Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXXIX

Plon-Nourrit et Cie (p. 179-182).

CHIMÈRES


22 septembre 1904.

Je ne crois pas qu’on ait rien écrit sur les divers épisodes de la Révolution de plus vivant, de plus poignant et de plus suggestif que le Retour de Varennes de M. Lenôtre. À travers les sinistres détails du récit apparaît mieux qu’en bien des études raisonnées l’âme si difficile à saisir et pourtant si nécessaire à connaître de cette France de Louis XVI, pleine de contradictions et d’inconséquences, généreuse et vindicative, audacieuse et timide, avide de prospérité et fanatique de destruction. Derrière les mauvais drôles qui se pressent en masse sur le passage du lugubre cortège et auxquels le désordre de l’heure présente accorde toute licence pour brailler et insulter, M. Lenôtre a su montrer la simple foule se pâmant d’aise à l’apparition du moindre porteur de quelque ordre émané de l’Assemblée nationale. C’est elle la souveraine, l’auguste, la sacro-sainte et les prisonniers qu’on lui ramène n’étaient que les indignes usurpateurs de son pouvoir. « Vive la nation ! » s’égosille-t-on à crier sur le seuil des auberges, aux carrefours des routes. « Vive la nation ! » clament les villageois. « Vive la nation ! » hurlent les citadins. Dans ces trois mots indéfiniment répétés s’enroule l’énorme chimère qui va amonceler des ruines colossales et déchaîner vingt-cinq années d’aventures épiques et de bagarres sanglantes. Car vive la nation ! ce n’est pas vive la France ! La France est un fait ; ce qu’ils acclament n’est qu’une idée, la fiction d’une puissance collective, anonyme qui serait émanée d’eux. Et cette idée leur plaît tellement qu’ils ne réfléchissent plus à rien. Ils se croient bonnement devant une aurore de félicités — et que les maux dont leurs pères ont souffert, les contrariétés qu’eux-mêmes subissent vont disparaître derrière l’horizon tandis qu’ils marcheront vers l’orient de leurs rêves. Tout cela parce qu’ils possèdent une Assemblée nationale et que cette Assemblée leur a donné une Constitution. Merveille des formules ! Ce qu’ils refusaient à la royauté, ils le donneront donc à la Nation sans une plainte ni une hésitation. Car devant cette joie d’avoir inventé une déesse et de lui brûler de l’encens, ils ne songent plus aux réformes utiles ni à leurs intérêts particuliers. Vive la Nation !

« Vive la Charte ! » répond, à quarante ans de distance, l’écho halluciné des insurgés parisiens, hors d’eux à cause de quatre ordonnances auxquelles ils n’ont pas compris grand’chose et qui ne signifient pas beaucoup plus. Et une nouvelle chimère les conduit, très bourgeoise celle-là et prodigieusement étroite ; le papyrus législatif rayonne au-dessus des fronts. On adore la Loi à laquelle Joseph Prudhomme parle à la troisième personne et envers qui toute désobéissance, si mince soit-elle, constitue un odieux sacrilège. Le prince lui jure une éternelle fidélité et ses administrés répètent son serment. On s’embrasse. Comment l’Europe ne comprend-elle point qu’une ère admirable s’ouvre sous ses pas ?… Tout cela nous a coûté la Belgique qu’on allait nous laisser prendre et, pour un peu, la régence d’Alger dont nous venions de nous emparer. Pendant dix-huit ans, des hommes habiles et probes vont travailler péniblement à remonter la côte qui a été dégringolée en trois jours. Mais d’avoir compris la majesté de la Loi vaut bien quelques sacrifices.

