Pages romantiques/Lettres d’un bachelier ès musique (3)

Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 128-146).

III[1]

À M. ADOLPHE PICTET[2]

Où je vais ? Ce que je deviens ? Le sais-je ? J’irai toujours tout droit comme disent les paysans ; car les droits chemins sont les bons chemins. Je deviendrai ce qu’il plaira à Dieu ; point ne m’en mets en grand souci. À tout hasard, je compte sur la Providence. Pour aujourd’hui, parlons plutôt de ce que je suis devenu depuis que nous n’avons causé, les pieds sur les chenets, les coudes sur vos Védas. Quand je dis causé, je me comprends ; c’est-à-dire que vous qui savez tout, et moi qui ne sais rien, nous faisons un fonds commun d’idées et nous vivons sur ce fonds métaphysique durant des journées entières. Bref, de quelque façon qu’on l’entende, depuis que nous n’avons causé, depuis que vous avez quitté Paris, pour retrouver votre beau lac, je suis allé chercher un abri dans le coin le plus reculé du Berry, cette prosaïque province, si divinement poétisée par George Sand. Là, sous le toit de notre illustre ami, j’ai vécu trois mois d’une vie pleine et sentie, dont j’ai pieusement recueilli toutes les heures dans ma mémoire. Le cadre de nos journées était simple, facile à remplir. Nous n’avions besoin pour tromper le temps, ni de chasses à courre dans de royales forêts, ni d’opéras d’amateurs, ni de ces parties, soi-disant champêtres, où les gens du monde apportent chacun son ennui pour contribuer à l’amusement général. Nos occupations et nos plaisirs, les voici : la lecture de quelque philosophe naïf ou de quelque profond poète ; Montaigne ou Dante, Hoffmann ou Shakespeare ; la lettre d’un ami absent ; de longues promenades sur les bords cachés de l’Indre ; puis, au retour, une mélodie qui résumait les émotions de la promenade ; les cris joyeux des enfants qui venaient de surprendre un beau sphinx aux ailes diaphanes, ou quelque pauvre fauvette trop curieuse, tombée du nid sur le gazon. C’est là tout ? Oui, en vérité, tout. Mais, vous le savez, ce n’est point par les surfaces, c’est par les profondeurs que se mesurent les joies de l’âme. La nuit venue, nous nous rassemblions sur la terrasse du jardin ; les derniers bruits humains s’éloignaient peu à peu dans l’espace ; la nature semblait prendre possession d’elle-même et se réjouir de l’absence de l’homme, en envoyant au ciel toutes ses voix et tous ses parfums. Le murmure lointain de l’Indre arrivait jusqu’à nous ; le rossignol chantait son splendide chant d’amour : et l’animal le plus abject de nos campagnes, trouvait, lui aussi, une note claire, sonore, pour célébrer sa part de l’Être universel. Une brise, à peine sentie, nous apportait tour à tour les suaves parfums du tilleul, ou la senteur sauvage du mélèze ; la lueur de nos lampes jetait aux arbres des teintes fantastiques ; alors, cette femme que je ne nommerai pas, car elle vaut bien, comme dit Obermann de n’être pas nommée, venait à nous sous son long voile blanc, sans paraître toucher la terre, et nous disait avec son doux accent grondeur : « Vous voilà encore rêvant, artistes incorrigibles ; ne savez-vous donc pas que l’heure du travail est venue. » Nous obéissions à sa parole, comme à celle d’un ange de paix et de lumière. Sans y songer, George écrivait un beau livre, et moi j’allais, pour la cinquième fois, rouvrir mes vieilles partitions, et chercher, sur la trace de nos maîtres, quelques-uns de leurs divers secrets[3].

