Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXXV

Plon-Nourrit et Cie (p. 161-165).

LES FRANÇAIS EN OCÉANIE


27 mai 1904.

On peut se demander avec quelque inquiétude combien de temps mettra la République à s’apercevoir que ses possessions océaniennes constituent, selon l’heureuse expression de M. Ch. Lemire, les « escales obligées » de la future route commerciale de Sydney à Panama ; et cette route-là, nul n’en saurait douter, est destinée à devenir rapidement la plus importante du globe. L’installation récente des Américains aux Philippines, des Allemands aux Carolines et aux Mariannes, des Anglais aux îles Salomon, Ellis et Tonga, indique assez l’intérêt que les autres puissances portent à cette vaste transformation de l’Océanie qui s’opère sous nos yeux et dont le percement de l’isthme panamique sera l’inévitable et décisif couronnement. Leurs stations pourtant ne sont pas aussi favorables que les nôtres sous le rapport de la situation géographique ; elles sont en général plus voisines de l’inquiétante Asie et plus éloignées de cette portion du monde qui semble le mieux devoir justifier son nom de Pacifique et par laquelle s’écoulera, paisible et continu, le transit universel. Nouméa et Papeete surgissent inévitables devant les navires allant de Californie en Australie ou de Nouvelle-Zélande vers l’Amérique centrale ; mais elles n’attirent point les regards des Parisiens qui ne savent pas voir si loin !

La Providence nous avait bien servis pourtant en dirigeant de ce côté les flottes de Louis-Philippe et de Napoléon iii. L’effort à faire était au niveau du peu d’ambition coloniale que manifestaient leurs gouvernements. Aussi de simples promenades d’amiraux français suffirent-elles à nous conquérir, entre 1842 et 1858, les îles Horn, Wallis, Marquises, Gambier, de la Société, Tuamotou, la Nouvelle-Calédonie et cet îlot Clipperton encore désert bien qu’habitable mais qui n’est situé qu’à 3 000 kilomètres de Panama et dont, par ce fait, la valeur stratégique va devenir considérable. Point de sang versé ni d’argent dépensé en toutes ces acquisitions ; un seul envoi de troupes à Tahiti et que le cabinet de Paris aurait facilement évité en se refusant à passer au préalable sous les piteuses fourches caudines de l’affaire Pritchard.

Presque tous ces archipels sont riches ; les mines et les pêcheries de la Nouvelle-Calédonie, les forêts aux essences précieuses des Loyalty, les dépôts de guano des îles Huon et Chesterfield, les cultures heureuses des Marquises et de Tahiti, la fertilité des îles Horn et Wallis ouvrent aux exploitants des perspectives abondantes. Il y a des colons et — ne souriez pas, messieurs du boulevard — ce sont des colons français. Il y en a partout ; ils forment de petits groupes unis, actifs et déterminés que ne lasse point la persistante incurie de la métropole. L’indigène, d’ailleurs, aime la France et se réclame d’elle. Cela, c’est le fait des missionnaires qui se sont hâtés, prévoyant sans doute les sinistres exploits de M. Combes, d’accomplir leur tâche. Quelle belle figure, celle de ce P. Bataillon, porteur d’un nom prédestiné qui débarqua aux îles Wallis en 1837 et les conquit si bien qu’aujourd’hui tous les naturels y parlent notre langue et y vivent la vie civilisée des travailleurs de chez nous !

Telles sont ces terres polynésiennes que nous négligeons d’équiper pour la récolte à l’heure où se lèvent autour d’elles des aubes fructueuses. Elles ont donné tout ce qu’elles pouvaient donner ; c’est nous qui n’avons rien fait pour leur faire donner davantage, — rien pour utiliser leurs excellents mouillages, rien pour retenir les navigateurs dans leurs ports, rien pour assurer non plus leur sécurité éventuelle et pour étendre sur elles le prestige de notre puissance : ni phares, ni bassins, ni quais, ni magasins, ni arsenaux, ni dépôts ; point d’agences commerciales, point de comptoirs, point de services réguliers.

