Pages romantiques/Lettres d’un bachelier ès musique (4)

Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 147-163).

IV[1]

À M. LOUIS DE RONCHAUD[2]

Septembre 1837.

Vous avez voulu nous quitter ; ni les prières de l’amitié, ni les séductions d’une contrée heureuse n’ont su vous retenir près de nous. D’où vient donc qu’en lui serrant sa main vous vous êtes retourné afin qu’elle ne vît pas vos larmes ? D’où vient qu’en vous pressant contre ma poitrine j’ai senti des sanglots refoulés prêts à s’échapper malgré vous de la vôtre ? N’était-ce donc pas vous, vous seul, qui le vouliez ainsi ? Mais qu’ai-je à demander pourquoi ce brusque départ, pourquoi cette séparation en apparence si peu motivée ? Vous êtes à l’âge inquiet où l’on secoue les affections comme des chaînes ; où l’on a hâte de paraître insensible afin de faire connaître que l’on est devenu homme. Déjà la sérénité de votre vie vous fatigue, et la pureté de votre jeune front vous ennuie ; il vous tarde que les passions aient ravagé l’une et que les rides aient creusé l’autre. Déjà vous entendez dans le lointain des voix étranges qui vous sollicitent à vivre. Le démon de la curiosité vous pousse, et vous croyez ne pouvoir faire taire assez tôt le noble instinct du poète qui se trouble au dedans de vous comme le remords anticipé de fautes inévitables. Allez donc, quittez-nous. Allez jeter aux vents les trésors de votre jeunesse. Hâtez-vous de vous dépouiller. Donnez-vous tout à tous ; car vous voulez agir, dites-vous. Les affections exclusives et l’œuvre bornée de l’artiste vous semblent une marque de faiblesse ou d’insuffisance. Vous me plaignez presque quand vous me voyez, placide, labourer mon étroit sillon ; et mon ciel vous paraît bien sombre parce que vous n’y découvrez qu’une étoile. Il faudrait tout à la fois à votre esprit irrassasiable les luttes de la place publique, les acclamations de la foule, l’enivrement de la gloire et l’emportement des volages amours. Vous prétendez à l’impossible avec une simplicité charmante. Rien ne vous paraîtrait plus naturel que l’accomplissement de nos vœux les plus désordonnés. Allez donc, jeune et beau poète ; bientôt, trop tôt sans doute, vous reviendrez à nous le cœur chargé de désenchantement ; désabusé même de la sainte ardeur du bien, et tristement guéri de la soit de l’idéal par les eaux amères de l’expérience ; que Dieu vous garde alors, dans sa mansuétude, comme à moi votre aîné de quelques pesantes années, un sillon à labourer sur la terre, une étoile à contempler dans les cieux !

Le lendemain de nos adieux je remontai la Saône et j’arrivai chez Lamartine. C’est bien là, comme vous me le disiez souvent, le poète heureux du siècle. Dans une époque de contestations, d’instabilité, de rivalités acharnées, son nom nous est apparu soudain rayonnant au-dessus de la région des orages : se révélant à tous en même temps qu’il se révélait à lui-même, il n’a connu ni les longues attentes, ni les insolentes protections, ni les prudents avis des médiocrités officieuses, il n’a point subi les tortures du doute, et ne s’est jamais demandé, en voyant la foule indifférente à ses accents, si le fantôme qui lui apparaissait comme son génie n’était peut-être que l’ombre gigantesque de sa vanité. Le premier chant de sa lyre a retenti dans un air libre et pur ; sa poitrine s’est dilatée à l’aise dans une atmosphère que le souffle de l’envie n’a pu corrompre. Dès sa venue parmi nous, le jeune homme a été salué comme l’oint du Seigneur, comme l’un de ces rois de l’intelligence dont les fautes mêmes sont sacrées, et la postérité est née pour lui au lendemain de son premier jour de gloire. Il est, sans contredit, plusieurs causes à cette destinée d’exception, à cette popularité si instantanément acquise et si invariablement maintenue ; car le génie, d’ordinaire, ne s’élève point en paisible dominateur ; il ne se fraie un chemin qu’à travers mille obstacles ; il est longtemps méconnu, violemment attaqué et souvent nié par toute une moitié de son siècle. Loin de là, les circonstances les plus favorables ont accueilli les chants de Lamartine.