Cependant comme il n’est plus de retraite assurée pour quiconque, peu ou prou, est devenu célèbre ; comme, à défaut de valeur personnelle, chacun cherche aujourd’hui à se frotter au mérite et surtout à la gloire d’autrui, imaginant en emporter quelque reflet, le château de Nohant était devenu le point de mire de ces gens qui ont le malheur d’être dévorés par une imagination irrassasiable. Du fond de leur sous-préfecture, ils ont sondé les abîmes de la science ; y ayant trouvé le vide et le néant de leur propre cervelle, ils s’en vont de par le monde promener leurs grandes phrases et leurs petits personnages, le tout afin de jouer le Childe-Harold auprès de quelque bourgeoise amoureuse, ou le don Juan auprès de quelque femme de chambre peu farouche. Vous jugez si mon ami se défendait de ces fâcheux pèlerins. La consigne la plus sévère était donnée et maintenue. Un jour, néanmoins, un d’eux parvint à tromper le nez des chiens et la vigilance des sentinelles Il avait franchi inaperçu les premières enceintes et se trouvait dans l’intérieur même du château, bien décidé à ne pas lâcher pied, à ne se payer d’aucune défaite. Il savait que la maîtresse du logis, ayant des hôtes chez elle, ne pouvait s’absenter pour longtemps ; il annonça tout d’abord la résolution inébranlable de l’attendre, fût-ce bien avant dans la nuit. C’était un avocat sans cause ; nous étions en plein clair de lune ; rien ne l’empêchait d’effectuer sa menace. Force était d’inventer un nouveau stratagème qui nous délivrât, une fois pour toutes, des voyageurs byroniens. Ce ne fut pas long. Le jardinier avait en ce moment chez lui sa belle-sœur, ancienne femme de chambre de l’ex-célèbre Mme S. G. Célestine Cramer était devenue, durant le long exercice de son camériérat artistique, un individu à part, qui participait de plusieurs espèces, et résumait un grand nombre de types divers. Elle était lettrée comme la demoiselle d’un cabinet de lecture, majestueuse comme la dame d’honneur d’une princesse de Hildburghausen, avenante comme une marchande de briquets phosphoriques et rusée comme une portière : enfin, de tout point propre au rôle que nous voulions lui faire jouer. Nous lui fîmes endosser une robe de chambre satanique, un bonnet grec, des pantoufles persanes, et nous l’établîmes au bureau de George Sand, masquée par une énorme liasse de papiers figurant ses œuvres inédites. Auprès d’elle un écritoire monstre, quatre ou cinq de ces livres pédants que notre ami George ne lit jamais ; et, pour compléter l’illusion et donner la couleur locale, un petit paquet de cigarettes. Nous nous cachâmes derrière un paravent, d’où nous pouvions tout voir et tout entendre ; puis, l’on introduisit l’avocat de province auprès de l’auteur d’Indiana. Ici commence une comédie dont vous ne pouvez vous faire aucune idée, et que vous aurez bien de la peine à croire, puisque moi qui étais présent, je me demande, à cette heure, si j’ai bien réellement vu, de mes propres yeux vu, cette scène grotesque. L’avocat s’avança dans la chambre à demi-éclairée, visiblement ému, mais plus glorieux pourtant qu’embarrassé de son personnage. Mme Cramer acheva de le mettre à l’aise, en lui disant, avec toute la grâce d’une châtelaine bien apprise, que depuis longtemps le bruit de sa renommée avait retenti dans sa solitude, et qu’elle s’estimait heureuse de connaître personnellement un homme tel que lui. Alors il nagea en pleine eau, et se sentait à la hauteur de sa position ; il entama sans détours, ni périphrases, les questions littéraires. Il approuva fort le mariage de Simon avec Fiamina ; celui de Bernard Mauprat avec Edmée ; dit que Jacques était son propre portrait et qu’il s’était reconnu à chaque page. Puis il avoua n’avoir pas bien saisi le symbole de Lélia, et demanda à l’auteur par quel motif il n’avait donc pas conclu. Mme Cramer, qui concluait en cet instant qu’elle avait affaire à un sot fieffé, l’ajourna pour plus amples explications à leur prochaine entrevue, et prit la parole à son tour. Elle vanta beaucoup les romans de M. de Balzac, en regrettant toutefois qu’ils ne fussent pas un tant soit peu plus moraux ; puis, avec un aplomb dédaigneux, qui faillit nous faire éclater de rire, elle s’éleva violemment contre le papillotage hebdomadaire d’un certain vicomte d’Hantuez, gentilhomme sans blason, déclarant ne jamais lire, ni sa prose, ni ses vers, attendu que ce n’était là, après tout, que de la littérature de femme de chambre. En ce moment, les enfants entrèrent. Le précepteur rendit compte des études de la matinée. Mme Cramer distribua l’éloge et le blâme, en terminant par un fort beau discours sur les avantages de l’application et la nécessité de l’obéissance.

