IV

Plus-value et utopisme.

Armés de cette méthode, rejetée par la science, ces élèves de l’école réactionnaire et métaphysique de Hegel[1] ont découvert la plus-value.

Qu’est-ce que la plus-value ?

« Il nous fut — dit Engels — démontré (par Marx) que la forme fondamentale de la production capitaliste et de l’exploitation de l’ouvrier est l’appropriation de travail non payé ; c’est-à-dire, l’ouvrier reçoit pour son travail moins que le patron ne reçoit en en vendant le produit. » Voyons s’il est vrai que les socialistes et l’économie politique aient ignoré, avant l’apparition du Capital en 1867, que la richesse de la bourgeoisie est due au travail non rétribué.

Déjà au siècle dernier, nous trouvons des définitions très exactes de cette part retenue par le patron sur le salaire du travailleur. « Les physiocrates, dit H. Denis (Histoire des systèmes socialistes), désignaient bien nettement la partie retenue par le patron, le propriétaire et tous les exploiteurs. Ils l’appelaient, comme Adam Smith, le produit net. Ce grand fondateur de l’économie politique démontre incomparablement mieux que Marx que toute la richesse est le produit du travail, et jamais il n’a approuvé, au point de vue moral, que le producteur fût ainsi privé de son produit net.

Au commencement de ce siècle, S. de Sismondi, dans son ouvrage célèbre : Nouveaux Principes d’économie politique, a démontré que si l’on déduit les frais de production de la valeur d’échange d’un produit, il en restera un excédent approprié par le capitaliste. Cet excédent du travail, Sismondi l’appelle le surplus-value. Traduit en allemand, ce sera le mehrwerth de Marx, c’est-à-dire la plus-value du texte français du Capital. L’ouvrage de Sismondi apparut en 1819, c’est-à-dire un an avant la naissance d’Engels. Sismondi, quoique homme d’opinion avancée et libérale, n’était pas socialiste, et cette définition de la surplus-value fut faite par lui comme le résultat de recherches simplement scientifiques.

Mais combien fut supérieure la conception de la plus-value et de la vraie cause de la misère du peuple chez les socialistes de l’époque de Sismondi ! Et surtout chez Robert Owen et son ami William Thompson… Les blagueurs du socialisme scientifique répètent d’après Engels que Robert Owen était un utopiste, une sorte de rêveur illuminé. C’est complètement faux. D’abord chez Thomas More lui-même, chez cet utopiste classique et auteur de l’Utopie, il n’y a pas de place pour la fantaisie. Un des plus remarquables savants de son époque, ami intime d’Érasme de Rotterdam, homme de génie positif, T. More indiqua le premier que dans la société, basée sur le principe d’exploitation et de la propriété individuelle, il y a à peine un cinquième de la population qui travaille utilement, et que si l’humanité savait s’organiser sur le principe de la solidarité, — un travail de six heures par jour serait plus que suffisant pour créer le bien-être et l’abondance. Les gens de bonne foi ont reconnu depuis longtemps que son ouvrage est « le premier monument du socialisme moderne ».

Moins rêveur, si c’est possible, fut le fondateur du socialisme et du mouvement ouvrier de notre siècle, Robert Owen (1771-1858). Le premier, il conçut et établit que puisque le savoir humain est le résultat des impressions du milieu extérieur sur les nerfs[2] et qu’il n’y a pas d’idées innées ou préconçues, le caractère de l’homme doit être aussi le résultat des influences du milieu et des conditions sociales dans lesquels l’individu naît et vit. « Alors, dit-il, ce n’est pas l’homme qui est responsable, mais la société et les conditions extérieures. Il faut changer l’ordre social actuel pour alléger les souffrances de l’humanité. » Et pendant toute sa longue vie, il travailla à ce changement des conditions économiques. Dans son usine de New-Lanark, il organisa pour les ouvriers une existence qui, de nos jours encore, serait considérée comme heureuse ; il fonda les premiers jardins d’enfants et soutint Bell et Lancaster dans leurs premiers pas, ainsi que Fulton et son bateau à vapeur ; il attira l’attention, éveilla la compassion de Ricardo, de Bentham et de beaucoup d’autres sur l’esclavage des enfants et des femmes dans les fabriques et provoqua en 1802 la première loi de législation du travail. En 1815, alors que l’ouvrier travaillait 14, 16 et 18 heures par jour, il organisa le comité des 10 heures, lequel, aidé par des hommes de cœur comme Oastler, lord Ashley et autres, finit par aboutir, en 1847, au vote de la loi des 10 heures. (Cette loi n’est pas encore votée en Allemagne où fleurit le socialisme scientifique.)

