Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LVI

Plon-Nourrit et Cie (p. 248-251).

VICTOIRES DÉDAIGNÉES


18 octobre 1905.

Dans son dernier roman, les Deux Sœurs, Paul Bourget se plaît à attirer l’attention de ses lecteurs, à un moment donné, sur le contraste qu’offrent à son avis deux personnages en qui il incarne des générations opposées, « celle d’avant la guerre de 1870 et celle d’aujourd’hui sur qui pèsent, avec le souvenir du désastre non vengé, de plus récentes et si dures épreuves. » Je cite la phrase textuellement, l’ayant longtemps méditée. Qu’il y ait de profondes dissemblances entre les hommes du second Empire et ceux de la troisième République, nul n’y saurait contredire et encore moins s’en étonner. Le monde a beaucoup tourné de l’un à l’autre. Mais ce n’est pas là ce qu’a voulu dire Bourget. Il entend qu’une lourde et douloureuse humiliation nous étreint à laquelle il nous est impossible d’échapper. Il évoque le souvenir de retentissantes infortunes, la vision d’un horizon assombri et il n’aperçoit rien dans l’intervalle qui soit de nature à nous apporter ni consolation ni espérance. Or, dans l’intervalle, il a tenu simplement ceci : la conquête d’un empire d’environ cinq millions de kilomètres carrés, c’est-à-dire presque dix fois la superficie de la France, peuplé de plus de trente-cinq millions d’habitants et représentant un mouvement commercial annuel de trois cent cinquante millions de francs. Faites le compte de ce qu’a coûté en hommes et en monnaie cette œuvre fabuleuse : vous n’approcherez point des chiffres atteints par la moindre des grandes guerres modernes. Mais surtout relisez l’histoire, et depuis l’empire d’Alexandre vous ne trouverez pas d’exemple qu’une nation, en si peu de temps et à si peu de frais, se soit enrichie d’un pareil amas de territoires. Si c’étaient les Allemands, les Anglais, les Américains, les Japonais, les Espagnols qui, au lendemain d’une défaite écrasante, eussent réussi à accomplir un tel prodige, ils pâliraient d’orgueil en contemplant les contours de leur puissance restaurée, et certes cet orgueil serait légitime. Par quelle aberration se trouve-t-il des Français qui préfèrent tenir leurs regards enfermés dans le cercle étroit où chevauchent les regrets affaiblissants et les théories naïves ? Oh ! ces plaintes continuelles, cette myopie rageuse d’une part — et, de l’autre, ce doctrinarisme intransigeant, ce pédant utopisme, qu’ils sont néfastes et odieux !

Notez que chacun pourrait trouver motif à se réjouir si, au lieu de considérer obstinément les intérêts de la patrie à travers le prisme déformant de la politique et de la philosophie, on s’était accoutumé à les déchiffrer tout simplement sur la mappemonde où les réalités du temps présent s’inscrivent en termes d’une parfaite clarté. Car cette épopée glorieuse qui commence en 1873 avec la conquête du Delta tonkinois par Francis Garnier et s’achève en ce moment par la jonction définitive, à travers le Sahara, de l’Algérie et du Soudan français, elle n’est pas seulement composée de faits d’armes héroïques, mais représente encore l’effort colonial le plus modéré, le plus honnête et le plus humanitaire qui ait jamais été tenté par un grand peuple. À aucune époque, on n’avait vu à l’œuvre des explorateurs aussi soucieux de ne point verser un sang inutile, des officiers aussi résolus à assurer, dans la mesure du possible, le bien-être de leurs soldats, des administrateurs aussi empressés à introduire de justes lois et d’honnêtes coutumes dans le chaos indigène, un gouvernement enfin aussi scrupuleux à observer la lettre et l’esprit des traités. Il est bon de le répéter puisque aussi bien le colonialisme français, admiré de tout l’univers, se trouve exposé, en France même, aux grossières injures d’hommes de mauvaise foi qui, pour exaspérer cette lutte des classes dont ils vivent, ne regardent pas, bien souvent, à prêcher le meurtre et l’assassinat, quitte à se répandre en une vertueuse indignation le jour où éclate quelque scandale africain isolé et d’ailleurs aussitôt réprimé. Est-ce que le bon sens public ne devrait pas avoir raison de ces manœuvres ? Qu’importe la mentalité exceptionnelle de MM. Gaud et Toqué ? Les crimes qu’ils ont pu commettre n’enlèvent rien à la portée de ce fait : qu’aucun autre pays, depuis trente ans, n’a fourni, dans son effort d’expansion, une pléiade d’hommes comparables aux ouvriers infatigables par lesquels fut accompli le merveilleux décuplement de la terre française ! On exalte avec raison les victoires d’un Dewey ou d’un Togo ; mais qu’ont-ils fait, ces grands marins, de comparable à l’exploit de Courbet, à cette descente de la rivière Min, chef-d’œuvre de sang-froid, de calcul et d’audace ? Nous n’y songeons plus cependant, nous n’en parlons jamais et nos écoliers seraient bien embarrassés d’en dire la date.