L’avocat restait bouche béante, abasourdi de tant d’éloquence. Il trouvait que deux ou trois dents de moins et quelques boucles de cheveux gris n’allaient point mal à l’auteur de Lélia ; que sa figure ainsi vieillie par la fatigue, creusée par les passions, sillonnée par les orages, avait bien plus de caractère que la figure calme et belle que, par flatterie, Delacroix et Calamatta ont donnée à George Sand, et la quitta heureux de la sympathie qui venait de se déclarer entre eux. Je vous laisse à penser les compliments que nous fîmes à Mme Cramer sur la manière dont elle avait conduit la mystification. L’avocat, gonflé comme la grenouille, se hâta de conter l’accueil distingué qui lui avait été fait. Mais bientôt le vrai de l’histoire fut connu dans le pays ; la langue ne fournit pas assez de quolibets pour accabler le malencontreux visiteur. Depuis ce jour, ses pareils ont disparu de Nohant ; à l’heure qu’il est la race en paraît absolument détruite.

Mais j’oublie trop que je parle à un homme grave, tout imprégné de sanscrit, qui regarde les fugues de Bach, et les livres de M. Barchou de Penhoën, comme d’agréables délassements, auxquels il n’applique jamais la partie sérieuse de son intelligence. J’oublie surtout qu’en bon et fidèle ami vous suivez avec sollicitude la marche assez lente, et quelque peu boiteuse jusqu’ici, de mon œuvre musicale ; que vous me demandez compte de mes heures de travail, et que vous vous étonnez, vous aussi, de me voir si exclusivement occupé de piano, si peu empressé d’aborder le champ plus vaste des compositions symphoniques et dramatiques. Vous ne vous doutez guère que vous avez touché là un endroit sensible. Vous ne savez pas que me parler de quitter le piano, c’est me faire envisager un jour de tristesse ; un jour qui éclaira toute une première partie de mon existence, inséparablement liée à lui. Car, voyez-vous, mon piano, c’est pour moi ce qu’est au marin sa frégate, ce qu’est à l’Arabe son coursier, plus encore peut-être, car mon piano, jusqu’ici, c’est moi, c’est ma parole, c’est ma vie ; c’est le dépositaire intime de tout ce qui s’est agité dans mon cerveau aux jours les plus brûlants de ma jeunesse ; c’est là qu’ont été tous mes désirs, tous mes rêves, toutes mes joies et toutes mes douleurs. Ses cordes ont frémi sous toutes mes passions, ses touches dociles ont obéi à tous mes caprices, et vous voudriez, mon ami, que je me hâtasse de le délaisser pour courir après le retentissement plus éclatant des succès de théâtre et d’orchestre ? Oh ! non. En admettant même ce que vous admettez sans doute trop facilement, que je sois déjà mûr pour des accords de ce genre, ma ferme volonté est de n’abandonner l’étude et le développement du piano que lorsque j’aurai fait tout ce qu’il est possible, ou du moins tout ce qu’il m’est possible de faire aujourd’hui.

Peut-être cette espèce de sentiment mystérieux qui m’attache au piano me fait-il illusion ; mais je regarde son importance comme très grande : il tient, à mes yeux, le premier rang, dans la hiérarchie des instruments ; il est le plus généralement cultivé, le plus populaire de tous ; cette importance et cette popularité, il les doit en partie, à la puissance harmonique qu’il possède exclusivement ; et, par suite de cette puissance, à la faculté de résumer et de concentrer en lui l’art tout entier. Dans l’espace de ses sept octaves, il embrasse l’étendue d’un orchestre ; et les dix doigts d’un seul homme suffisent à rendre les harmonies produites par le concours de plus de cent instruments concertants. C’est par son intermédiaire que se répandent des œuvres que la difficulté de rassembler un orchestre laisserait ignorées ou peu connues du grand monde. Il est ainsi, à la composition orchestrale, ce qu’est au tableau la gravure ; il la multiplie, la transmet à tous, et s’il n’en rend pas le coloris, il en rend du moins les clairs et les ombres.

