Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XI

Plon-Nourrit et Cie (p. 51-55).

LE RÊVE DE LA GRÈCE


16 mars 1903.

Lorsque la Grèce eut ressuscité, encore enfiévrée de l’effort gigantesque qui l’avait mise debout, les souvenirs les plus récents de sa longue histoire remontèrent les premiers à son cerveau et son regard se porta vers ces rives du Bosphore qui représentaient pour elle la revanche nécessaire sur le sort et sur les hommes. C’est de là que son génie créateur avait été chassé trois cent soixante-quinze ans plus tôt ; c’est là que le drapeau de sa civilisation glorieuse avait été abattu par les représentants d’une barbarie obscurantiste. Sur les coupoles de Sainte-Sophie, elle irait replacer victorieusement la croix du Christ ; du firmament européen elle chasserait à son tour le croissant aux reflets sanguinaires. Ce fut là son rêve. Elle en vécut longtemps. Il lui semblait que les jalousies internationales qui montaient la garde autour de Constantinople en préparaient la réalisation future. Bientôt, d’ailleurs, la force ottomane parut s’épuiser : le Turc devint « l’homme malade » dont les jours sont comptés. Alors, il n’y aurait même pas besoin de se battre ; qui donc pouvait disputer l’héritage sans mettre le feu aux poudrières d’Europe ? Seule la Grèce saurait neutraliser les terribles détroits et restaurer une Byzance libre-échangiste, métropole du commerce et de l’art dont les progrès profiteraient à tous sans inquiéter personne. Et puis, pouvait-on nier son droit ? Au centre des provinces continentales comme sur les bords des archipels, partout s’allumaient des foyers d’hellénisme, — tels s’allument, la nuit de Pâques, à l’annonce de la Résurrection, les innombrables cierges de cire dans les rues d’Athènes. On avait dit qu’il n’y avait plus de Grecs ; au contraire, il y en avait partout : le monde grec se reconstituait tout entier, prêt à rentrer dans l’histoire dont il était momentanément sorti.

Mais, ainsi qu’il advient autour de tout moribond que la mort tarde à prendre, le temps créa des héritiers nouveaux qui firent valoir des titres imprévus. Les disputes et les chicanes surgirent prématurément ; la confiance des Hellènes fit place à une douloureuse incertitude. L’expérience de la vie internationale les avait du reste avertis et ils savaient ne pouvoir compter, de la part des gouvernements, que sur d’égoïstes et passagères sympathies. Alors, sans renoncer à Constantinople, ils songèrent à Minerve.

Elle aussi, la sublime déesse, représentait une part des traditions nationales, la part la plus ancienne et peut-être la plus solide. Après tout, les peuples vigoureux, vaillants, ambitieux, arrivent à créer des empires dont la force se fait sentir au loin. Que de cités éparses dont les ruines attestent la grandeur passée ! Que d’acropoles dont les fières silhouettes racontent la prestigieuse histoire ! Que de sanctuaires riches encore de leurs débris vénérables ! Et pourtant il n’y a qu’un Parthénon et qu’un Homère ! Un seul peuple a su s’élever jusqu’à ces sommets de l’art et de la pensée. Un seul a mérité de nationaliser la Sagesse et d’incarner l’harmonie suprême de l’esprit humain.

De tels biens doivent fructifier entre les mains de qui les possède et peut-être aurait-on le droit de reprocher aux Hellènes d’avoir trop tardé à s’en rendre compte. Non pas, certes, qu’ils aient eu tort de vouloir acheter des canons et exporter des raisins secs. Aux plus beaux temps de leur rayonnement intellectuel, la guerre et le commerce servaient d’assises à leur génie. Et c’est par là que ce génie a si complètement dominé l’humanité. Il était foncièrement humain. Il ne tendait point, ainsi qu’on l’a dit à tort, vers je ne sais quelle perfection supra-terrestre ; il tendait à exalter la nature humaine dans toute la splendeur de ses imperfections : il faisait à la lutte et à l’intérêt leur place légitime et nécessaire à côté de l’amour du beau et de la recherche du bien.