Les dix-huit ans ont passé. On est en haut de la côte. Une troisième chimère attend là, assise sur un piédestal comme un dragon chinois : c’est la Fraternité. On l’atteint, on l’entoure, on la place sur un char tendu de pourpre, on convie les peuples à se repaître de sa vue. La grande heure a sonné. « Tous les hommes sont frèèèères… » chantent sur les boulevards des camelots faméliques. La Fédération universelle se prépare ; l’amour va remplacer la haine ; les frontières s’effriteront, l’abondance régnera ; l’existence deviendra une allée sablée dans un jardin délicieux.

La Fraternité n’a pas vécu. Hélas ! pour s’aimer, il faut être deux : soi et puis les autres. Les autres n’ont pas voulu. Mais la France a maintenant autre chose en tête. Le vieil équilibre de l’Europe ne valait rien, — il faut le refaire. C’est à quoi elle se dépense, groupant les races sans s’apercevoir qu’elle les incite à la démembrer au nom du principe qu’elle-même préconise. Ah ! le douloureux réveil dans l’aube glacée d’un jour d’hiver devant le sinistre bûcher où se consument les débris des chimères successives ! Le territoire est amputé ; le vent disperse les feuillets de la Loi. Qui oserait parler de fraternité quand aux torches prussiennes par lesquelles flambe Saint-Cloud répond le pétrole français qui coule sur les Tuileries ? Et cet équilibre auquel on a tant sacrifié, qu’en reste-t-il après un désastre qui fait une France menue prise entre ses voisins grossis et glorieux ?

Serons-nous sages enfin ? Si les chimères ne renaissent pas, semblables aux phénix, de leurs propres cendres, notre fortune peut se rétablir et ce n’aura pas été en vain que naguère d’augustes victimes auront suivi le chemin de croix de Varennes, ouvrant par leurs souffrances la porte aux cruelles mais nécessaires expériences.

L’on fut sage, très sage. Le monde attentif s’étonna. Les pronostics les plus optimistes furent dépassés. Une à une les méfiances tombèrent. Des alliances inespérées se nouèrent ; une stabilité imprévue naquit. Courbet rehaussa Dupleix et la prise de Tananarive pallia la chute de Québec. Une diplomatie agile pénétra partout et des escadres nombreuses apportèrent les saluts des rois. La République connut le succès parce qu’elle avait rempli en conscience son labeur quotidien, sériant les questions, abordant un point après l’autre…

Mais voici que, tout à coup, devant nous se dresse la chimère et que nous lui sourions. La bête, cette fois, est vieille, bien vieille ; ses ailes usées la porteront tout juste au bourbier le plus proche où elle tombera et d’où nous aurons, l’ayant suivie, grand’peine à nous tirer. Elle se nomme l’Émancipation. Elle promet aux hommes, à condition de rompre avec les Églises, la fin de leurs angoisses par l’explication naturelle de leurs destins ; elle leur fera une conscience toute neuve et leur procurera un flambeau joyeux pour se conduire à travers la vie… Et cela prend, chose prodigieuse ! Une élite à laquelle trente siècles d’histoire fournissent pourtant les éléments d’une critique docte et sûre accepte ces naïves perspectives et s’en repaît. Un gouvernement que sollicite des besognes précises telles que l’entretien des forces nationales, le maintien du crédit public, le développement du commerce et de l’industrie, l’accroissement des transports, la mise en valeur des colonies, l’amélioration du sort des travailleurs… un gouvernement qui a de pareils devoirs à remplir s’en désintéresse pour discuter jusqu’à quel point les vœux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté entament la personnalité humaine et s’il est convenable que le Saint-Siège corresponde avec les évêques par le canal de la nonciature ou même par le service ordinaire des postes, en se servant de la langue italienne aux lieu et place du latin.

Les gens qu’occupent de telles billevesées se croient de grands hommes. Ils attendent de la postérité une chaude reconnaissance. Et comme il est douloureux de penser que la postérité s’occupera d’eux en proportion seulement des dommages qu’ils auront causés à leur patrie, de l’avance que lui auront fait perdre leurs disputes oiseuses, du mal qu’aura engendré leur sottise béate !