Athée, communiste et fédéraliste, R. Owen propageait l’idée que la société elle-même doit organiser la production, la consommation et l’éducation intégrale. Ce fut lui qui, en 1836, fut le fondateur de la « Société de toutes les classes et de toutes les nations » — devancière de l’internationale — dans les séances de laquelle le mot socialisme (mais non « scientifique ») fut employé pour la première fois. En même temps, comme moyen de propagande, il organisa des sociétés coopératives et des marchés libres d’échange avec bons de travail. « Le travail, disait-il aux ouvriers, le 5 décembre 1833, est la source de la richesse et elle pourra rester dans les mains de l’ouvrier lorsque ceux-ci s’entendront à cet effet. » Il déploya une activité surhumaine pour créer cette entente, surtout dans les Trade’s-Unions. En 1833, il réclamait « 8 heures de travail et la fixation d’un minimum de salaire ». La même année, il organisa l’ « Union générale des classes productives ». En quelques semaines, on compta plus de 500.000 membres, parmi lesquels il y avait des ouvriers des campagnes et des groupes de femmes. Ceci lui permit de créer en 1834 la fédération de tous les métiers avec le titre « Grand National Trade-Union ». Et réellement grand fut le mouvement. « L’expansion du mouvement trade-unioniste en 1830 et 1834, autant qu’il est à notre connaissance[3], surpassait même le mouvement de 1871-75. »

Cet organisateur, homme incomparable en modestie, en dévouement à l’émancipation des déshérités, cet esprit positif, on voulut le faire passer pour un rêveur !… et qui ? — les gens qui se disent socialistes, qui répètent quelques formules, quelques revendications isolées, des fragments insignifiants de ses larges conceptions socialistes, de sa noble carrière d’agitateur…

Un autre « utopiste », connu de Marx, un « owenist », W. Thompson, dans son ouvrage : Social Science, Inquiry, etc. (1824), développa la plus-value (surplus en anglais) d’une manière saisissante. Après avoir établi que « la richesse est créée par le travail de l’ouvrier » (p. 3-4), il demande : « Pourquoi alors l’ouvrier ne possède-t-il pas le produit tout entier sans aucune réduction (p. 32) ? — Parce que, répond-il, sous la forme de « rent », profit, etc., on lui enlève son surplus. » Ensuite il pose la question : « Cette spoliation est-elle acceptée volontairement ou imposée par la force ? — La force brutale, répond-il, a toujours été employée pour arracher aux pauvres le produit de leur travail, toute l’histoire nous démontre cette vérité ; on remplirait d’exemples des milliers de pages… Si on admet cette retenue d’une part du produit du travail (surplus) sans le consentement du producteur… on sera disposé à justifier la retenue de n’importe quelle autre part (p. 34-35). » « Sans l’emploi de la force, le monopole ne pourrait pas exister (p. 106). » « Aussi longtemps qu’existera le capitalisme, la société restera dans son état pathologique (p. 449). » Dans son ouvrage : Travail récompensé (1826), Thompson énumère différentes réformes proposées, et dit qu’elles sont toutes des palliatifs, y compris l’assurance et la pension pour les travailleurs ; même le trade-unionisme n’est pas, selon lui, une solution au problème social. Comme ami et disciple d’Owen, il prêche le communisme autonome.

