Pages choisies des auteurs contemporains/Tolstoï/Introduction

INTRODUCTION




Le comte Léon Nikolaïévitch Tolstoï n’est pas seulement le plus haut penseur et le plus puissant écrivain de la Russie — qui a produit cependant maints cerveaux admirables et dont le nombre et la valeur sont d’autant plus dignes de considération que sa littérature en réalité date d’un siècle à peine.

Il compte aussi parmi les souverains maîtres universels du roman. On ne saurait guère l’égaler, à ce point de vue, qu’à Honoré de Balzac et à George Eliot. Un auteur a même pu voir en lui « le plus grand évocateur de la vie qui ait peut-être paru depuis Goethe »[1]. Du moins il est certain que ses récits de guerre confinent à l’épopée. Pour ce qui est des tableaux de la paix, on peut citer l’exclamation de Gustave Flaubert, à qui Ivan Tourgueniev traduisait verbalement l’« Agonie du comte Bésoukhov ».

« Mais c’est du Shakespeare, ça, rugissait le géant normand, c’est du Shakespeare ! »

Cet homme, qui a remué toutes les questions les plus graves et les plus pressantes de notre âge, est encore lui-même l’un des problèmes les plus troublants qui aient surgi devant ses contemporains.

Apres avoir publié deux œuvres qui, transposées dans toutes les langues du globe, lui ont acquis d’emblée une gloire incontestée et du plus pur aloi, il s’est jeté dans un mysticisme éperdu, dont l’un des dogmes les moins terribles à ses yeux, mais les plus exaspérants pour quiconque a savouré ses chefs-d’œuvre, prohibe toute préoccupation esthétique. Comme un pareil « état d’âme » est à peine concevable en Occident, plus d’un parmi nous se laisse volontiers aller à lui demander si sa raison n’a pas subi quelque crise. Les plus réservés estiment qu’il existe une étrange contradiction entre les deux moitiés de la vie psychique de Tolstoï.

Pourtant, si l’on lit attentivement les œuvres complètes du prophète de Toula selon l’ordre de leur date d’apparition, on sera obligé de conclure à une évolution pleinement logique, parfaitement normale. Cette âme a abouti là où elle devait parvenir, là où il fallait de toute évidence qu’elle en arrivât, et ses deux aspects successifs, loin d’être incompatibles comme ils le semblent d’abord, sont en réalité exactement complémentaires.

Il importe en premier lieu de ne pas oublier que Tolstoï incarne en lui toute l’âme russe. Mais comment ne refléterait-il pas aussi un peu de l’âme collective du monde présent ? On ne nait pas seulement sur un certain sol et sous un certain ciel, on nait aussi à une certaine époque. Il serait donc scabreux de se prononcer sur la crise traversée par Tolstoï avant d’avoir scruté si chacun de nous n’en détient pas en soi les germes plus ou moins stérilisés. Il y a un dicton japonais bien suggestif : — Quand tu empoignes un voleur, prends garde d’avoir l’instant d’après à reconnaître en lui ton fils.

Puis, le comte Tolstoï est né parmi les heureux et les puissants, et la première période de sa vie a été banale. Il n’a pas été contraint, comme par exemple son rival d’un moment, Fédor Dostoïevsky, de peiner pour sa subsistance quotidienne, et, sur la route droite, large et unie où il cheminait, il n’a couru nul péril extraordinaire ni fait nulle rencontre émouvante. Sa pensée a pu se résorber avec la même continue sécurité que celle d’un moine bouddhiste végétant dans quelque ville tibétaine à sept mille pieds au-dessus de la plaine où la multitude grouille et gémit. Et cette comparaison n’est pas choisie au petit bonheur, nous verrons qu’elle s’impose.

Or, chaque fois qu’il est donné à une âme religieuse — et l’on a pu qualifier l’âme russe de « cloche du temple qui sonne toujours les choses divines, alors même qu’on raffecte à des usages profanes » — d’atteindre sans accident ni contretemps à l’ermitage confusément rêvé et de s’y installer, elle ne tarde pas à tomber en proie à un mysticisme que rien n’empêche de se développer sous les formes les plus imprévues.