Par les progrès déjà accomplis, et par ceux que le travail assidu des pianistes obtient chaque jour, le piano étend de plus en plus sa puissance assimilatrice. Nous faisons des arpèges comme la harpe, des notes prolongées comme les instruments à vent, des staccato et mille autres passages qui jadis semblaient l’apanage spécial de tel ou tel instrument. De nouveaux progrès prochainement entrevus dans la fabrication des pianos nous donneront indubitablement les différences de sonorité qui nous manquent encore. Les pianos avec pédale basse, le polyplectron, le claviharpe, et plusieurs autres tentatives incomplètes témoignent d’un besoin généralement senti d’extension. Le clavier expressif des orgues conduira naturellement à la création de pianos à deux ou trois claviers, qui achèveront sa conquête pacifique. Toutefois, bien que nous manquions encore de cette condition essentielle, la diversité dans la sonorité, nous sommes parvenus à obtenir des effets symphoniques satisfaisants, et dont nos devanciers n’avaient point l’idée ; car les arrangements faits jusqu’ici des grandes compositions vocales et instrumentales accusent, par leur pauvreté et leur uniforme vacuité, le peu de confiance que l’on avait dans les ressources de l’instrument. Des accompagnements timides, des chants mal répartis, des passages tronqués, de maigres accords, trahissaient plutôt qu’ils ne traduisaient la pensée de Mozart et de Beethoven. Si je ne m’abuse, j’ai donné, en premier lieu dans la partition de piano de la Symphonie fantastique, l’idée d’une autre façon de procéder. Je me suis attaché scrupuleusement, comme s’il s’agissait de la traduction d’un texte sacré, à transporter sur le piano, non seulement la charpente musicale de la symphonie, mais encore les effets de détail et la multiplicité des combinaisons harmoniques et rythmiques. La difficulté ne m’a point rebuté. L’amitié et l’amour de l’art me donnaient un double courage. Je ne me flatte pas d’avoir réussi ; mais ce premier essai aura du moins cet avantage que la voie est tracée, et que dorénavant il ne sera plus permis d’arranger les œuvres des maîtres aussi mesquinement qu’on le faisait à cette heure. J’ai donné à mon travail le titre de Partition de piano, afin de rendre plus sensible l’intention de suivre pas à pas l’orchestre et de ne lui laisser d’autre avantage que celui de la masse et de la variété des sons. Ce que j’ai entrepris pour la symphonie de Berlioz, je le continue en ce moment pour celles de Beethoven. L’étude sérieuse de ses œuvres, le sentiment profond de leurs beautés presque infinies, et aussi les ressources du piano, qui, par un exercice constant, me sont devenues familières, me rendent peut-être moins impropre qu’un autre à cette tâche laborieuse. Déjà les quatre premières symphonies sont transcrites ; le autres le seront dans peu. Alors, j’abandonnerai ce genre de travail, qu’il était utile que quelqu’un fît d’abord avec conscience, mais qu’à l’avenir d’autres feront aussi bien et mieux, sans doute, que moi. Les arrangements, ou pour mieux dire, les dérangements usités, devenus impossibles, ce titre reviendra de droit à l’infinité de caprices et de fantaisies dont nous sommes submergés, lesquels ne consistent qu’en un pillage de motifs de tous genres et de toutes espèces, tant bien que mal cousus ensemble. En voyant pompeusement signées d’un nom d’auteur ces sortes de compositions, qui la plupart du temps n’ont d’autre valeur que celle qui leur est donnée par le plus ou moins de vogue de l’opéra paternel, je me suis toujours rappelé ce mot de Pascal : « Certains auteurs parlant de leurs ouvrages, disent : mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux de dire : Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que d’ordinaire, il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. »

