Pages romantiques/Lettre d’un voyageur à M. George Sand

Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 85-96).

LETTRE D’UN VOYAGEUR[1]
À M. GEORGE SAND


Genève, 23 novembre.

N’ayant pas, en ma qualité de musicien, droit de cité à la Revue des Deux Mondes, je mets à profit les colonnes de la Gazette musicale, que je me reproche de fatiguer si souvent de ma vile prose, pour me rappeler à vous, cher Georges.

En arrivant ici, au retour d’une longue excursion dans les montagnes, j’y ai trouvé votre fraternelle Épître[2] dont je vous remercie mille et mille fois, bien qu’elle semble rétracter la promesse que vous m’aviez faite de venir bientôt nous rejoindre[3]. — Combien j’aimerais pourtant vous attirer, vous, le plus capricieux et le plus fantasque des voyageurs, de ce côté du noir Jura, qui, avec son écharpe de nuages, m’apparaît aux clartés douteuses du crépuscule comme un fantôme triste et morne, toujours debout entre mes amis les plus chers et moi !… Mais que puis-je vous dire pour ébranler votre curiosité à ce point qu’elle triomphe de votre paresse ? — Il ne m’a pas été donné dans mes courses alpestres de pénétrer les trésors de la neige : les pariétaires, les liserons et les scolopendres avec lesquels vous aimez à vous entretenir, parce qu’ils vous disent à l’oreille d’harmonieux secrets qu’ils ne nous révèlent point, n’oseraient se suspendre aux murailles sans crevasse de ma maison blanche ; la république musicale, déjà créée dans les élans de votre jeune imagination, n’est encore pour moi qu’un vœu, un espoir, que fort heureusement jusqu’ici les gracieuses lois d’intimidation n’ont pas songé à menacer de la prison ou de l’exil ; et lorsque je viens à faire un retour sur moi-même, je me sens rougir de confusion et de honte en opposant vos rêves à mes réalités ; — les flammes célestes dont votre fantaisie de poète a ceint mon front, la terrestre poussière que soulèvent mes pas dans la route prosaïque où je chemine ; — vos nobles pressentiments, vos belles illusions sur l’action sociale de l’art auquel j’ai voué ma vie, un sombre découragement qui me saisit parfois en comparant l’impuissance de l’effort avec l’avidité du désir, le néant de l’œuvre avec l’infini de la pensée ; — les miracles de sympathie et de régénération opérés dans les temps anciens par la lyre trois fois sainte, avec le rôle stérile et misérable auquel on semble vouloir la borner aujourd’hui.

Cependant, puisque vous êtes du nombre de ceux qui ne désespèrent point de l’avenir, quelle que soit la mesquinerie du présent, puisque d’ailleurs vous me demandez de vous communiquer mes observations de voyageur telles quelles, et que la spécialité de la Revue qui me sert d’intermédiaire exclut les divagations politiques et métaphysiques, dont nous nous amusions tant au coin du feu, dans votre atmosphère si fumante de gloire et de tabac turc, je veux (en attendant qu’il me soit permis de vous parler du Stabat Mater de Pergolèse et de la Chapelle sixtine) vous tenir au courant du peu de faits intéressants qui se rattachent à la chronique musicale de Genève, la Rome protestante.

J’y débarquai précisément la veille d’une fête séculaire que l’on y célèbre en l’honneur de la réforme de Calvin. Cette fête dure trois jours entiers. Le premier est consacré aux enfants, par l’autorité toute paternelle du canton. Je me sentis épanouir le cœur à les voir s’éparpiller dans les jardins comme une nuée de sauterelles ; courant, riant, bondissant, se culbutant et faisant de leur mieux la critique de l’abstinence catholique en avalant force vacherin et tourtes à la frangipane.

Le second jour plus spécialement religieux, se célèbre dans l’intérieur du temple de Saint-Pierre. Ce temple fut, jusqu’au mois d’août 1535, époque à laquelle le ministre Farel y prêcha pour la première fois la réforme, l’église cathédrale dédiée au prince des apôtres ; ainsi par une de ces péripéties qui abondent dans le drame humanitaire, dont l’unité, appréciable à Dieu seul, ne nous sera révélée que lorsque le dernier homme en aura prononcé la dernière parole, le fondateur de la papauté, le grand pêcheur d’hommes, préside aujourd’hui les fêtes et les assemblées de ceux-là même qui arrachèrent à ses successeurs la plus large part de son héritage et ébranlèrent jusqu’en ses fondements le vaste édifice catholique auquel Pierre servit de première pierre. Tu es Petrus, et super hanc petram ædificabo ecclesiam meam.

