Pages d’histoire contemporaine/Chapitre X

Plon-Nourrit et Cie (p. 47-50).

LA LOUISIANE FRANÇAISE


15 février 1903.

Le chevalier de Kerlerec, qui fut en son vivant gouverneur de la Louisiane, trouve aujourd’hui une compensation tardive à ses malheurs immérités. Ce gentilhomme a la chance de voir surgir parmi ses descendants un esprit chercheur et curieux dont le talent va tirer sa mémoire de l’oubli et la venger en même temps des injustes attaques de ses contemporains. Toutefois, dans l’ouvrage très documenté auquel il met la dernière main et dont nos archives diplomatiques, coloniales, maritimes ont fourni les multiples éléments, le baron Marc de Villiers du Terrage ne s’est point borné à dresser la silhouette ou à conter les aventures d’un ancêtre calomnié : il a prétendu restaurer du même coup la physionomie d’une de nos colonies les plus belles et les moins connues. Cette tentative méritoire va bénéficier d’une triple actualité. Il y a cent ans, en effet, que la Louisiane et les vastes territoires qui en dépendaient plus ou moins directement ont été cédés aux États-Unis ; l’exposition de Saint-Louis est destinée à commémorer cet événement et, puisque la cession a eu lieu, félicitons-nous du moins que les Américains nous en sachent gré et qu’un francophilisme ardent et sincère paraisse devoir transformer leur prochaine World’s Fair en une manifestation de cordiale sympathie envers notre pays. L’acquisition de ces régions ensoleillées et fertiles équivalut à une seconde fondation de la grande république transatlantique ; le mot a été dit là-bas et il n’est point exagéré ; à deux des trois principaux tournants de son histoire, le peuple américain a donc rencontré le concours efficace de la France.

En toute justice, on doit reconnaître pourtant que l’abandon de la Louisiane n’a pas été consenti sans regrets : la signature qui en décida était celle d’un homme qui n’avait point coutume de rien céder à personne ; cet homme ne s’appelait encore que Bonaparte. Et voilà une seconde actualité. Car si, de tout temps, la mémoire de l’empereur Napoléon est demeurée populaire des bords de l’Escaut aux rives du Var et de la Bidassoa, bien autre est aujourd’hui la popularité dont jouit, parmi nous, le premier consul. Or, le premier consul ne visait à rien moins qu’à recommencer le long du Mississippi l’expédition d’Égypte, avec les avantages que lui assuraient cette fois son pouvoir solidement établi et son prestige indiscuté. Les troupes qui, sous le commandement de Victor, devaient occuper la Louisiane (tacitement sinon secrètement rétrocédée depuis peu par l’Espagne à la France) n’attendaient plus que l’ordre d’embarquement et le nouveau gouverneur était déjà en route lorsque la rupture de la paix d’Amiens vint modifier de fond en comble les plans de Bonaparte. On peut dire qu’en trois jours l’acte de vente fut rédigé et signé : la province lointaine échappait à la mère patrie mais du moins elle ne passerait point à l’ennemi ; elle formerait une des assises de cette grandeur américaine en laquelle nos pères se plaisaient à voir la rivale nécessaire et permanente de la grandeur britannique.

J’ai mentionné une troisième actualité ; c’est la moins flatteuse pour notre amour-propre national ; c’est aussi la plus imprévue. Le croiriez-vous ? les propos antimilitaristes que nous sommes accoutumés d’entendre retentir à nos oreilles infortunées, l’an de grâce 1903, ne sont qu’un écho affaibli des aménités prodiguées par les gens du Parlement royal aux officiers d’il y a cent cinquante ans. Sous ce rapport, l’interminable procès intenté à Kerlerec rappelle à s’y méprendre certain procès plus récent… et plus célèbre aussi. M. de Villiers du Terrage n’a pas eu besoin de souligner les analogies ; il les laisse discrètement s’imposer au lecteur.

Affligeante, somme toute, cette histoire louisianaise prise dans son ensemble, depuis La Salle et d’Iberville jusqu’à ce malheureux Aubry dont les notables de l’endroit firent un révolutionnaire malgré lui et qui ne savait plus, en fin de compte, s’il gouvernait au nom du roi de France ou bien au nom du roi d’Espagne. Affligeante et consolante en même temps, car elle distingue clairement ce qui nous a fait défaut de ce dont nous n’avons jamais manqué. Aux coupables indifférences, aux vilaines intrigues, aux routines invétérées de la métropole, elle oppose en un saisissant contraste des figures courageuses et persévérantes de marins, de fonctionnaires et de colons. Nous avons eu les hommes ; seule, la volonté gouvernementale était absente. Et notez que ces deux éléments de toute politique coloniale sont d’importance inégale : au souverain ou à l’opinion de fixer une ligne de conduite et de s’y tenir ; mais les hommes, si la nation ne les possède point, comment les fabriquer ? Cinquante années d’une pédagogie énergique et opiniâtre y suffiraient à peine. Les Français dévoués à l’œuvre exotique n’ont pas dégénéré ; ils sont plus nombreux, plus actifs, plus entreprenants encore que leurs pères ; et, par ailleurs, que d’améliorations dans les méthodes, que de progrès dans l’administration ! Malgré tout ce qu’il reste encore à accomplir de réformes nécessaires, le contraste est énorme entre le présent et le passé. Voilà pourquoi, si les annales de la Louisiane contiennent des pages douloureuses, elles ne sont pas, du moins, pour décourager l’effort colonial — et il n’est pas mauvais qu’elles nous soient contées.

Rien que pour l’avoir écrit, ce mot de Louisiane qui semble tissé de lianes ensoleillées, mille croquis s’évoquent dans ma mémoire. Mais ce ne sont point les danses nègres au clair de lune ni les pittoresques récoltés de sucre et de coton ni les grands arbres saupoudrés de lichens gris qui surgissent ainsi devant moi ; ce sont les visages et les gestes d’une race à la foi très forte et très affinée, très moderne et très seigneuriale, en laquelle j’ai noté avec une douce surprise la survivance étonnante de la grâce et de l’urbanité françaises. Comme elles ont grand air, les femmes de La Nouvelle-Orléans quand elles reçoivent, dans leurs modestes loges de l’Opéra français, les hommages des jeunes gens ! Et comme il est joli de se dire alors que cette société d’aspect un peu nonchalant s’est occupée tout le jour à refaire son avenir ; que, ruinée par la guerre de Sécession, elle rétablit sa fortune sans rien perdre de son élégance et que les chiffres alignés par elle n’ont rien enlevé à la grâce de son sourire !

Dans les petites maisons dissimulées le long des avenues ombreuses vit plus d’un gentilhomme du grand siècle dont le langage un tantinet suranné s’applique aisément aux sujets les plus up to date et dont les manières très fines habillent à merveille les mœurs du jour. Si jadis, à Versailles, on avait discuté au cercle du Roi les cours du coton ou le rendement d’une machine agricole, c’est assurément avec ce décorum et en ces termes châtiés que la conversation se serait poursuivie entre princes du sang et duchesses à tabouret. En plus, traîne dans les intérieurs, sur les choses et sur les gens, un peu de cet indéfinissable parfum colonial fait d’exil et de langueur, de vastes espoirs et de fatalité pesante et dont l’arôme vous pénètre d’une si intense mélancolie… C’est que, par les fenêtres, s’introduit non point la brise tempérée de l’Europe mais le souffle d’une nature remuée par le passage du « Père des Eaux », le vieux Mississippi, et troublée par l’approche des Terres chaudes.