Le piano a donc, d’une part, cette puissance assimilatrice, cette vie de tous qui se concentre en lai ; et, de l’autre, sa vie propre, son accroissement et son développement individuel. Il est tout à la fois pour nous servir de l’expression originale d’un ancien, microcosme et microthée (petit monde et petit dieu). À le considérer sous le point de vue de la progression individuelle, le nombre et la valeur des compositions écrites lui assurent sans contredit la prééminence. Des recherches historiques nous feraient trouver, dès son origine, une succession non interrompue, non seulement d’exécutants célèbres, mais encore de compositeurs transcendants qui se sont occupés de cet instrument de préférence à tout autre. Les œuvres pour piano de Mozart, Beethoven, Weber, ne sont pas leurs moindres titres à la gloire ; elles forment une part essentielle de l’héritage qu’il nous ont transmis. Ces maîtres ont été de leur temps, des pianistes remarquables, et n’ont jamais cessé d’écrire pour leur instrument de prédilection. Je ne sais s’il n’y a pas autant de passion dans certains morceaux pour piano, de Weber, que dans Euryanthe et le Freyschütz : autant de science, de profondeur, de poésie dans les sonates de Beethoven que dans plusieurs de ses symphonies. Ne vous étonnez donc pas que moi, leur humble disciple, j’aspire à les suivre, de bien loin, hélas ! et que mon premier vœu, mon ambition la plus chère, soit de laisser aux pianistes qui viendront après moi quelques enseignements utiles, la trace de quelques progrès obtenus, une œuvre enfin qui témoigne dignement des études et des efforts constants de ma jeunesse. Et puis, tenez, il faut que je vous le confesse, je suis encore tout près du temps où l’on me faisait apprendre par cœur les vers du bon La Fontaine, et j’ai toujours eu à la mémoire ce chien trop avide, qui laissa l’os succulent qu’il tenait en sa gueule, pour courir après l’ombre dans la rivière, où il faillit se noyer. Laissez-moi donc ronger en paix mon os ; le jour ne viendra que trop tôt où je me noierai peut-être à la poursuite de quelque ombre immense et insaisissable.

En quittant le Berry, où j’avais vécu dans le cercle étroit de ces affections que l’on serait tenté de nommer égoïstes, tant elles donnent de contentement, je me rendis à Lyon et je me trouvai transporté au milieu de souffrances si horribles, d’une si cruelle détresse, que le sentiment de la justice se souleva au dedans de moi, et me causa une inexprimable douleur. Quelle torture, mon ami, que celle d’assister, les bras croisés sur la poitrine, au spectacle d’une population entière luttant en vain contre une misère qui ronge les âmes avec les corps ! de voir la vieillesse sans repos, la jeunesse sans espoir et l’enfance sans joie ! tous entassés dans des réduits infects, enviant ceux d’entre eux qui, pour un insuffisant salaire, travaillent à parer l’opulence et l’oisiveté !… Car, ô barbare dérision du sort ! celui qui n’a pas un chevet où reposer sa tête, fabrique de ses mains les somptueuses tentures sur lesquelles s’endort la mollesse du riche ; celui qui n’a que des lambeaux pour couvrir sa nudité tisse les brocarts d’or que revêtent les reines ; et ces enfants à qui leurs mères ne sourient jamais, debout près du métier sur lequel elles se courbent, fixent un œil terne sur les arabesques et les fleurs qui naissent entre leurs doigts et vont servir de jouets aux enfants des grands de la terre.

Ô dure loi de la fatalité sociale ! quand donc tes tables d’airain seront-elles brisées par l’ange de la colère ? larmes ! ô soupirs ! ô gémissements du peuple ! quand donc aurez-vous comblé l’abîme qui nous sépare encore du règne de la justice ?

