvieuse en Hsiao-Hsiang et neige du soir sur le lac. (Cités par Tei-san : Notes sur l’art japonais.)
  14. À comparer des estampes aux sites qu’elles représentent, on voit comment les japonais, dans le portrait de leur pays, atteignent la ressemblance en dehors de l’exactitude. Ils ont rendu de doubles effets de lumière qui, dans la réalité, ne peuvent être vus simultanément. Quand ils représentent la mer ou les montagnes, leur exécution si libre et si spirituelle ne peut être que de souvenir.
  15. Cf. Chamberlain, Things Japanese ; art. : Art.
  16. Comme documents sur le sens original du paysage qu’ont les japonais, le kokku ou poésie de dix-sept syllabes, les jardins de Kyôto et les paysages de l’école proprement japonaise se complètent. La peinture de paysage au Japon est d’origine chinoise, et il y a toujours eu une école chinoise de paysage au Japon. Jôsetsu, Sesshû, Sesson, Kanô Motonobu en furent les maîtres les plus célèbres. Mais vers l’époque où le kokku s’imposait en poésie (fin du XVe siècle, commencement du XVIe) une école proprement japonaise naissait. C’est alors que Sôami favori du Shôgun Yoshimasa, esthète célèbre, dessina quelques-uns des jardins de Kyôto (Awata, Ginkaku-ji) régla les cérémonies de thé, et peignit. Un siècle plus tard l’art japonais des jardins, et aussi l’art d’arranger les fleurs fut illustré par Kobori Enshû, courtisan de Hideyoshi et de Ieyasu, tandis qu’à peu près à la même époque, fin du XVIIe siècle. Bashô se servit du kokku comme d’un moyen pour propager les enseignements bouddhiques de la Secte Zen. Telles sont les formes d’art vraiment japonaises (en dehors des estampes et des kakémonos de l’École populaire) contemporaines en leur développement.
  17. Hokku par Onitsura, XVIIe et XVIIIe siècle.
  18. Cité par Chamberlain, Things Japanese. Art. : Gardens.
  19. Dans son étude « Bashô and the Japanese Epigram » M. Chamberlain note que, dès le moment où le kokku devient une forme poétique (fin du XVe siècle) le goût s’en répand aussitôt dans toutes les classes de la société — même les classes inférieures. Que ce goût subsiste général, les poésies de simples soldats aussi bien que de princes, et du Mikado, composées à propos de la guerre, citées et qu’à M. Noël Péri dans son article « Fleurs de Cerisier » (Cf. la Revue de Paris du 1er septembre 1905) le prouvent. Quant aux jardins célèbres de Kyôto ils ont été admirés, étudiés, copiés par des générations, par des gens de toutes classes. Bien plus il n’est pas d’enfant qui n’ait dessiné et construit son hakoniwa dans un plat ou un pot de fleurs — copie miniature d’un jardin connu, avec ses sentiers, ses ponts courbes, ses collines, ses lanternes de pierre, ses pins, et les poissons dans l’étang.