Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXXVIII

Plon-Nourrit et Cie (p. 175-178).

LE CARREFOUR NÉERLANDAIS


27 août 1904.

Il y a, de par le monde, deux pays dont les possessions coloniales non seulement surpassent de beaucoup en superficie et en population le domaine métropolitain mais encore exigeraient, pour être défendues dans le péril d’une attaque armée, un effort qui ne saurait être fourni. Ce sont le Portugal et la Hollande. Autrefois, de semblables empires pouvaient sans inconvénient se constituer et subsister en disproportion complète avec l’État qui les avait formés et auquel ils appartenaient. L’Europe possédait sur le reste de l’univers une formidable avance ; en même temps, d’immenses espaces demeuraient ouverts à ses ambitions. Les moyens de domination dont disposaient le roi de Portugal ou les marchands d’Amsterdam suffisaient aux plus vastes besognes et les annexions d’un Vasco de Gama ou d’un Fernand Cortez n’avaient en somme rien de démesuré. Il n’en va plus de même aujourd’hui. On dirait que le globe s’est rétréci. Plus de terres libres. Partout, en revanche, des cuirassés et des canons. Le danger est double désormais de détenir ce qu’on ne peut défendre car les convoitises appellent les convoitises. C’est pourquoi le cas du Portugal et celui de la Hollande sont empreints d’une gravité singulière — et pourquoi l’avenir de l’Afrique portugaise et celui des Indes néerlandaises doivent provoquer à Lisbonne et à La Haye de douloureuses réflexions.

Les deux situations diffèrent pourtant en ceci que l’une se tient pour ainsi dire en marge des intérêts universels, tandis que l’autre les heurte de front en un point où ils constituent déjà un redoutable chaos. De sa splendeur passée, le Portugal ne conserve en Asie que Goa. Macao et la moitié de l’île de Timor. Mais en Afrique, il possède plus de vingt fois son propre territoire : trois enclaves dont deux sont énormes, Mozambique, plus grand que deux fois le Royaume-Uni, et Angola, plus grand que deux fois la France. Ces régions sont promises à l’influence et au commerce britannique. L’Angleterre a hypothèque sur elles depuis le fameux ultimatum du 11 janvier 1891 et l’humble soumission enregistrée par le traité du 20 août suivant. Le gouvernement portugais aurait-il pu éviter ces extrémités et chercher dans le développement de ses établissements de l’hémisphère austral l’occasion d’une patriotique régénération ? N’aurait-il pas dû contracter en temps voulu, avec le Transvaal et l’Orange, de prévoyantes alliances ? La question n’a plus qu’une importance historique. Le fait est là et déjà l’opinion générale s’y est accoutumée. On doit donc considérer le sort de l’Afrique portugaise comme fixé ; le monde n’interviendra pas pour détourner d’elle une mainmise qui paraît dans la force des choses et dont la réalisation, au reste, ne saurait ébranler l’équilibre général.

Le sort des Indes néerlandaises, au contraire, intéresse toutes les puissances européennes à un degré qu’indique suffisamment le moindre coup d’œil donné à une carte d’Extrême-Orient. Couvrant une superficie égale à soixante-cinq fois celle de la Hollande, peuplées de près de trente millions d’hommes, elles occupent le carrefour le plus important du globe : du détroit de Malacca au détroit de Torrès, elles tiennent toutes les routes. Exploité d’une façon qui ne fut pas toujours morale mais ne laissa point d’être fructueuse, leur sol pourrait produire bien plus encore et un commerce fabuleux sillonner leur parages. Autour d’elles cependant se dresse en un cercle menaçant l’effort rival des races les plus diverses. La prodigieuse activité de Singapour s’exerce au milieu d’elles ; les remuantes audaces australiennes en sont toutes proches. La série récente des archipels allemands vient aboutir à la Nouvelle-Guinée. Au nord, l’Indo-Chine française et les Philippines américaines laissent apercevoir entre elles Formose où les Japonais s’installent et se fortifient. De tous ces points, on regarde les Indes néerlandaises et, à force de les regarder, on les désire.

Et comment les Japonais, notamment, s’abstiendraient-ils de les désirer, eux qui depuis quinze ans fouillent l’horizon en quête d’annexions profitables ? On dit bien qu’à l’étroit sur leur territoire, ils cherchent uniquement des colonies de peuplement ; celles-ci, avec leur climat équatorial, ne pourraient être que des colonies d’exploitation. Mais s’ils souffraient vraiment d’un entassement pléthorique, ils commenceraient par émigrer dans la grande île de Yéso qui touche au Nippon et contient à peine un million d’habitants, alors qu’elle en pourrait nourrir huit. Encore qu’elle soit belle et fertile, ils ne la trouvent pas assez riche, voilà tout. Quant à espérer que, même vaincus dans la dernière phase de la guerre actuelle, ils se replieront sur eux-mêmes et réintégreront leur passé laqué, c’est une illusion profonde. « Le vent d’Occident qui souffle sur ce pays ne s’abattra plus, » disait un Japonais de marque à M. Pierre Leroy-Beaulieu. On n’en saurait douter. En admettant qu’il leur faille évacuer demain la Corée, ils s’emploieraient à quelque autre tentative en attendant de reprendre celle-là.

Évidemment, ni la France, ni l’Angleterre, ni l’Australie, ni l’Allemagne, ni les États-Unis ne s’accommoderaient de voir les soldats de Mutsu-Hito opérer à Java un débarquement auquel la moindre querelle internationale toujours aisée à susciter fournirait prétexte. Mais la France s’accommoderait-elle mieux d’y voir circuler les « grey jackets » des Yankees, ou les États-Unis, les casques à pointe des Allemands ? De telles perspectives sont pourtant raisonnables ; il est sage d’y penser souvent et d’en parler quelquefois. D’autant qu’elles n’ouvrent pas seulement sur l’Asie mais en même temps sur l’Europe. La perte de son empire exotique serait pour la Hollande le signal de la chute suprême. Cet empire est en quelque sorte le palladium de son indépendance. Il est vrai que la lutte interminable qu’elle a dû soutenir contre les indigènes de Sumatra non moins que les changements apportés aux méthodes d’exploitation ont annihilé les énormes revenus qu’elle en tirait ; mais c’est moralement et non matériellement qu’une pareille aventure l’atteindrait dans ses œuvres vives. De même qu’elle se défend contre les fureurs de l’Océan par un système habile de digues et d’écluses, ce sont les digues morales de son prestige séculaire qui la protègent contre l’envahissement et l’annexion. Où en serait ce prestige le lendemain d’un si grand désastre ? La devise symbolique de la maison d’Orange deviendrait une amère ironie. Ses princes ne pourraient plus rien « maintenir » de ce double équilibre de faits et d’idées qui assure depuis plusieurs siècles la grandeur des Pays-Bas. Il faut pourtant qu’il soit maintenu. C’est au carrefour d’Extrême-Orient qu’on doit poser les sentinelles qui y veilleront. À qui cette besogne incomberait-elle mieux qu’aux deux puissances occidentales dont les intérêts métropolitains aussi bien que les intérêts coloniaux exigent la préservation intégrale de l’État hollandais ? Voilà pour l’« Entente cordiale » un beau terrain d’action. D’avoir réglé si vite et d’un seul coup tant de litiges réputés insolubles l’étonne et la désoriente un peu. Français et Anglais se demandent à quoi faire servir maintenant leur bonne volonté réciproque. En s’entendant pour assurer l’avenir néerlandais, ils feront à la fois œuvre utile et noble, ils auront bien mérité du patriotisme et de l’humanité.