La biographie de Léon Nikolaïévitch Tolstoï tient en effet en peu de lignes.

Il est né le 28 août (vieux style) : 9 septembre 1828, à Iasnaïa-Poliana, propriété de sa famille dans le gouvernement de Toula, district de Kravsivna. Cette famille, l’une des plus opulentes de la Russie, appartient à la meilleure noblesse et s’est alliée à tout ce que l’empire compte d’illustre. L’aïeul paternel de Léon Nikolaïévitch, Pierre, fut grand maréchal de la cour, puis ambassadeur à Paris auprès de Napoléon Ier.

Il fit ses études à l’université de Kazan, s’y montrant particulièrement assidu aux cours de la faculté des langues orientales vivantes. Lorsqu’en 1851 il prit du service dans l’artillerie, la connaissance qu’il avait de ces idiomes et la séduction qu’exerçait sur lui l’Asie, lui firent choisir l’armée du Caucase.

Il écrivit là sa première œuvre, les Cosaques. Le héros adopte l’existence de ces soldats si peu militaires — comme l’auteur en agira plus tard pour celle de ses moujiks, — partage leurs chasses et leurs expéditions, leurs jeux et leurs fêtes, s’énamoure enfin d’une jeune fille du clan, et n’arrive qu’à cette conclusion : l’âme européenne et l’âme orientale ne sauraient se comprendre ni se pénétrer, encore moins fusionner. Il est criminel, et surtout c’est peine ridiculement perdue, d’attenter à leur intégrité respective. Toute âme est parfaite en soi, et l’on doit tenir pour sacrés ses plis héréditaires et ses marques climatériques. — N’est-ce pas en vertu de la même théorie qu’actuellement Tolstoï, après avoir posé que le Russe est imperméable à la civilisation telle que l’entend l’Occident, en tire la conclusion qu’il faut se hâter de le replonger au milieu des conditions où il vivait il y a deux siècles ?

Heureusement, on trouve dans ce fragment de roman autre chose que le germe d’un pareil raisonnement. On y constate, entre autres manifestations premières d’un talent appelé à s’élever plus tard si haut, un sentiment intense de la nature, des descriptions saisissantes par leur effet d’ensemble comme par le fini du détail, une misanthropie qui ne peut déjà plus passer pour de la mauvaise humeur, un pessimisme sur le point de démêler la formule rationnelle du désespoir, enfin, vis-à-vis de l’effort, une méfiance bien près de se transmuer en mépris.

Détaché en Crimée pendant la guerre qui y sévit, il y puisa l’inspiration de trois récits : Sébastopol en décembre, — en mai, — en août, que le public accueillit avec faveur. Les Cosaques avaient attiré l’attention, la nouvelle œuvre la retint.

Aussitôt la paix conclue, Tolstoï démissionna, et durant quelques années il vécut à la cour et dans la haute société des deux capitales, s’intéressa à diverses questions administratives, voyagea à l’étranger.

Enfin il revint à Iasnaïa-Poliana, et depuis lors il n’a quitté ce domaine que très rarement, et pour très peu de temps chaque fois.

L’unique événement, qui n’offre rien de mystique, dans cette seconde portion de son existence, est son élection, en 1883, au maréchalat de la noblesse du district de Kravsivna. Ce furent du reste les seules fonctions publiques qu’il consentit jamais à remplir, et encore ne s’y résigna-t-il qu’après une longue résistance et sans doute surtout pour se délivrer des instances dont on l’accablait.

Il s’est en effet toujours soigneusement tenu à une égale distance en dehors, ou au-dessus, comme on voudra, de l’un et de l’autre des deux partis qui divisent la classe cultivée de son pays. Tourgueniev a servi ardemment la cause du libéralisme, et Dostoïevsky n’était pas le moins fougueux des Slavophiles. Plusieurs points de la doctrine politique de Tolstoï ne paraissent, en définitive, que l’extrême exagération des théories émancipatrices les plus radicales de l’Occident, et en même temps il n’a fait dans beaucoup d’autres que pousser jusqu’à l’intransigeance absolue le chauvinisme moscovite d’Aksakov. Mais il enveloppe les deux camps du même ironique dédain. L’âme russe a de ces illogismes, — d’autant moins condamnables qu’il n’est pas prouvé qu’elle en détienne le monopole.