À l’époque où Genève était encore orthodoxe, la cathédrale renfermait vingt-quatre autels ; de nombreux tableaux, des statues, des bas-reliefs la décoraient ; les stalles où se reposait pieusement l’embonpoint des chanoines étaient curieusement travaillées, ornées de figures d’apôtres et de prophètes ; parmi ces derniers, un caprice de l’artiste, fatigué sans doute de tant de vénérables et solennels visages, a placé Érythrée, la sybille romaine, se croyant suffisamment autorisé à une telle licence, par la légende qui nous apprend que cette femme inspirée annonça à l’empereur la venue du Messie, à l’instant même où il naquit dans la bourgade de Bethléem.

Maintenant les murailles sont dénudées, les sculptures et les bas-reliefs ont été mutilés par la main des réformateurs, et l’ancienne façade gothique a fait place à un fronton moderne, imitation étique, mesquine et appauvrie du Panthéon, monument avorté de la foi agonisante du xviiie siècle.

Je me sentis saisi de froid en entrant dans cette église dépouillée où m’appelaient à la fois la Commémoration de l’œuvre de Calvin et un fragment d’oratorio de Haendel.

Dans la partie du chœur dont une grille dorée marquait autrefois le pourtour, dans ce lieu plus particulièrement consacré, dont l’entrée était interdite à tous ceux qui ne participaient pas directement à la célébration des saints mystères, à l’endroit même où, sur un autel couvert de fleurs, à travers les vapeurs embaumées de l’encens, le Dieu rédempteur descendait à la voix du prêtre, on avait disposé les places des chanteurs et des chanteuses.

Sans doute, et Dieu lui-même nous l’apprend, l’autel où il aime surtout à descendre, c’est un cœur pur, une âme chaste et pieuse ; sans doute les fleurs les plus éclatantes, les parfums les plus rares et les plus précieux n’ont point à ses yeux la splendeur d’un visage virginal et la douce suavité d’une prière innocente, mais toutefois qui n’avouerait, après avoir assisté à cette séance du Jubilé de la réforme, que la grandeur, la solennité, l’immense et mystérieuse profondeur du sacrifice catholique n’ont été que bien pauvrement remplacées par ces dames et ces messieurs de la société protestante de chant sacré, dont une bonne moitié protestait avec un zèle si fanatique contre la mesure et l’intonation ?

…Qui ne serait tenté de conclure de l’accord très équivoque des voix et des instruments à l’accord plus problématique encore des esprits et des volontés ?… Par quelle bizarre inconséquence d’ailleurs les réformés, en proscrivant de leurs temples la peinture et la sculpture, y conservent-ils la musique et l’éloquence, « le premier des beaux-arts » ? Comment des préoccupations et des préventions exclusives leur font-elles oublier que le beau n’est que la splendeur du vrai, — l’art, le rayonnement de la pensée ?… Comment enfin ne se sont-ils pas aperçus que vouloir spiritualiser une religion à ce point qu’elle subsiste en dehors de toute manifestation extérieure, c’est en quelque sorte prétendre reformer l’œuvre de Dieu, ce grand et sublime artiste, qui, dans la création de l’univers et de l’homme, s’est montré tout à la fois le poète, l’architecte, le musicien et le sculpteur omnipotent, éternel, infini.

Je ne m’étendrai pas davantage au sujet de cette tentative, très louable d’ailleurs, de la société de chant sacré[4] et sans m’arrêter non plus à vous décrire en style épique les réjouissances et illuminations du troisième jour du Jubilé, je passerai à une autre réunion musicale, plus profane, et par cela même plus amusante ; le concert donné au bénéfice des pauvres et des réfugiés par le prince Belgiojoso et F. Liszt.

