Paix japonaise/Avant-propos

Armand Colin (p. v-xii).

AVANT-PROPOS

Toutes les ambitions du Japon s’ordonnent autour de l’idée d’une « Paix Japonaise » de l’Extrême-Orient. Définitivement, le Japon gagne le droit d’avoir une politique d’expansion ; il s’installe sur le continent asiatique. Glorieux et endetté, il se trouve dans une situation grandiose, moins par les résultats acquis que par les possibilités qui s’offrent à lui : la Corée à administrer ; la Chine à diriger, si les Chinois s’y prêtent ; d’énormes marchés à pourvoir, si l’industrie nationale y suffit ; un rôle de protecteur à jouer sur l’Asie orientale et dans le Pacifique, si l’Europe et les États-Unis font son jeu. Derrière la façade d’une « Paix Japonaise », c’est une révolution de l’Extrême-Orient que le Japon prépare méthodiquement, pacifiquement, s’il le peut.

Un tel bouleversement politique et économique n’ira pas sans lui coûter des sacrifices. Jusqu’à présent, il empruntait à l’Europe les moyens de préserver son passé ; maintenant, c’est beaucoup de sa propre substance qu’il devra sacrifier. Pour le Japon lui-même, comme pour l’Extrême-Orient, « Paix Japonaise » signifie changement. À cette situation neuve, il faut que s’adaptent les mœurs d’autrefois, lentement formées pendant deux siècles et demi dans ces îles séparées du monde. La vie s’était alors condensée en quelques habitudes simples, tenaces. Comme en un vase bien clos, elles n’étaient ni contrariées ni compliquées par des influences étrangères. Dans le Japon moderne, grand ouvert aux imitations, et qui se répand hors de ses îles, ces habitudes se dissolvent un peu chaque jour avant de disparaître. Finie, la vie au milieu de paysages familiers : il faudra les quitter, vivre souvent hors du Japon. Finie, la vie fluide et flâneuse le long des routes : la vie intense, régulière, de l’usine commence. Finie, la vie retirée des affaires, que l’on menait après l’âge de quarante ans : il va falloir travailler jusqu’au bout. Quand la nouvelle que Port-Arthur s’était rendu arriva de nuit à Kyôto, les cloches des temples sonnèrent. C’était en la vieille capitale le glas du vieux Japon.

Pour l’Europe aussi il y a du changement en Extrême-Orient : la guerre lui a rendu l’Asie Orientale un peu plus familière ; bon gré, mal gré, elle doit s’en occuper. Ampleur du conflit ; prestige de la distance ; curiosité éveillée par ces rencontres d’armées et d’escadres dont le matériel européen n’avait jamais été sérieusement éprouvé ; crainte surtout d’être impliqué par les alliances dans le conflit ; ajoutez l’incident du Dogger bank, les discussions sur la neutralité française, enfin l’abondance des traités : traités russo-japonais, anglo-japonais, sino-japonais, tout cela contraignit l’Europe à penser aux choses extrême-orientales.

C’est une nouveauté, car, avant et pendant le conflit, l’Europe continentale les a dangereusement ignorées. Aussitôt après la déclaration de guerre, en Russie naturellement, mais aussi en France, en Belgique, surtout en Allemagne, on invoqua le « péril jaune », la lutte des races : Blancs contre Jaunes, civilisés contre barbares, chrétiens contre païens. C’était la philosophie des dessins de Guillaume II : l’archange Michel, glaive levé, menaçant les Jaunes ; c’était aussi la philosophie de ses propos sur les États-Unis d’Europe croisés contre la Barbarie. Après Liao-Yang, après Moukden, confusément on se représentait le monde jaune — Coréens, Siamois, Annamites, Chinois, conduits par le Japon — tombant sur les Blancs ; ce serait une catastrophe soudaine, irrémédiable, à laquelle il faudrait se résigner : une digue qui se rompt, un flot jaunâtre recouvrant d’un coup notre civilisation toute blanche.