Chateaubriand avait glorieusement instauré en France une littérature nouvelle ; il avait fait jaillir du christianisme une poésie inconnue ou plutôt oubliée. En faisant résonner simultanément ces deux cordes éternellement vibrantes dans l’humanité, l’amour et la religion, il avait trouvé de célestes harmonies qui tenaient les âmes captives ; mais l’étrangeté pompeuse de son style, le luxe peut-être immodéré de sa couleur, le romantisme de sa manière, pour me servir d’une expression du temps, soulevèrent d’innombrables et âpres critiques. En choisissant d’ailleurs comme héroïnes Atala, la libre fille des Natchez, Velléda la druidesse couronnée de gui ; en plaçant ses amants sur les rives du Meschacebé, dans les forêts de l’Amérique, il déroutait une vaste classe de lecteurs dont l’intelligence est peu voyageuse, qui, selon le précepte du sens commun, préfère le connu à l’inconnu, veut jouir sans effort et se reconnaître sans peine sous les traits du personnage qu’on lui présente. Il est un degré d’innovation que l’on ne dépasse pas sans danger. Le poète peut bien, à force de génie, entraîner le lecteur quelque peu au delà du terme accoutumé ; mais s’il veut se jeter hardiment dans des routes non frayées, franchir des espaces inconnus, celui-ci s’étonne, se lasse, et finit par l’abandonner dans le désert. Lamartine eut le don de saisir le point juste de l’innovation permise. Son Elvire charma sans surprendre, car il n’est guère d’homme qui en un jour de jeunesse n’ait cru rencontrer une Elvire. Il n’en est guère non plus qui ne se soit parfois senti rêveur à l’ombre d’un vieux chêne ou sous les voûtes d’une église gothique. En ne dramatisant pas ses sentiments, en restant dans un lyrisme méditatif, Lamartine avait encore l’avantage que ces lecteurs essentiellement subjectifs qui aiment à se retrouver partout, pouvaient aisément faire entrer leur propre histoire dans le cadre harmonieux de sa divine poésie. Plus tard, le peuple des imitateurs vulgarisa à tel point la rêverie en plein air et les vaporeuses amours que Lamartine lui-même, venu dix ans après, eût eu peine à se faire jour à travers la foule des amants d’Elvire, la forêt des vieux chênes et le débordement des lacs d’azur. Mais l’heure de l’examen et de la critique arrivée, son nom était consacré, sa gloire était hors de cause ; aussi, l’examen fut-il respectueux, la critique pleine de déférence ; et quand des œuvres plus tardives reçurent ses atteintes, le laurier du poète était si riche de feuillage et de fleurs qu’il pût, sans trop de soucis, lui laisser émonder quelques-uns de ses rameaux les plus près de terre.

Saint-Point est une demeure charmante où Lamartine se voue avec activité à l’accomplissement des devoirs de la vie départementale, telle que nos mœurs parlementaires les ont tracés ; grand sujet d’ébahissement pour le vulgaire, qui se figure les poêles et les artistes comme des êtres en dehors de toute réalité, ne se repaissant que de chimères, endormis comme Brahma dans des ténèbres lumineuses. Lamartine juré, Lamartine membre du conseil général, Lamartine député, est pour beaucoup de gens[3] une anomalie, un problème ; les braves gens en sont à Pégase et à l’Hélicon ; ils ne s’aperçoivent point encore que, dans nos civilisations modernes, le poète et l’artiste ne sont plus de glorieux parias que leur génie séquestre du reste de l’humanité, mais, au contraire, des hommes vivant de la vie de tous, aimant, souffrant, travaillant en communion avec ceux qui aiment, qui travaillent, qui souffrent ; au demeurant, tout aussi peu fantastiques dans leurs mœurs et leurs habitudes, que le plus inoffensif bourgeois de Carpentras ou de Tarascon. Étranges choses ! direz-vous, que ce préjugé populaire, posant en fait, malgré l’expérience et le raisonnement, qu’un homme, par cela seul qu’il est doué de facultés supérieures, doit être dépourvu du simple bon sens nécessaise au maniement des affaires civiles et politiques ! Étrange ? non : qui ne sait que les préjugés qui flattent la médiocrité s’établissent avec une facilité merveilleuse, et cela en raison directe de leur absurdité ? Qui n’a été témoin de l’incroyable vitesse avec laquelle circulent les idées creuses ? Et ne voyons-nous pas qu’il est des erreurs endémiques comme les maladies qui règnent durant un certain temps dans l’atmosphère, et se prennent sans cause comme avec l’air que l’on respire ?

