Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LV

Plon-Nourrit et Cie (p. 244-247).

NOS AMIS ROUMAINS


6 octobre 1905.

Nous parlons trop rarement de la Roumanie et quand nous le faisons c’est de façon indifférente et superficielle. Je ne dis pas cela pour M. André Bellessort qui, précisément, en a rapporté quelques tableaux récents d’une justesse de dessin parfaite et d’une exquise fraîcheur de coloris. Mais s’il apparaît que l’aimable voyageur se préoccupe de l’influence exercée là-bas par la France et songe, chemin faisant, aux moyens de l’empêcher de décroître, la forme même dont il a fait choix pour son récit lui interdit de s’attarder en d’aussi graves considérations. Or, c’est pour nous une question de sérieuse importance que de maintenir des rapports efficaces avec les peuples qui, à l’aube de leur formation ou de leur rénovation nationales, furent nos clients et sur lesquels notre action s’exerça le plus naturellement. Notre empressement à les négliger est vraiment étrange ; il est si prompt, si absolu, que nous risquons parfois de les détacher de nous ! Certes la maladresse est grande pour une nation comme pour un individu de rappeler hors de propos les services rendus. Se montrer discret à cet égard n’est pas seulement une preuve de bon goût, c’est aussi un acte de bonne politique ; encore faut-il y apporter quelque mesure, de façon que la nouvelle génération n’en vienne pas à ignorer totalement les titres que lui créa sa devancière à la reconnaissance de ceux-ci ou de ceux-là.

C’est nous qui l’avons mise debout, cette belle et charmante Roumanie dont le vieux sang latin conservait secrètement pour des jours plus heureux les qualités héritées de la Rome impériale. Notre révolution de 1848 donna le branle à ses aspirations. Une sympathie instinctive semblait du reste l’incliner vers nous et Bucarest, mélange copieux de palais boursouflés et de lamentables masures, était déjà imprégné de la vie et des idées françaises ; mais, alentour, la terre continuait de somnoler, inféconde, et l’âme nationale se cherchait déroutée à travers des horizons imprécis. La secousse n’eut d’autre résultat que d’amener une fois de plus le vis-à-vis redoutable des Turcs et des Russes toujours prêts à se disputer la proie qui les séparait. Un accord intervint entre le tsar et le sultan, mais il n’eut pas de lendemain. La guerre de Crimée éclata ; les troupes russes évacuèrent les principautés que les Autrichiens vinrent occuper jusqu’à la paix.

Au congrès de Paris qui la scella, Napoléon iii se fit le champion de l’indépendance roumaine. Sous la pression de sa volonté, on restitua à la Moldavie une portion de la Bessarabie dont les Russes, en 1812, s’étaient saisis. On fit plus : les deux principautés furent placées sous la garantie collective des grandes puissances. L’empereur des Français dut renoncer à réaliser sur-le-champ l’unité qu’il avait en vue pour ses protégés. À Vienne et à Constantinople cette unité inquiétait. Du moins la Moldavie et la Valachie reçurent-elles des institutions identiques et la permission de discuter en commun certaines questions. C’était plus qu’il n’en fallait pour leur permettre de franchir elles-mêmes le dernier pas. Le même jour, à Jassy et à Bucarest, le prince Couza fut élu hospodar. Fort de l’appui de la France qui saurait imposer à l’Europe l’acceptation de cette irrégularité initiale, le nouvel élu s’intitula prince de Roumanie et put dire ainsi à ses concitoyens dans sa proclamation : « La nation roumaine est fondée. » Elle l’était. Napoléon iii dont le regard distrait si souvent couvrit des idées têtues, éprouvait une double satisfaction à encourager sur les bords du Danube la formation d’une nouvelle nationalité — et d’une nationalité latine. Quand les gouverneurs provisoires désignés par le sultan avaient réussi à faire élire en Moldavie des adversaires de l’unité, l’empereur s’était interposé, avait fait casser l’élection et, consultés plus librement, les Moldaves avaient élu des unitaires. Le prince Couza raisonnait donc juste en comptant sur l’appui impérial. Il prouva sa reconnaissance en régnant à la Bonaparte ; il copia gentiment le coup du 2 Décembre et sortit de son mieux de la légalité pour rentrer tant bien que mal dans le droit ; il dispersa l’Assemblée et voulut payer son audacieuse initiative en monnaie magnifique ; il offrit le suffrage universel comme compensation à l’étranglement de la Constitution.