Vous eussiez ri de voir nos deux noms figurer en gros caractère sur de monstrueuses affiches d’un jaune éclatant[5] qui attirèrent pendant plusieurs jours de nombreux groupes de badauds, empressés de savoir à quel titre et en vertu de quoi on venait impertinemment leur demander la somme de cinq francs, tandis que de temps immémorial on se procurait à raison de trois francs et moins toute la dose d’harmonie voulue pour passer agréablement une soirée et s’endormir après sans crainte de cauchemar ou de mauvais rêves. La curiosité, la charité

Quelque diable aussi les poussant,

il y eut à notre concert une affluence considérable et qui offrait à un haut degré pour l’observateur attentif l’attrait du pittoresque social.

Le canton de Genève à peine visible sur les atlas, et comme perdu dans l’ombre des deux grandes chaînes de montagnes qui l’enserrent, voit incessamment se presser sur son territoire une multitude de grandeurs effacées, de royautés déchues, de puissances éteintes. Chaque jour vient grossir le nombre de ces personnages de hauts rangs : rois, ministres, généraux d’armées, qui, balayés par le vent, errent de contrée en contrée, formant en quelque sorte une nation sans patrie, marquée au front comme le peuple juif, ainsi que lui frappée d’un mystérieux anathème, pour avoir, eux aussi, méconnu le verbe de Dieu, la liberté !

On voyait réunis dans la salle de concert, l’ex-roi de Westphalie, Jérôme Bonaparte, et sa ravissante fille aux cheveux blonds, au regard doux et triste, semblable à une colombe posée sur une ruine ; un ministre de Charles X qui supporte sans découragement et sans amertume ce qu’il y a toujours eu de cruel, ce qu’il y a aujourd’hui de dérisoire dans l’arrêt qui le frappe ; une femme qui n’a point failli à son nom, et que la Vendée a vue sur ses champs de bataille ; cent autres que j’oublie, ou qu’il serait trop long d’énumérer ici ; et enfin ce compagnon de Bourmont à Waterloo, flétri par la victoire, réhabilité par le malheur, et qui consacre ses loisirs d’exilé à une œuvre d’art qu’il poursuit avec un zèle infatigable.

Le général C…, amateur passionné de la musique ancienne, de celle de Haendel en particulier, qu’il chante avec une chaleur entraînante, a entrepris la publication d’une collection d’airs classiques, afin d’opposer à ce qu’il appelle la décadence de la musique moderne, un modèle d’antique pureté, et d’élever comme une digue sacrée contre le débordement des fioritures italiennes, et des froides compilations françaises, l’auguste légitimité, la majesté sans tache des noms de Haendel et de Palestrina ; se vouant ainsi dans l’art, comme il l’a fait en politique, au culte d’un passé qu’il admire avec exclusion, sans tenir compte du présent, qu’à son insu il sert par cette exclusion même.

Aussitôt que je saurai au juste la partie du monde qu’habite mon illustre ami George, vous recevrez les cinq ou six livraisons parues de l’intéressante publication du vendéen.

Mais revenons aux détails du concert.

Derrière une balustrade à draperies blanches, ornées de festons et de fleurs en manière d’autel de première communion, s’élevait sur des gradins le bataillon des violons, hautbois, fagotti et contrebasses, qui exécutait l’ouverture favorite de la Dame Blanche, pendant qu’un énorme lustre à quinquets laissait tomber à intervalles mesurés et comme en cadence, de larges gouttes d’huile, sur les chapeaux roses et blancs des élégantes Genevoises. Puis, le prince Belgiojoso, si apprécié, si choyé dans les salons de Paris, chanta avec un goût parfait plusieurs morceaux de Bellini, le ravissant Lied (Staendchen) de Schubert, et aussi une romance italienne (l’Addio) dont les paroles et la musique ont été écrites par lui en l’honneur de la charmante comtesse M… ; sa voix pure et vibrante, sa méthode simple et franche, firent sensation ; une triple salve d’applaudissements le suivit lorsqu’il quitta le piano, et aujourd’hui dans tout Genève il n’est question que de l’artiste grand seigneur, dont les idées libérales se traduisent en œuvres libérales, et qui, sans renier la couronne fermée que ses ancêtres lui ont transmise, se fait une gloire de lui superposer la couronne plébéienne qu’on ne décerne qu’à l’aristocratie de l’intelligence et du talent.