La Grande-Chartreuse, ce nom ne renferme-t-il pas, dans son morne mystère, la pensée vague et indéfinie de tout ce que l’ascétisme chrétien enfanta durant plus de dix siècles ? Les saintes folies, les tortures volontaires, les martyres obscurs, les renoncements obstinés, toute cette muette et sombre protestation contre le règne de Satan, cette réaction mystique contre les voluptés charnelles, ne semblent-ils pas évoquer les pâles fantômes de ces solitaires, connus de Dieu seul, qui traversèrent la vie, les yeux fixés sur une tombe, courbant leur volonté sous une règle de fer, et s’absorbant tout entiers dans l’âpre et sauvage aspiration d’un monde incompréhensible ?

Jadis on ne parvenait à la retraite de saint Bruno que par un sentier étroit, escarpé ; les pieds se déchiraient aux ronces comme pour préparer le cœur à se déchirer dans la pénitence ; aujourd’hui la civilisation, qui triomphe de tout, a aplani les saintes voies : une route a remplacé l’abrupt sentier ; avant un an c’est en voiture que l’on se rendra à la Grande-Chartreuse.

Nous montons par une pente adoucie, au bord d’un torrent, toujours ombragée de sapins, de hêtres et de châtaigniers. À mesure que nous pénétrons dans la gorge elle se resserre et s’ombrage de plus en plus. Au bruit du torrent succède le silence ; la végétation, d’une beauté croissante, semble vouloir attirer et retenir l’homme dans la paix du Seigneur. J’ai fait un grand nombre d’ascensions alpestres ; nulle part je n’ai vu un pareil effet de continuité. Les Alpes se divisent en trois régions distinctes et contrastantes : d’abord, la végétation, la culture ; puis la région des sapins et des pâturages, qui va en se dégradant, en se dénudant jusqu’aux rochers et aux neiges éternelles. Ici, rien d’interrompu, rien de tranché : toujours un tapis de verdure sous nos pieds ; toujours un dôme de feuillage sur nos têtes ; toujours une voix cachée qui dit : Venite ad me omnes qui laboratis. C’est le jour de l’Assomption ; au bout de quatre heures de marche, les cloches nous annoncent l’approche du couvent. J’entre dans la chapelle où l’on célèbre le triomphe de la mère de Dieu, et je vais m’asseoir auprès d’un pilier où dix mois auparavant j’avais entendu les chants funèbres de la messe des morts. Je pus me figurer un instant que je n’avais pas quitté ma place, tant il y avait peu de différence entre les hymnes de la joie et les cantiques de la douleur. C’était encore une psalmodie monotone, inaccentuée ; un murmure caverneux de voix cassées par la vieillesse, éteintes par l’abstinence ; un bruit étrange plutôt qu’une musique ; des accents qui, non plus que les poitrines dont ils sortent, n’ont plus rien de vivant ni d’humain. J’avais hâte de me retrouver en plein air. Sur la pelouse qui s’étend devant le couvent, je contemplai longtemps un groupe d’enfants jouant aux osselets et deux vaches superbes qui paissaient les herbes parfumées avec une confiante nonchalance. Tout autour de moi, des hauteurs à pic couvertes d’arbres touffus ; un oiseau, un seul faisait retentir l’air de sa cadence obstinée. Quel contraste ! mon ami ; quels symboles vivants ! quel anachronisme qu’un couvent de Chartreux au xixe siècle ! Comment la papauté n’a-t-elle pas senti que les temps étaient venus de raviver une institution qui, n’ayant plus aucun sens, ne représentant plus aucune idée, ne répondant à aucun besoin, devait nécessairement tomber en poussière ? Sans doute, un pape homme de génie, un pape qui eût compris son époque comme les Grégoire et les Innocent comprirent la leur, eût pu tirer un parti énorme des monastères en les consacrant à des travaux d’intelligence ou même à des exploitations industrielles : il eût effacé ainsi la tache d’oisiveté qui a rendu le monarchisme si odieux aux peuples ; il eût superposé aux spéculations industrielles qui absorbent tout aujourd’hui la pensée religieuse absente ; les hommes de Dieu, en partageant le travail du prolétaire, eussent acquis le droit de lui prêcher la morale chrétienne, et, par cette simple modification des règles claustrales, sans toucher en rien à ses dogmes, la papauté eût pu peut-être ramener au christianisme une classe nombreuse de la société et reconquérir par ce moyen, en harmonie avec l’état actuel des esprits, une partie de l’influence qu’elle acquit en d’autres temps par des voies opposées. L’esprit d’association se répand à tel point parmi nous, que je ne serais pas surpris de voir se former avant peu des couvents d’une autre nature : des réunions d’artistes, de savants, de travailleurs, vivant ensemble, sous une règle convenue, et mettant en commun leurs recherches et leurs découvertes. L’égoïsme, qui isole les hommes, serait ainsi plus sûrement combattu que par la séquestration monastique : il y aurait moins de temps perdu dans les préoccupations de la vie matérielle, moins d’intelligences étouffées par la misère, moins d’erreurs et d’aveuglements prolongés, puisque l’œil de tous veillerait sur chacun… Mais trêve de suppositions et d’hypothèses, j’ai à vous parler de tant de magnifiques réalités.