Le prince Couza avait quelques qualités ; son défaut irréparable était d’être Roumain. Pour créer des traditions monarchiques, il fallait un étranger qui pût régner en dehors et au-dessus des factions. Les Roumains furent les premiers à s’apercevoir de cette délicate nécessité et, ayant déposé Couza, ils appelèrent Charles de Hohenzollern. Voilà, à mon sens, la meilleure preuve de leur noblesse ancestrale, l’indice certain d’un long affinement et le sceau d’une race authentique. Au risque de blasphémer la science, je prétends que le contour d’un acte en dit plus long sur les origines des peuples que le contour d’un crâne, et que les aspects de leur mentalité surpassent en valeur ceux de leur langage même. Sont-ce des Serbes ou des Bulgares qui auraient agi de la sorte, je vous en prie ? Et depuis trente-neuf ans que ce grand événement s’est passé, se sont-ils montrés asez Latins, les sujets du roi Charles ? Latins dans leur mélange de sagesse et de turbulence, de collectivisme théorique et d’individualisme pratique, Latins dans leur conception toute nationale et matérielle de la religion, dans leur sens avisé du progrès, dans les oppositions de leur philosophie aux belles ordonnances et de leur tempérament vibrant et passionné. En vérité, c’est à se demander si cette colonie essaimée par les Romains d’autrefois ne nous donne pas d’eux une image plus vivante que ne sait le faire l’Italie actuelle. Les vrais descendants des Perses ne sont pas les Persans ; ils achèvent de disparaître, dans l’Inde, sous le nom de Parsis. Les vrais descendants de Rome ne seraient-ils pas en train de renaître en Roumanie ?…

Il n’est pas mauvais que les hommes du Nord aient quelque chose à dire dans cette renaissance et que le jeune royaume subisse des influences extérieures très diverses. Le hasard l’a bien servi en lui composant notamment une famille royale si bigarrée. Le robuste germanisme du roi et le gracieux britannisme de la princesse royale, encadrant le génie éthéré de la reine, ont créé pour la nation d’utiles contacts. Nous ne pouvons plus, nous autres Français, viser par des alliances princières à cimenter nos amitiés internationales. Mais quand il s’agit de la Roumanie, ce n’est guère nécessaire. Il y a là tout un peuple qui nous connaît, qui a pour nous de la reconnaissance et de l’affection, qui volontiers envoie ses fils s’instruire dans nos écoles et fait un écho sympathique à toutes les idées que lancent nos usines intellectuelles. Mais nous l’ignorons. Du fait qu’une branche des Hohenzollern constitue sa dynastie et que ses intérêts politiques ont incliné légèrement ses gouvernants vers la Triple Alliance, nous le croyons détaché de nous.

Il nous faudrait un planisphère sur lequel apparaîtraient teintés en bleu de France les endroits où nous comptons de vrais amis, chaleureux et sincères. Les régions bleues ne correspondraient guère à ce qu’on suppose sur le boulevard et peut-être que nous ressentirions une blessure d’amour-propre à ne pas les trouver plus vastes et plus nombreuses. Du moins la leçon serait-elle profitable et nous sentirions-nous portés à mieux priser désormais les sympathies avérées et à nous donner plus de mal pour les entretenir et les préserver. En tous les cas, sur cette nouvelle carte du Tendre, la Roumanie apparaîtrait en un costume où le bleu dominerait encore… À nous de bleuir le reste.