Alors les étrangers viennent ; ils sont déjà sept cents à Tahiti, contre douze cents Français ; ils y accaparent le commerce ; les transactions importantes passent entre les mains allemandes ou anglaises, les petits profits vont aux Chinois — et le résultat s’inscrit en chiffres douloureux. Ainsi, en 1891, les îles de la Société ont importé de France pour 688 000 francs seulement et exporté en France pour 814 000 francs de marchandises, alors que les totaux des importations et des exportations étrangères montaient respectivement à 3 867 000 et à 2 953 000 francs. À côté des trafiquants, et les secondant de leur mieux, opèrent les apôtres — mormons, adventistes, salutistes, wesleyens, presbytériens — qui, ayant inscrit leur credo dans les plis de leur étendard, laissent la parole divine se perdre à travers le chatoiement des couleurs nationales et croient servir l’Église en servant d’abord la patrie. Quelle aubaine pour ceux-là que l’anticléricalisme d’exportation auquel s’abandonne notre mysticisme laïque ! Quel renfort également que ce perpétuel recul devant le problème des Nouvelles-Hébrides, problème qui n’existait point, que nous avons créé de toutes pièces et envenimé de jour en jour !

Il n’y a pas un titre de possession qui nous manque pour revendiquer l’archipel. Si Cook lui a donné le nom qu’il porte, avant lui Bougainville l’avait baptisé différemment. La Pérouse et ses compagnons y périrent et, quarante ans plus tard, Dumont d’Urville y retrouvait les traces de leur martyre. La géographie en a fait une annexe indéniable de la Nouvelle-Calédonie. Trois cents Français y possèdent 500 000 hectares alors qu’à peine 50 000 hectares sont aux mains de la centaine d’Anglo-Australiens qui y entretiennent une dangereuse agitation. Enfin, dès 1876, les colons anglais eux-mêmes, sur lesquels la double influence des missions presbytériennes et de l’Australie ne pesait pas encore, réclamaient le protectorat français, — ce protectorat que les chefs des îles Fidji et Tonga, aujourd’hui anglaises et allemandes, avaient vainement imploré avant eux. La France n’écouta pas. L’amiral Dupetit-Thouars, en 1878, laissa échapper l’occasion qui s’offrait à lui de proclamer une annexion que nul n’eût contestée et lorsqu’en juin 1886 deux compagnies d’infanterie de marine et une d’artillerie vinrent apporter à nos hardis pionniers la protection dont ils avaient besoin, l’Angleterre, enhardie par notre mollesse et nos hésitations, exigea le retrait de ces troupes. Et on les retira.

De pareilles capitulations n’ont point découragé les Français des Nouvelles-Hébrides. À leur tête, un héros national, Higginson, à jamais conquis par sa patrie d’adoption, travaille infatigablement pour garder à la France ce domaine magnifique dont elle s’est si peu souciée jusqu’ici. Rien ne le rebute. Avec les seules ressources de la compagnie qu’il a fondée, il a su faire des merveilles. Mais le temps passe. En janvier 1900, quand furent échangés les actes diplomatiques concernant le partage des îles Tonga et Samoa, tout récemment surtout quand furent négociées les conventions franco-anglaises relatives à l’Égypte, au Maroc et à Terre-Neuve, on pouvait aisément mettre fin à cet état de choses déplorable. Pourquoi ne l’a-t-on pas voulu ?

Notre politique océanienne, depuis trente ans, est coupable parce qu’il y a un degré au delà duquel la sottise confine au crime. Après avoir perdu le canal de Panama, allons-nous négliger maintenant les postes échelonnés sur la route dont il ouvre l’accès ? Si c’est là ce à quoi nous devons nous résigner, mieux vaudrait pour notre dignité le dire tout de suite. Une grande nation peut à la rigueur consentir, sans déchoir, certains renoncements mais il y a des infériorités dont elle ne doit pas donner le spectacle. En présence de l’activité que déploient en ces parages des rivaux redoutables, notre stagnation polynésienne n’a que trop duré. Qu’une action vigoureuse se manifeste en faveur de nos droits oubliés, de nos citoyens lésés, de nos intérêts méconnus, ou bien renonçons ouvertement à lutter dans cette partie du monde. En un mot, allons de l’avant — ou bien alors, allons-nous-en.