L’œuvre littéraire de Tolstoï est relativement peu considérable, au point de vue quantité, s’entend. Postérieurement aux Cosaques et à Sébastopol, parurent le livre intitulé : Trois morts, triptyque où s’accentuaient surtout les tendances philosophiques de l’auteur, puis trois productions de plus longue haleine : le Roman d’un Propriétaire russe, Polikouchka, et le Bonheur de la Famille, où le grand penseur étreignait pour la première fois le problème de l’alliance de deux âmes et de la coordination de deux existences dans le mariage. Un certain nombre de nouvelles, comme le Récit du Volontaire, souvenir de la campagne du Caucase, et le Récit du Marqueur, virent ensuite le jour. En 1872 enfin le public put lire Guerre et Paix et en 1877 Anna Karénine.

Les contes et fables Pour les Enfants, intentionnellement aussi peu littéraires que possible, doivent être rattachés à l’ensemble des écrits pédagogiques de Tolstoï. De même Marchez pendant que vous avez la Lumière, récit du temps des premiers chrétiens, ne peut être compté que parmi ses innombrables dissertations philosophiques et sociologiques. Ses trois fragments d’autobiographie : Enfance, Adolescence, Jeunesse, rédigés de 1851 à 1857, n’intéressent guère que par les documents qu’ils nous fournissent sur les premières phases de son évolution psychique. La représentation à Paris de la Puissance des Ténèbres, son unique œuvre dramatique, a été entourée d’un fracas dont il serait assez difficile de démêler les causes, et que, en tout cas, étant donnée la valeur réelle de la pièce, les meilleurs esprits estimèrent au moins disproportionné.

Depuis le jour où il s’est trouvé en face de ce sectaire de Tver qui lui doit le plus clair de sa célébrité nationale, le moujik Soutaïev, une espèce d’innocent à qui, par un joli raffinement d’humilité, il se déclare redevable de sa foi — comme si cette rencontre n’avait pas été purement la goutte d’eau qui fait déborder le vase, — il a renoncé à ce qui avait, non seulement valu à lui-même la gloire, chose méprisable à ses yeux, mais aussi contribué puissamment à élever la littérature de sa patrie jusqu’aux premiers rangs, et même à attirer vers cette patrie l’intérêt et la sympathie.

Il s’est désormais voué tout entier au fervent apostolat pour lequel il s’estime élu. Les périodiques et les librairies ont été et sont inondés des productions de toutes dimensions où il développe sous toutes les formes et sur tous les modes ses idées sur la vie et la mort, sur l’église, la science et le libre arbitre, sur l’histoire, le travail et le bonheur.

L’essence de sa doctrine est cependant condensée dans En quoi j’ai Foi, et dans le Commentaire sur l’Évangile. Dans Confession, il raconte comment la lumière l’a peu à peu conquis. Dans Que faut-il donc faire ? il expose les voies et moyens par lesquels chacun de nous lui semble capable de réaliser la paix de l’âme dans une société parfaite. Enfin dans Quelle est ma Vie ? il s’efforce de prouver par la production de son propre exemple que ses théories sont susceptibles d’une application immédiate et entière.

On le sait de reste, le proverbe qui veut que nul ne soit prophète en son pays n’est pas vrai sur les bords de la Volga. L’histoire du Raskol suffit à le démontrer. Aussi les adhérents du communisme mystique de Tolstoï sont-ils là-bas plus nombreux de jour en jour. Toutes les personnes qui lisent — et en Russie comme aux États-Unis quiconque a reçu quelque instruction lit — méditent à perte de… conscience sur les moindres feuillets qui leur apportent la parole du Sage de Iasnaïa-Poliana et en discutent passionnément le contenu même le plus vague. Un certain nombre d’entre elles vont jusqu’à modeler leur existence sur celle du Maître — non sans, naturellement, renchérir à l’envi sur les préceptes de celui-ci et partant les fausser, ce dont il se plaint dans son œuvre la plus récente : Trois Paraboles.