Les oppositions abondent dans la vie de voyage. L’ombre de Voltaire, la statue de Rousseau, ces grands démolisseurs de monastères, nous attendaient sur les bords du Léman. Plus loin Ripaille[4], séjour du philosophe épicurien qui déchargea son front du double poids de la tiare et de la couronne, et ne voulut laisser d’autre mémoire de lui qu’un dicton populaire qui exprime en deux langues la joie et le bien-être. Voici Pissevache, l’orgueilleuse cascade, étalant ses charmes comme une courtisane ; puis la nymphe pudique de Turtemagne, qui se cache dans les rochers, et dont les ondes tombent blanches et molles comme les plumes d’un jeune cygne. Nous traversons le Simplon, hardi passage que se fraya la volonté d’un héros à travers des abîmes courroucés et des blocs de marbre qui reposaient dans leur force depuis les premiers jours du monde. Nous gardons le silence et nous baissons les yeux, car nous nous sentons bien petits partout où Napoléon a laissé sa trace.

Arrivés à Bavéno, sur les bords du lac Majeur, un bateau nous conduit à l’Isola-Madre ; c’était naguère, une roche aride, sur laquelle croît aujourd’hui la plus splendide végétation. Les citronniers et les orangers couvrent les murs d’une tenture parfumée ; les sassafras, les camphriers, les magnolias y forment de délicieux ombrages ; et le sapin d’Écosse élève au-dessus d’eux sa tête sévère, pareil à un philosophe désabusé au sein d’une riante et joyeuse assemblée. L’aloès aux feuilles de bronze perce le roc, il étale ses ardentes étamines qui ne fleurissent qu’une fois dans sa vie ! — Mais le soir est venu ; la lune trace sur l’onde un sillon lumineux qui tremble comme la foi des choses divines dans nos âmes hésitantes et douteuses. De tous les villages qui bordent le lac, les cloches saintes s’appellent et se répondent… Voici les étoiles qui s’appellent aussi dans les cieux… Dites : qu’y a-t-il donc au dedans de nous, chétifs et misérables, qui nous met on communion avec ces merveilles infinies ?

À Sesto-Galende, monsieur le commissaire de police me retient trois jours pour je ne sais quelle formalité qui manque à mon passeport. On fouille nos malles, elles sont dans l’orthodoxie. Décidément rien n’était moins joli qu’un douanier autrichien à l’ombre d’un olivier ; et Bernardin de Saint-Pierre lui-même aurait eu grand’peine à rencontrer les harmonies de ces deux créations providentielles. Il est bien entendu que je suis au point de vue purement pittoresque, et ne prétends rien inférer de là qui soit contraire aux droits de S. M. l’empereur d’Autriche. Je croirais manquer à la reconnaissance si je ne faisais ici mention du vetturino qui nous a conduits de Genève à Milan. On ne saurait en vérité entrer en Italie sous de plus joyeux auspices. D’une politesse exquise avec le nostre excellenze, toujours chantant, riant, apostrophant tour à tour les maledette mosche et les jolies filles, mime parfait, charlatan consommé, Salvadore Bellatella est l’idéal des vetturini. Puisse la rosée du ciel descendre sur le foin dont il nourrit ses coursiers poitrinaires ! Puissent les échos de la Lombardie répéter durant longues années le gai refrain de sa chanson :