C’est notre vieux camarade et disciple, le jeune Hermann de Hambourg (illustré par vous sous le nom de Puzzi) qui l’accompagnait. Sa figure pâle et mélancolique, ses beaux cheveux noirs et sa taille frêle contrastaient poétiquement avec les formes assurées, la chevelure blonde, le visage ouvert et coloré du prince. Le cher enfant a fait de nouveau preuve de cette entente précoce, de ce sentiment profond de l’art qui le sortent déjà de la ligne des pianistes ordinaires, et me font présager pour lui un brillant et fécond avenir. Dans un morceau à quatre pianos exécuté par MM. Wolff, Banoldi, lui et moi, il a été vivement applaudi, et je ne serais pas étonné d’apprendre que plus d’une jolie petite demoiselle ne se soit sentie attendrie pour lui de quelque naïve et ardente passion ; je ne répondrais pas non plus que maint cahier de grammaire ou d’histoire ancienne n’ait eu sur ses pages classiques le chiffre romantique de Hermann symboliquement enlacé dans une guirlande de Vergissmeinnicht avec celui d’une Julie en herbe ou d’une Delphine de quatorze ans.

M. Lafont avait bien voulu contribuer de tout son talent à rendre la soirée plus productive. Trente années de succès éclatants ne me laissent rien à dire sur cet artiste si universellement admiré, si justement célèbre.

Quant à votre ami Frantz, cher George, il ne vous ennuiera ni de ses succès, ni de ses chants, et comme vous avez beaucoup mieux à faire qu’à me lire, je terminerai là mon narré genevois, sauf à le reprendre un autre jour s’il y a lieu. — J’aurais bien voulu (pour engager votre illustre indolence à changer son fauteuil parisien contre une bergère helvétique) vous parler avec quelques détails, des notabilités contemporaines[6], que Genève s’enorgueillit de posséder dans ses murs, ainsi que de plusieurs amis excellents qui se réunissent fréquemment rue Fabuzan, parmi lesquels je ne nommerai que M. Fazy, l’atlas de l’Europe centrale, et M. Alphonse Denis, géologue, archéologue, orientaliste, métaphysicien, artiste, et, mieux que tout cela, homme infiniment aimable et spirituel.

Mais j’ai horriblement peur de tout ce qui pourrait ressembler à une indiscrétion.

Ainsi donc, venez, et cela au plus tôt. Puzzi a déjà acheté en votre honneur, un calumet de Paix ; votre mansarde est meublée et prête à vous recevoir ; et mon piano en nacre de perles, muet depuis plus de trois mois, n’attend que vous pour faire retentir les montagnes d’alentour d’échos discordants.

Adieu, et au revoir.


  1. Gazette musicale, 6 décembre 1835.
  2. Voyez la lettre d’un voyageur (sur Lavater et une maison déserte, adressée à M. F. Liszt), insérée dans la Revue des Deux Mondes, 1er sept. 1835. (Note de la Gazette musicale.)
  3. Liszt s’était installé à Genève avec la comtesse d’Agoult.
  4. Quelque médiocre qu’ait été le résultat obtenu lors du Jubilé, cette société ne laisse pas que de rendre service à l’art, en exécutant les compositions religieuses des grands maîtres. Il serait même à désirer qu’en France il se formât des sociétés du même genre, ne fût-ce que pour chasser de nos églises le troupeau de ces ignobles beuglards vulgairement appelés chantres. (Note de Liszt.)
  5. Pour vous donner une idée de l’habileté avec laquelle les artistes qui se font voir et entendre à Genève, amorcent la curiosité publique, je vous transcris littéralement un avis que je lus au bas d’un programme sur toutes les murailles en arrivant ici, et qui me fit désespérer de pouvoir jamais réaliser avec une rédaction aussi élégante, une semblable poésie de style.

    Avis. « Le public, souvent en garde contre des annonces fastueuses, a pu être trompé quelquefois, par une coupable déception ; ici, ce que l’on voit, ce que l’on entend est encore au-dessus des promesses de l’artiste, et des espérances de l’amateur. » (Note de Liszt.)

  6. M. de Sismondi, M. de Landolle, etc. (Note de Liszt.)