Il est curieux que nous continuions de nous représenter l’Asie et ses hordes avec les mêmes mots et les mêmes images qu’employaient au XIIIe siècle les contemporains de saint Louis qui entendirent parler des Mongols ou qui les virent. Nos idées sur le péril jaune datent de six siècles et demi. Quand les Mongols débouchèrent sur le Don, Polonais, Allemands, Hongrois les croyaient innombrables, tant la terreur qu’ils inspiraient était grande. En moins de trente jours, ils conquirent la Pologne et la Silésie, depuis la Vistule jusqu’à l’Oder et aux Marches de Saxe ; on les vit sur l’Adriatique ; ils occupaient la Hongrie quand ils refluèrent sur l’Asie. L’Europe, très bien espionnée par les Mongols, les ignorait presque et n’avait pas prévu leur avance. « Dans cette curieuse invasion des barbares, a-t-on pu dire, les vrais barbares ne sont pas les envahisseurs orientaux, mais les occidentaux envahis[1]. » La formule est aussi vraie de la guerre qui s’achève.

L’Europe continentale est restée sur le souvenir de l’Asie de Gengis-Khan, unifiée, organisée pour de grandes expéditions. D’où vient cet anachronisme ? C’est que, depuis le XIIIe siècle, les communications par terre, jadis actives, entre l’Europe et l’Asie orientale, furent rompues. L’empereur mongol résidant à Pékin, la sûreté des deux grand’routes ne fut plus assurée : celle du Pé-Lou (Pentapole) était interceptée sans cesse par des révoltes, celle du Nan-Lou (Hexapole) fut à la discrétion des sultans de Transoxiane autonomes ; puis l’Islam s’interposa comme un écran entre l’Orient bouddhique et l’Europe chrétienne ; les Turcs enfin bouchèrent les routes de terre, et aussi la route de l’Euphrate qui ouvrait la route de mer jusqu’à Canton. Ainsi séparés, les deux mondes pendant des siècles s’ignorèrent ; les rapports par mer depuis un demi-siècle, depuis les guerres de 1840 et 1860, n’ont pas suffi pour rendre familières à l’Europe les choses d’Extrême-Orient, pour changer les mots et les images qu’évoque le péril jaune.

Ce que cette ignorance vient de coûter à l’Europe continentale, on le sait. Quand le Japon rompit les négociations, Français et Allemands ne mirent pas en doute sa témérité ; quand il prouva sa force, les Européens, au lieu de s’accuser d’ignorance, l’accusèrent de dissimulation et de tricherie, pour les avoir si bien trompés. L’Allemagne comme complice de l’ambition russe en Asie, la France comme alliée et prêteuse, ont perdu au désastre russe. La France a manqué d’être impliquée dans le conflit, et, pour remplir ses obligations d’alliance, a dû s’aliéner l’opinion japonaise qui lui avait toujours été favorable.

Seules, avec le Japon, profitent de la guerre deux puissances qui n’ont jamais partagé le préjugé anachronique de l’Europe sur le péril jaune, les États-Unis et l’Angleterre. Pour les États-Unis, j’expliquerai comment les choses de notre Extrême-Orient lui ont toujours été beaucoup plus familières qu’à nous. Dès 1902, l’Angleterre n’a pas hésité à s’allier à une puissance jaune. Grâce à cette claire vision de la force que représentait le Japon en Extrême-Orient, l’Angleterre a su reprendre en Chine sa grande influence d’autrefois, influence que la Russie et l’Allemagne avaient sérieusement attaquée pendant la guerre de l’Afrique du Sud.

L’Europe, la France surtout, qui n’a jamais eu des intérêts spéciaux dans la Chine du Nord, doivent admettre l’inévitable. Il y a quelque chose de changé dans l’Asie orientale : le Japon y est prépondérant, l’Europe diminuée, la Chine inquiète. Je crois qu’en dépit de l’avantage pris par le Japon sur l’Europe, en dépit de l’attitude actuellement anti-européenne de la Chine, les Européens ont encore un grand rôle à jouer en Extrême-Orient, à condition que c’en soit fini de leurs appétits de conquête, de leur mépris et de leur brutalité de race supérieure, et qu’ils se consacrent à une œuvre de paix et de civilisation à peine ébauchée.

Les études qui suivent, sauf le chapitre : La Lutte pour le Pacifique, ont paru dans la Revue de Paris, pendant la guerre et depuis. Les trois premières ont été écrites aux États-Unis et au Japon au cours d’un voyage autour du monde que j’ai fait comme boursier de l’Université de Paris. Elles reparaissent aujourd’hui retouchées et complétées.

Je tiens à remercier M. Noël Péri, qui a traduit du japonais la plupart des textes cités dans les deux premiers chapitres, et qui m’a donné en outre maints conseils et suggestions.


Avril 1906.

  1. L. Cahun. Introduction à l’Histoire de l’Asie, p.355 et suiv.