Siamo vetturini, siamo, siamo,
In ogni paës una ragazz’ abbiam’ abiamo.

Milan. — J’arrive. Vous pensez que je cours voir le Dôme, le Musée, la Bibliothèque ? eh, mon Dieu, non ! rien de tout cela. Je ne lis point Valery ; j’ignore absolument comment on voyage avec fruit et de quelle manière il faut s’y prendre pour procéder méthodiquement et classiquement dans ses admirations. Je n’ai jamais rien su et ne saurai jamais rien faire par chapitre ; j’ai au surplus une aversion prononcée pour la contenance et les allures de voyageur touriste ; je tâche donc de m’en débarrasser le plus tôt possible, et, pour cela, je me hâte de perdre du temps : qu’aurait de mieux à faire, je vous prie, celui qui est exilé par sa volonté propre, errant à dessein, sciemment imprudent, partout étranger et partout chez lui[5] ?

Me voici flânant dans les rues de Milan comme je pourrais le faire sur les boulevards de Paris, et je me trouve bientôt, sans savoir comment, vis-à-vis la Scala, à la porte du magasin de Ricordi. Vous savez, ou vous ne savez pas, car, Dieu merci, vous n’avez jamais écrit ni vendu des doubles croches, que Ricordi est le premier éditeur de l’Italie et l’un des plus considérables éditeurs d’Europe : or, voyez-vous, l’éditeur c’est le ministre résident de la république musicale ; c’est le salus infirmorum, le refugium peccatorum, la providence des musiciens errants comme moi. J’entre donc, et sans préambule je vais m’asseoir au piano ouvert. Je me mets à préluder ; c’est ma façon de présenter mes lettres de créance. Ricordi est là. Je ne le connais pas ; il ne me connaît pas ; il écoute et il s’enthousiasme ; mais, ainsi qu’il me l’a confessé depuis, il n’a pas déjeuné, il a grand faim, l’enthousiasme lui creuse l’estomac ; il songe au risotto qui l’attend, et, durant un point d’orgue, il court ranimer ses forces et revient bien mieux disposé encore à la sympathie. Il ne me parle pas pourtant, mais je l’entends dire à son commis : Questo è Liszt o il Diavolo. Alors, me voyant si véhémentement suspecté, je vais à lui et je me nomme ; cinq minutes après, sans que je puisse me rappeler ce que nous avons dit, Ricordi avait mis à ma disposition sa maison de campagne dans la Brianza, sa loge alla Scala, sa voiture, ses chevaux, les quinze cents partitions dont il est propriétaire ; enfin, depuis un mien ami, qui avait longtemps séjourné à Honololu, capitale d’O Taïti, je n’avais pas vu pratiquer l’hospitalité avec si peu de restrictions et tant de cordialité.

Le soir même nous allons ensemble à la Scala : l’immensité de la salle, sa belle coupe, la profondeur de la scène, donnent à ce théâtre quelque chose de très imposant ; pourtant l’aspect général en est monotone et triste. Le défaut de lumière et le vide des loges[6] sont assurément deux causes qui suffisent à expliquer l’impression de froid et de tristesse qui nous saisit en y entrant ; mais il en est d’autres encore plus permanentes et moins faciles à faire cesser. La Scala n’a point, ainsi que l’Opéra de Paris, de diversité dans sa symétrie. À Paris, le parterre s’élève en amphithéâtre ; les loges du premier rang sont précédées d’un balcon, la plupart sont découvertes ; ce qui, sans parler de l’éclat des tentures rouges et des ornements dorés, oblige les femmes a une grande parure, ou tout au moins à une toilette recherchée. À Milan, le parterre est une surface plane ; les cinq rangs de loges sont identiquement pareils ; les loges elles-mêmes, fort commodes pour les propriétaires, à raison de leur profondeur, ne sont point calculées en vue du coup d’œil : elles n’ont que très peu d’ouverture, et sont uniformément tendues d’une soie bleu foncé qui éteint encore les reflets déjà si sombres du lustre éclairé à l’huile. Les dorures sont massives et vieillies… mais le spectacle, me direz-vous ? l’opéra ? les chanteurs ?… Hélas, mon ami, le spectacle n’est guère propre à dissiper la disposition à l’ennui que vous donne la salle.