C’est pourquoi il faut à la Grèce ressuscitée une armée robuste, un commerce prospère ; mais il lui faut également une pensée active. Il serait grand temps d’y songer. Eh ! direz-vous, dépend-il de la volonté de l’homme de faire surgir des Plutarques et des Platons, des Eschyles et des Démosthènes ? Est-il permis de s’indigner qu’un génie national longtemps captif ait perdu l’habitude des hautes visées, des larges envolées ? Peut-on s’étonner qu’il ne trouve plus les purs accents par lesquels s’expriment les sentiments éternels ?… Non certes, nul n’a le droit de s’indigner ou de s’étonner qu’il en soit ainsi, — mais, à l’ombre de ces murailles sans pareilles, sous l’égide de ces noms uniques, la jeunesse universelle pourrait être conviée à venir poursuivre et achever le cycle des études supérieures, comme en une oasis de sagesse et de beauté. Et c’est là le rêve réalisable auquel doit désormais s’abandonner l’âme hellène plutôt que de poursuivre l’autre rêve, le byzantin, celui que coupent de douloureux sursauts et qui risquerait de s’achever en un sombre cauchemar ou de se terminer par une réalité brutale.

Pensez à ces universités transatlantiques que le patriotisme d’un millionnaire transforme en foyers de haute culture et vers lesquelles le fondateur achemine, à coup de banknotes, les professeurs les plus illustres et les étudiants les plus méritants ; pensez à ces bibliothèques peuplées de volumes innombrables, à ces laboratoires pourvus d’instruments perfectionnés, à ces palais, à ces amphithéâtres que les meilleurs architectes sont conviés à élever sur le sol de la jeune Amérique pour en faire le temple de la vie cérébrale et du progrès de l’esprit. Pourquoi les Mécènes de l’hellénisme moderne ont-ils, dans leurs libéralités, oublié l’université d’Athènes ? Elle devrait être déjà la première du monde ; de toutes parts, on devrait aspirer à recevoir son enseignement et regarder un stage sous ses portiques comme le couronnement suprême d’une éducation intégrale. Ses publications devraient courir l’univers ; l’enseignement de ses historiens devrait faire loi et les découvertes de ses savants, fixer l’attention. Elle devrait joindre en un lumineux faisceau les patientes recherches de l’archéologie avec les tâtonnements inquiets de la sociologie, les laborieuses descentes dans le passé avec les audacieuses incursions vers l’avenir.

Que nous sommes loin d’un pareil idéal et combien nous mesurons la distance qui nous en sépare lorsque le télégraphe apporte la nouvelle d’une révolte d’étudiants athéniens, indignés qu’on ose traduire leurs Évangiles en langue vulgaire ! Loin de moi la pensée de les blâmer. Quiconque ignore la Grèce moderne, les difficultés contre lesquelles elle a eu à se débattre, les périls multiples qui l’ont menacée ne comprendra rien à un problème de cet ordre. Celui-là a des dessous respectables. Il n’en est pas moins exclusivement national et l’incident prouve que l’université d’Athènes limite ses soucis et ses besoins à ceux — immédiats et bornés — de sa population scolaire actuelle. Ce n’est pas là le rôle qui lui convient.

Ce rôle, nous l’avons défini tout à l’heure : il est international au premier chef. Voilà peut-être de quoi inquiéter de bons Hellènes, prompts à se décerner parfois certains éloges immérités mais oublieux aussi des forces dont ils disposent. Certes, les nationalités ont l’obligation de se défendre puisque les conditions matérielles de la vie collective les incitent à se dévorer réciproquement. Il en est une pourtant qui demeure à l’abri des atteintes parce qu’elle est supérieure aux compétitions. On a bien souvent répété — sans toujours réfléchir à quel point ce mot est vrai — que l’homme cultivé montant au Parthénon accomplit un pèlerinage de reconnaissance. Mais le même homme éprouve-t-il rien de semblable en pénétrant dans Sainte-Sophie ? C’est qu’il se sent solidaire de l’Hellade de Minerve et non de la Grèce impériale. Celle-ci reste soumise aux lois de vie et de mort qui gouvernent les nations ; l’autre y échappe : elle est immortelle.

Ne craignez donc point d’appeler à Athènes l’élite des races et d’y entendre résonner des langages étrangers. Bien loin d’en souffrir, la puissance de l’hellénisme en sera décuplée. C’est dans sa collaboration avec les civilisations occidentales qu’il puisera la force nécessaire pour rajeunir ses formules et trouver une parole d’avenir.

J’ai confiance en cette parole. Je crois qu’elle éclaircira notre atmosphère embrumée d’orgueil, qu’elle désaltérera nos sociétés grisées d’axiomes et de faits ; et s’il est vrai, comme le proclame mélancoliquement au soir de son existence M. Herbert Spencer, s’il est vrai que cet orgueil et ces axiomes préparent la « rebarbarisation » du monde, je crois que seules les formes de la pensée grecque, restaurées et mises au point, pourront arrêter cette néfaste décadence et refaire dans l’âme humaine l’équilibre rompu par le progrès.