Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXXVI

Plon-Nourrit et Cie (p. 166-169).

DONNER SANS RETENIR


10 juin 1904.

La malencontreuse et lourde pièce d’éloquence par laquelle, le jour de l’interpellation sur la Note pontificale, le président du Conseil a tenu à accentuer et à déformer les déclarations si sages et si mesurées du ministre des affaires étrangères rappelle la manière de M. Senard.

Avez-vous entendu parler de M. Senard ? C’était probablement un très brave homme mais ce fut un bien fâcheux diplomate. Jules Favre l’envoya à Rome, au lendemain de l’entrée des Italiens, pour y représenter notre République naissante. Sans traditions comme sans relations, ignorant de l’Europe et étranger aux subtilités italiennes, M. Senard fit dans la carrière des débuts sensationnels. Il courut de la gare au palais et remit ses lettres de créance à Victor-Emmanuel en l’embrassant de tout son cœur. N’ayant pu, dans l’émotion d’une pareille entrevue haranguer le souverain à sa convenance, il lui adressa le lendemain une missive solennelle qui fut aussitôt rendue publique ; c’est bien le plus étrange factum qu’ait jamais rédigé la plume d’un ambassadeur. Le nôtre s’y proclamait empressé d’« oublier ses patriotiques douleurs » pour mieux célébrer « la délivrance de Rome ». Puis, avec une stupéfiante naïveté, il ajoutait : « Le jour où la République française a remplacé par la droiture et la loyauté une politique tortueuse qui ne savait jamais donner sans retenir, la convention de Septembre a virtuellement cessé d’exister. » La joie dut être intense dans les sphères officielles italiennes. Quelle aubaine inespérée ! Elle était fort gênante, cette convention de Septembre, car enfin c’était un traité tout comme celui des Pyrénées, seulement plus court, moins complexe et, partant, plus aisé à observer. Une des parties l’avait violée et voici que le représentant de l’autre, sans rien demander en retour, sans formuler même la moindre réserve, félicitait le violateur de son exploit. Dans la vie privée, de quelle appellation bien justifiée ne coifferait-on pas le particulier capable d’agir ainsi — et quels quolibets ne s’attirerait-il pas ? Il en est des gouvernements comme des individus ! Renoncer spontanément à un privilège quelconque ou même à une bribe de privilège sans chercher à en tirer quelque profit équivaut à se décerner un brevet de sottise. Le dernier des attachés d’ambassade sait cela ; mais M. Senard l’ignorait ; « donner sans retenir » constituait à ses yeux l’expression suprême de la probité politique. C’était la maxime fondamentale de sa diplomatie ; et comme, ennemi irréconciliable du pouvoir temporel, il réprouvait encore l’annexion à la France de Nice et de la Savoie et ne se gênait pas pour le dire tout haut, on peut croire qu’il n’eût point tardé à offrir au roi d’Italie le rétablissement « virtuel » de ses anciennes frontières. D’un trait génial il eût souhaité d’annihiler le résultat obtenu par l’héroïque effort de nos petits soldats, il eût restitué les territoires — français d’ailleurs de par la géographie, l’histoire et la volonté des populations — que nous avait conquis leur vaillance ; avoir lutté pour la liberté d’autrui devait suffire à leur mémoire. Fort heureusement, M. Senard reçut de M. de Chaudordy une verte semonce et, malgré qu’il eût affecté d’y répondre avec un superbe dédain, en affirmant à la fois son talent et son droit, cette aventure ramena un calme relatif dans ses esprits ; mais bientôt d’ailleurs il fut rappelé et sa lamentable mission prit fin.

Ce sera un des principaux titres de gloire de la troisième République de n’avoir, pendant les trente-deux ans qui suivirent, rien donné sans retenir. Le régime auquel elle succédait avait, au rebours de ce que pensait M. Senard, beaucoup trop donné et beaucoup trop peu retenu. L’expérience acquise, du moins, ne fut pas perdue. La France connut l’imprudence d’escompter en monnaie morale le prix d’un concours matériel ; elle sut ce que vaut cette monnaie-là. Depuis lors, nos gouvernants s’efforcèrent à ne jamais laisser passer l’occasion d’un compromis avantageux. Du congrès de Berlin ils rapportèrent la Tunisie ; ils s’avisèrent fort à propos qu’en disposant du sultanat de Zanzibar, l’Angleterre et l’Allemagne lésaient des droits antérieurs dont l’existence discutable paraissait oubliée par la France elle-même : ils réclamèrent des compensations et la fameuse convention du 5 août 1890 posa les bases de notre nouvel empire africain. Quatre ans plus tard, c’était l’État libre du Congo qui, ayant accordé à l’Angleterre un traitement de faveur, se voyait forcé de concéder à la France des garanties parallèles… En tout ceci, les partis politiques peuvent se reprocher les uns aux autres un mauvais équilibre des plateaux de la balance ; l’essentiel était qu’on se servît de ladite balance.

Il appartenait à M. Émile Combes de mettre de côté cet instrument vulgaire. Louis XV s’estimait de faire la guerre en roi ; M. Combes prétend faire la paix en philosophe ; les deux méthodes se valent quant au résultat, sinon quant à l’honneur, — elles consistent à sacrifier l’intérêt du pays à la beauté d’un principe.

Gardons-nous de ne pas apprécier à sa juste valeur l’amitié de l’Italie ; ici même, je me souviens d’avoir plaidé contre ceux qui, n’apercevant plus les énormes progrès déjà réalisés par notre sœur latine et le bel avenir qu’elle s’est assuré, malmenaient les promoteurs du rapprochement. Ce rapprochement était sage parce que mesuré. Pour ramener à nous l’Italie, nous lui reconnaissions en Tripolitaine une liberté d’action dont elle ne sera pas longue à se prévaloir ; c’était bien payé et logiquement compris. Quand vinrent les échanges de visites, la parité cessa d’exister : en allant à Rome et en courant le risque de n’y point voir le pape, le président Loubet donnait à l’Italie un gage de sympathie autrement éclatant que ne pouvaient le faire, à l’égard de la France, le roi Victor-Emmanuel et la reine Hélène en venant à Paris. Si le chef de l’État français n’a pu pénétrer au Vatican et si aucune précaution n’a pu être prise pour pallier vis-à-vis de Pie x le caractère offensant de sa présence à Rome, tout le monde sait maintenant que M. Combes en est seul responsable. Mais, parmi ceux qui ont de ses talents d’homme d’État la moins médiocre opinion, nul ne s’attendait qu’il allât plus loin et qu’il rendît gratuitement à l’Italie le service de proclamer la reconnaissance solennelle d’un état de choses sur lequel aucune puissance n’avait consenti à se prononcer jusqu’alors. On conçoit les applaudissements par lesquels furent accueillies à Montecitorio les paroles du premier ministre italien constatant cette nouveauté et en prenant acte. Les conséquences d’un tel événement seront immenses ; l’incident de Bologne, si étrangement significatif, le laisse entrevoir. Ce n’est pas le moment d’examiner ici si le rapprochement du Vatican et du Quirinal a chance de tourner au bien de l’Église ; mais qui n’aperçoit tout ce qu’en peut tirer l’Italie ? Son bénéfice sera pris sur nous et, pour le lui avoir procuré à notre détriment, nous ne recevrons pas la plus légère compensation.

Voilà ce qu’on gagne à « donner sans retenir ».