Ce jour-là on représentait Marino Faliero[7] et, suivant l’usage, on le donnait après un très petit nombre de répétitions préalables ; car, dans ce bienheureux pays, la mise en scène d’un opera seria n’est nullement une affaire sérieuse ; quinze jours suffisent d’ordinaire. L’orchestre et les chanteurs, étrangers les uns aux autres, ne recevant aucune impulsion du public qui jase ou dort (dans les loges du cinquième, l’on soupe et l’on joue aux cartes), distraits, engourdis, enrhumés, viennent là non comme des artistes, mais comme des gens payés à l’heure, pour faire de la musique. Aussi, malgré l’exagération de geste et d’accent imposée par le goût italien, rien n’est glacial comme ces représentations ; de nuances, pas question ; d’effets d’ensemble, pas davantage ; chacun des acteurs ne pense qu’à soi, sans s’inquiéter de son voisin. À quoi bon d’ailleurs se donner de la peine pour un public qui n’écoute point ? La prima donna, dans la cavatine à la mode, a seule quelques chances de succès. Trios, quintetti, chœurs, finales, tout semble exécuté par des somnambules, et l’on peut dire avec vérité que les acteurs chantent à la fois, mais non pas qu’ils chantent ensemble. Pourtant, de peur que l’émotion ne soit trop forte, et afin de donner le temps aux imaginations trop excitées par l’intérêt dramatique de se calmer, il est d’usage, le premier acte fini, de représenter le ballet et de n’achever l’opéra qu’après les pirouettes. Le sujet du ballet que je vis était la Mort de Virginie. Des évolutions de chevaux, dans le style de Franconi, devaient nous transporter en esprit aux fêtes consulaires ; une pantomime exactement astreinte aux temps de la mesure, des gestes carrés, précis, anguleux, nous apprenaient le rapt de la jeune Romaine ; quelques entrechats admirables du danseur Brettin nous disaient le reste.

Et le tout a fini par un coup de poignard,

après lequel nous sommes allés prendre des sorbetti au jardin du Cava.

Je ne reste point à Milan : la chaleur y est encore trop accablante ; nous allons chercher un abri plus frais sur les bords du lac de Como. À mon retour seulement, je vous parlerai avec détail de l’état de l’art dans la capitale de l’Italie musicale. Bon nombre de gens à ma place ne se feraient pas faute de jugements en dernier ressort et de critiques définitives. Pour moi, je n’ai pas l’esprit aussi prompt, et je sens le besoin, avant d’asseoir mon jugement, de regarder, d’écouter longtemps encore. Je vous ai dit ma première impression : je ne vous la donne ni comme juste ni comme fausse, mais comme mienne. À une autre fois le long discourir. Aujourd’hui encore un mot d’amitié et le plus cordial shake hand que vous ayez jamais reçu et que j’aie jamais donné.


  1. Gazette Musicale, 25 mars 1838.
  2. Littérateur, ami de George Sand, de Mme d’Agoult et de Liszt.
  3. C’est à ces gens que s’adressent les Considérations sur la situation des Artistes.
  4. Près Thonon (Haute-Savoie) ; château où se retira le duc Amédée de Savoie, qui avait été antipape sous le nom de Félix V.
  5. Durch eignen Willen exilirt, mit Yorsatz irrend, zweckimässig unklug, überall zu Haus (Goethe, Lettres écrites d’Italie). Note de Liszt.
  6. « La saison est très mauvaise cette année. » (Style d’entrepreneur de théâtre.) Tout le monde se plaint du directeur, des chanteurs, des compositeurs, et en cela tout le monde a raison.
  7. Opéra de Donizetti.