Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XLI

Plon-Nourrit et Cie (p. 187-190).

LA TRIPLE BATAILLE DE BOHÊME


15 novembre 1904.

Connaissez-vous Prague ? Peut-être y êtes-vous venu passer quelques heures en épilogue d’une cure à Marienbad ou en complément d’un pèlerinage artistique à Bayreuth : le temps de parcourir d’une course rapide les rues pittoresques et de dénombrer, avec l’aide de Bædeker, les monuments prestigieux ; le temps de monter au Hradschin, ce palais des rois morts dont les murailles moroses enfermèrent la triste jeunesse du duc de Bordeaux — et de descendre dans la synagogue à demi souterraine où il semble que le crépuscule des âges se soit entassé et que réside l’entêtement héréditaire du peuple d’Israël ; le temps de voir les douze apôtres saluer mécaniquement, quand l’heure passe, à la petite fenêtre de l’hôtel de ville et l’admirer la gigantesque loggia où, les soirs d’été, dînait Wallenstein ; le temps de pèleriner au pont tragique sous les arches duquel flotta le corps de saint Jean Népomucène et à la chapelle où l’Enfant Jésus miraculeux, en costume de bambino millionnaire, reçoit l’hommage des descendants des hussites. Que n’êtes-vous resté davantage pour demander à cette ville étrange les leçons de son passé, l’un des plus remplis qui soient au monde, — et pour surprendre le secret de son avenir, de cet avenir dont l’Europe tremble d’avoir à s’occuper ! Sous le dôme du Musée national, de l’Acropole où, l’an dernier, la nation monta une garde d’honneur autour des cendres de Palacky, vous auriez pu fructueusement évoquer en ses contours puissants l’histoire de l’impérissable Bohême.

Il n’en est pas de plus émouvante, de plus grandiose, de plus propre à suggérer de fortes pensées et de salutaires réflexions. Comment l’unité d’une race se crée, se maintient et se désagrège, — comment elle se refait, tantôt par l’héroïque élan des guerres extérieures, tantôt par la fécondité douloureuse des luttes intestines et tantôt par le silencieux et méritoire effort de l’existence quotidenne, — quelles lointaines conséquences peuvent exercer sur un pays l’admiration systématique pour une culture étrangère et l’encouragement donné à une immigration dont l’avantage immédiat dissimule aux regards des contemporains le danger futur, — les minces résultats qu’obtient le plus énorme labeur s’il s’enferme en un idéalisme exclusif et néglige de s’appuyer en même temps sur quelque intérêt public d’ordre pratique et tangible, — par-dessus tout, la loi d’airain qui fait peser sur la politique d’une génération le poids des erreurs commises par la génération précédente : voilà ce que racontent, en traits inoubliables, les silhouettes robustes et les vicissitudes compliquées des récits tchèques.

Combien furent imprudents ces premiers souverains de la dynastie Prémysl lorsque, non contents de se faire autoriser par l’empereur à ceindre une couronne qu’ils étaient libres, après tout, de placer ou non sur leur tête, ils entreprirent encore la germanisation de leur royaume ! Cette faute initiale a retenti jusqu’à nos jours à travers l’histoire de Bohême ; c’est à cause d’elle que des flots de sang ont coulé, que des milliers d’incendies se sont allumés, que des crimes affreux ont été commis. Invité à servir d’architecte national, pourquoi le germanisme se fût-il retiré bénévolement, son œuvre faite ? Il voulut rester et, dès lors, commença le duel sans merci qui dure encore.

Ce duel a eu trois phases : celle des armes, celle de la pensée et celle du nombre.

Les armes firent une Bohême vaste et fragile ; ses frontières touchèrent aux portes de Nuremberg et de Ratisbonne, s’allongèrent jusque vers l’Adriatique mais, au dedans de ces terres trop diverses, agglomérées par force, rien de stable ne s’édifia. Une seule journée suffit à Rodolphe de Habsbourg pour jeter bas la puissance d’Ottokar ii ; celle de Charles Ier — qui, devenu l’empereur Charles iv, mérita d’être appelé le père de la Bohême et le beau-père de l’Allemagne — s’effrita d’elle-même entre les mains débiles de ses successeurs.