« Travail libre, jouissance absolue du produit de son travail, et échange volontaire », formule Thompson à la page 253.

Découvrir en 1845 le « surplus », si clairement exposé par Thompson en 1824, n’était pas chose bien difficile, surtout quand on connaissait l’ouvrage de Thompson, que Marx cite dans son Capital. De cette façon, ma foi ! je me charge de découvrir la loi de la gravitation ou la loi périodique de la chimie, ou l’équivalent mécanique de la chaleur. Et après, toujours en imitant Marx et Engels, je réclamerai mes droits à la dictature universelle… Pourvu que Charcot ou |Maudsley ne m’invite à pratiquer ma dictature à Charenton ou à Bedlam !

Pour finir, je dois citer l’opinion de Proudhon, qui est traité par Marx et par ses très scientifiques disciples de sophiste ignorant. Tant pis pour Marx si cet « ignorant » formula lui-même, en 1845, avec sa franchise habituelle, « l’excédent » ou la plus-value de production. Dans les Contradictions économiques, nous lisons :

« Dans la science économique, nous l’avons dit après Adam Smith, le point de vue sous lequel toutes les valeurs se comparent — est le travail (p. 86)… Dans le sens de l’économie politique, le principe que tout travail doit laisser un excédent n’est autre que la consécration du droit constitutionnel que nous avons tous conquis par la révolution de voler le prochain (p. 91). »

Proudhon a bien raison de dire qu’au fond des choses, c’est le droit de voler le prochain, car mieux-value, plus-value, excédent du travail, surplus, mehrwerth signifient la même chose : la part de la valeur du produit du travail appropriée par la bourgeoisie. Quelle dénomination que l’on donne à cette part de la valeur, source de l’accumulation capitaliste, son accaparement est toujours en réalité un vol. Toute la sagesse, toutes les lois prétendues du capitalisme se résument comme suit :

1o  Acheter la force et l’habileté de l’ouvrier au-dessous de leur valeur ;

2o  Acheter le produit au prix le plus bas possible chez le producteur ;

3o  Revendre le même produit au même producteur au plus haut prix possible.

De longue date, le peuple a compris la nature du commerce et du capitalisme, car, dès l’antiquité, les sages grecs avaient choisi le dieu des voleurs, Mercure, comme patron du commerce.

Ces deux chapitres sont peut-être longs et ennuyeux à lire. Mais, je le répète, il est obligatoire pour nous, les anarchistes, de se rendre compte de la prétendue science de ceux qui aspirent à la dictature universelle. Nous savons, à présent, à quoi se réduit la valeur de la découverte de la plus-value. Quant à la méthode dialectique, si admirablement cultivée par les sophistes au temps de Socrate (voir Gorgias de Platon), nous reconnaissons volontiers que Marx et Engels s’en servaient dans toutes leurs spéculations métaphysiques.

Et c’est justement parce qu’ils s’en servaient que leurs recherches ont abouti, ainsi que nous allons le montrer, à des erreurs formidables.


  1. Que le lecteur se souvienne de la définition immortelle de la métaphysique faite par Voltaire. En ce qui concerne Hegel, M. Wundt, plus haut cité, dit :

    « Hegel est un vrai philosophe de la Restauration. Il est plein de la conviction que l’individu doit servir… l’État avec une soumission absolue à une volonté unique. Dans une forme absolue, il glorifie le constitutionnalisme bureaucratique… L’idée générale de sa philosophie de l’histoire est subordonnée et sert en même temps à la tendance philosophique de l’époque de la Restauration. » Voir le même discours.)

  2. Locke, Condillac, les Encyclopédistes, Bichat, Magendie, Claude Bernard et autres.
  3. S. Webb, History of Trade-Unionism, 1894, p. 314.