À défaut de la charité qui n’a pu entrer dans nos cœurs, l’aumône du moins est entrée dans nos habitudes. À Lyon, comme à Paris, comme partout, du moment où la misère dépasse les limites qu’une sorte de convention tacite lui assigne, un appel général est fait à toutes les fortunes ; un zèle louable anime toutes les classes ; mille moyens ingénieux sont inventés pour tromper l’avarice ; la quête se déguise de mille façons diverses et ne recule même pas devant le choquant contraste de fêtes et de bals donnés en vue du grabat du pauvre, afin d’arracher à la vanité, à la soif du plaisir, ce qu’elle n’obtiendrait pas de l’amour de l’humanité. Les femmes les plus élégantes usent de l’influence de leurs charmes, et font de la coquetterie chrétienne ; les jeunes filles, obéissant au double précepte du travail et de la charité, sèment de perles d’or des bourses de cachemire ; les hommes s’assemblent en comité pour discuter gravement, durant des journées entières, le nombre des lustres ou la couleur des draperies qui décoreront la fête. De grâce, messieurs, pressez un peu vos philanthropiques débats, car tout à l’heure, à votre porte, un vieillard est tombé d’inanition, une mère vient de vendre sa fille.

Ce n’est pas à dire pourtant que ces œuvres ne soient bonnes, très bonnes. Vouloir le bien, c’est déjà le faire ; dire à l’indigent qu’on songe à lui, c’est le soulager en partie ; mêler une pensée d’humanité à des plaisirs égoïstes, c’est beaucoup, c’est peut-être là même tout ce qui peut se faire aujourd’hui. Aussi ai-je toujours regardé comme un devoir de m’adjoindre en toutes occasions à des associations bienfaisantes. Seulement, au lendemain des concerts auxquels j’avais pris part, je voyais les patrons de la fête se féliciter, se glorifier du chiffre de la recette, et moi je m’en allais, tête baissée, en réfléchissant que chaque famille aurait, tout partage fait, une livre de pain à manger, un fagot pour se chauffer. — Dix-huit siècles sont écoulés depuis que le Christ a prêché la fraternité humaine, et sa parole n’est pas encore mieux comprise ! Elle brûle comme une lampe sacrée dans le cœur de quelques hommes, mais elle n’éclaire point les autres ; et cette génération qui s’est élevée aux plus lumineuses conceptions de l’intelligence, reste néanmoins plongée dans les épaisses ténèbres de l’ignorance du cœur. Pareille à un médecin qui croirait sauver un malade en refoulant à l’intérieur des humeurs pestilentielles, la société se flatte de guérir une plaie profonde par des palliatifs qui n’atteignent qu’à la superficie. Ceux qui tiennent en leurs mains le sort des nations oublient trop que la résignation ne saurait être longtemps la vertu des masses, et que quand le peuple a gémi longtemps, on l’entend rugir tout à coup.

Que fera l’art, que feront les artistes en ces jours mauvais ? Les peintres exposeront des tableaux, les musiciens donneront des concerts au bénéfice des pauvres. Sans doute ils feront bien d’agir ainsi, ne fût-ce que pour témoigner d’un vouloir toujours présent de servir la cause du prolétaire. Mais sera-ce à ce bien partiel, incomplet, que devra se borner leur action sympathique ? Assez longtemps on les a vus courtisans et parasites dans les palais ; assez longtemps ils ont célébré les amours des grands et les plaisirs des riches ; l’heure est venue pour eux de relever le courage du faible et de calmer les souffrances de l’opprimé. Il faut que l’art rappelle au peuple les beaux dévouements, les héroïques résolutions, la fortitude, l’humanité de ses pareils ; il faut que la providence de Dieu lui soit de nouveau annoncée ; il faut que l’aube d’un jour meilleur lui soit montrée, afin qu’il se tienne prêt et que l’espérance fasse germer en lui de hautes vertus ; il faut surtout que la lumière descende ; de tous côtés dans son esprit, que les douces joies de l’art s’asseyent à son foyer, afin qu’il connaisse, lui aussi, le prix de la vie, et ne soit jamais féroce dans ses vengeances, impitoyable dans ses arrêts.