Avec Courbet, un Dodds, un Duchesne ont su faire vibrer, il n’y a pas très longtemps, la vieille fibre militaire que n’extirpera pas la propagande pacifiste, si frénétique soit-elle. Et ce n’était pas assez pour la gloire du nom français que de tels chefs eussent, en toutes circonstances, fait preuve du plus noble humanitarisme, — près d’eux apparaissent Lavigerie, Brazza, Gallieni, figures admirables qui suffiraient à illustrer une race et à ennoblir une période.

Ainsi les lauriers au milieu desquels a grandi la génération présente sont remarquables à la fois par le nombre et par l’éclat. Trop disséminés seulement ; il arrive que les fumées détestables des orgies intestines les dissimulent aux regards. Écartons-nous un peu et nous les voyons détacher sur les horizons lointains leur silhouette réconfortante. Voilà pourquoi il ne convient pas que cette génération se sente une âme de vaincue. Certes ses souvenirs d’enfance sont des souvenirs de défaite et d’invasion ; mais si le canon de Sedan prolonge jusqu’à elle son écho sinistre, la clarté doit survivre aussi des illuminations qui saluèrent la prise de Fou-Tchéou, celles d’Abomey et de Tananarive.

Gardons-nous de diminuer la portée de ces combats sous prétexte qu’ils furent livrés à des armées barbares. Fou-Tchéou rappelle la seule guerre qu’une grande puissance occidentale ait osé mener à elle seule contre l’énorme Chine alors redoutable et, lorsque nos troupes pénétrèrent à Tananarive, consacrant définitivement une annexion proclamée par Louis XIV, acceptée par la Convention et l’Empire et maintenue par les traités de 1815, ce ne furent pas seulement la royauté hova mais aussi les ambitions britanniques qu’elles mirent en déroute.

Gardons-nous également d’en diminuer la portée par un sentiment de fausse et maladroite modestie. Le succès aide à vaincre sur tous les terrains et dans toutes les occasions. Il apporte avec lui des renforts de courage, de volonté et d’endurance. Ce n’est pas en se lamentant perpétuellement sur les échecs d’antan qu’on se prépare à les réparer, c’est en s’entraînant à rétablir la fortune ébranlée et en se donnant à soi-même la preuve que ses infidélités sont passagères. Un peu de fierté, morbleu, en face de résultats si tangibles ! Il semble que nous ne soyons plus capables d’en éprouver qu’à regarder s’entasser à la devanture des libraires les productions indéfinies de notre raffinement littéraire et de notre scientifisme passionné. Jetons donc un coup d’œil sur la carte du monde pour nous apercevoir enfin à quel point l’ont transformée nos victoires dédaignées.