Alors une idée se mit à germer. De toutes parts des abus se répandaient dans les institutions ecclésiastiques ; la richesse accumulée avait produit une honteuse corruption ; l’archevêque de Prague, potentat déplorable, régnait sur un clergé insolent et débauché pour les excès duquel le Saint-Siège témoignait d’une longanimité sans excuse. L’indignation et l’esprit de révolte grondaient sourdement dans les masses populaires. L’éveil se fit. La chapelle de Bethléem, ce Port-Royal tchèque, groupa ceux qui cherchaient un retour à la pureté évangélique. Jean Huss synthétisa leurs honnêtes aspirations. Éloigné de toute ambition mesquine, dépourvu de haine, animé d’un zèle vraiment apostolique, il tenta d’accomplir avec douceur et modération, au sein d’une société slave, l’œuvre par laquelle la fougue brutale de Luther devait transformer, cent ans plus tard, le monde germanique. Il y échoua. Son martyre même ne réussit point à assurer à sa patrie le bénéfice d’un tel effort. Toute l’Allemagne dressée contre ses disciples eut raison de leur persévérance ; ils finirent par signer les « compactats » de Bâle et, moyennant une concession de pure forme (que d’ailleurs le pape supprima peu après), ils abdiquèrent, avec les doctrines de leur maître, l’indépendance intellectuelle de la Bohême.

Il n’est plus question aujourd’hui de vaincre l’Autriche ou de rénover la religion. Les Tchèques procédèrent autrement : ils ont inventé une conquête silencieuse qui s’accomplit foyer par foyer, famille par famille. Au fond d’eux-mêmes, ils ont découvert un pouvoir assimilateur d’une intensité pénétrante que nul n’avait soupçonné jusqu’alors. La femme tchèque annexe à sa race le Germain qu’elle épouse ; les nombreux enfants qu’elle met au monde deviennent à leur tour les instruments d’une victoire identique ; ainsi la restauration s’accomplit. Les vieux noms nationaux chassent le vocabulaire teuton ; les mœurs, les habitudes, les idées, tout renaît au grand passé disparu. On dirait une Atlandide que le mystère de quelque éruption sous-marine ferait émerger peu à peu des flots qui jadis l’engloutirent ; et, dans ces rues de Prague où s’affirme l’étrange odeur slave, il advient que les marchands allemands, par crainte de perdre leur clientèle, usurpent des noms tchèques et en parent leurs devantures tandis qu’aux frontières, à chaque recensement, l’ethnographie officielle enregistre maussadement la poussée persévérante devant laquelle recule l’ennemi héréditaire.

Telle est la triple bataille de Bohême : deux défaites malheureuses, une victoire assurée. Cette victoire pourtant ne sera jamais aussi absolue que l’exigerait un patriotisme intransigeant. Losange inscrit au centre d’un colossal empire germanique dont l’unité s’achèvera tôt ou tard, la Bohême ne peut vivre sans l’Allemagne, ni surtout contre elle. Il serait temps que, de part et d’autre, on se prît à chercher les bases du compromis futur dont dépendra le repos de l’Europe centrale.

Les vrais amis des Tchèques ne sont pas ceux qui les poussent aux résolutions extrêmes et se plaisent à surexciter en eux un redoutable panslavisme mais bien ceux qui leur rappellent qu’avant de servir les desseins du monde slave, ils ont non seulement le droit mais le devoir de songer à leur patrie restreinte ; par là ils s’assureront des sympathies précieuses et, le cas échéant, le bénéfice d’une intervention utile ; par là ils rendront possible l’établissement de la neutralité tutélaire qui leur apportera la meilleure garantie de leur indépendance. La Bohême est quelque chose d’unique et de sacré ; c’est un des musées de l’humanité : elles doit être placée sous la sauvegarde des nations.