J’eus le bonheur à Lyon de retrouver Nourrit[4], cet artiste éminent dont le talent est perdu pour l’opéra de Paris, mais qui est destiné à exercer une grande et favorable influence partout où il se produira, quel que soit le mode d’action qu’il choisisse. Ses croyances et ses sympathies nous feront indubitablement rencontrer un jour dans les mêmes voies, et j’ai regardé comme un heureux présage le hasard qui m’a fait lui serrer la main à la dernière limite française de mon voyage. Une amie commune, Mme Montgolfier, nous réunissait journellement. Les Lieder de Schubert qu’il dit avec tant de puissance, nous jetaient dans des accès d’enthousiasme qui se communiquaient de proche en proche à notre petit auditoire. Un soir pendant qu’il récitait l’Erlkônig, M…[5], qui comprend Schubert et Goethe dans ce qu’ils ont de plus profond et de plus sublime, prit un crayon et écrivit sur une feuille d’album une espèce de traduction libre, de paraphrase, que je vous envoie ici, pour vous dédommager de l’ennui de cette trop longue lettre.

Vale.

L’ERLKÖNIG PENDANT QUE NOURRIT CHANTAIT

Entendez-vous, à travers d’effrayantes ténèbres, la course rapide du cheval dont l’éperon fait saigner les flancs ?

Entendez-vous le vent qui mugit, les feuilles qui frémissent ?

Voyez-vous le père qui tient dans ses bras l’enfant qui pâlit et se serre contre sa poitrine ?

« Ô mon père ! vois-tu là-bas le roi des Gnômes ? »

Le cheval court, court toujours ; il dévore l’espace ; il fait jaillir du sein des cailloux mille étincelles, qui augmentent l’horreur de ces ténèbres.

« N’ayez peur, mon fils, c’est un nuage qui passe. » Mais une voix pleine de suavité se fait entendre derrière un rideau de verdure. Ne l’écoutez pas car elle est perfide et fallacieuse comme celle des sirènes.

« Mon père, mon père ! n’entends-tu pas ce que le roi des Gnômes me dit tout bas ? »

Le cheval court, court toujours ; il dévore l’espace ; il fait jaillir du sein des cailloux mille étincelles, qui augmentent l’horreur de ces ténèbres.

« Calme-toi, mon fils, ce n’est rien ; c’est le vent qui tourmente les feuilles desséchées. »

La voix reprend plus douce, plus caressante, plus séductrice. Elle promet à l’enfant des fleurs embaumées, des jeux au bord des eaux, des danses au son de joyeux instruments…

« Ô mon père, mon père ! ne vois-tu pas là-bas les filles du roi des Gnômes qui dansent des danses étranges ? »

« Enfant, je les vois maintenant, ce sont ces vieux troncs de saule qui semblent au loin des spectres gris. »

La voix reprend douce et suave encore ; puis soudain elle menace. L’enfant pousse un cri déchirant…

« Mon père, mon père, le roi des Gnômes me saisit. »

Le père sent une sueur froide inonder son visage ; il presse les flancs de son cheval, et serre contre sa poitrine son fils gémissant. Il arrive enfin ; il respire. Ses angoisses sont terminées. Dans ses bras il tient son enfant… mort.

Voyez-vous passer devant vous les rêves de votre jeunesse ? Entendez-vous la voix de l’expérience ? Assistez-vous à la lutte de l’idéal et du réel ? poètes, poètes ! et vous femmes qui êtes toutes poètes par le cœur, écoutez les accents sombres et désespérés du génie ; gardez-vous du roi des Gnômes, qui cherche sans cesse de nouvelles victimes.


  1. Gazette musicale, 11 février 1838.
  2. Adolphe Pictet (1799-1875) écrivain et linguiste suisse ; il accompagna George Sand, Mme d’Agoult et Liszt, en 1837, dans un voyage en Savoie et en Suisse.
  3. C’est durant ce séjour à Nohant que Liszt acheva de réduire en « partitions de piano » les symphonies de Beethoven.
  4. Adolphe Nourrit (1801-1837), célèbre ténor de l’Opéra.
  5. Probablement Marie, c’est-à-dire la comtesse d’Agoult.