Le public occidental n’a encore éprouvé vis-à-vis de la nouvelle doctrine qu’un étonnement et une curiosité tournant rarement à l’inquiétude. En Italie pourtant, M. Fazzari a pu trouver les éléments d’une petite colonie tolstoïenne, qu’il vient de fonder à Squilaccia. Il est vrai que la patrie de François d’Assise, de Savonarole et de Gampanella en a vu bien d’autres.

Au cours des quinze dernières années, Tolstoï ne s’est occupé de littérature qu’à trois ou quatre reprises, séparées par de très longs intervalles. C’est ainsi qu’il a publié les trois premiers chapitres des Décembristes, roman où il avait dessein d’étudier dans ses causes, ses phases et ses effets le mouvement qui tendit un jour à l’instauration en Russie d’un gouvernement constitutionnel, et qui fut si terriblement réprimé en 1825. Tourmenté peut être par le remords de n’avoir pas accompli les suprêmes volontés de Tourgueniev lui écrivant de son lit d’agonie pour le supplier de revenir à la littérature, il donna encore en 1894 Maître et Serviteur. Il est impossible que la première de ces œuvres demeure inachevée, et que la seconde ne soit pas suivie de plusieurs autres. Quoi qu’il advienne, celle-ci et le peu que nous possédons de celle-là sont pleinement dignes de l’auteur de Guerre et Paix et d’ Anna Karénine.

Les deux productions capitales de Tolstoï, celles qui ont pris rang désormais dans la bibliothèque des chefs-d’œuvre de la pensée et de l’art universels, débordent tous les cadres où l’on tente de les circonscrire, de même que leur auteur — et n’est-ce pas là la marque sûre à laquelle on distingue les maîtres incontestables ? — ne relève d’aucune école définie, sinon de celle qu’il a créée, et dont il est et demeurera l’unique représentant.

Il faut bien les qualifier de romans, puisque la trame générale en est maintenue par une fiction. Mais celle-ci est-elle sujet plus que prétexte, ou inversement, ou encore combinaison des deux ? Et d’abord, dans quel genre pourrait-on classer ces romans ? N’y trouve-t-on pas à la fois et selon d’égales proportions tout ce qui constitue le roman d’intrigues, le roman de caractère, le roman de mœurs, le roman à thèse, et en outre, dans Guerre et Paix, le roman historique ?

Puis, ne sont-ils pas bourrés de politique et d’économie sociale ? Et enfin, la philosophie ne les enveloppe-t-elle pas d’une atmosphère pressante, et qui s’infiltre en chaque page ? L’inconnaissable est là, toujours — le plus souvent sous les espèces de la mort. Les leaders-personnages, à travers toutes péripéties, sont en constante peine des causes premières et des suprêmes finalités, et lorsqu’ils n’analysent pas leur propre agonie ou n’observent pas celle d’autrui, le moindre incident les rappelle à l’obsession de l’angoissant problème où échoueront un Jour tous leurs désirs, tous leurs espoirs, tous leurs rêves.

Pour tâcher de déterminer dans la nomenclature littéraire la place d’œuvres si touffues, on ne peut que leur appliquer l’heureuse désignation proposée par M. E.-M. de Vogué : Guerre et Paix est une polygraphie, et c’est la somme de la société russe à l’époque des grandes guerres qui inaugurèrent le xixe siècle, comme Anna Karénine est la somme de la société russe au lendemain de l’abolition du servage et à la veille des grandes réformes poursuivies actuellement, c’est-à-dire à l’heure de l’apogée du Slavophilisme. Si l’on veut être complet, il importe d’ajouter que la première est dominée par la physiologie de la guerre, et la seconde par celle du mariage.

L’opinion professée par Tolstoï à l’égard du phénomène de la destruction de la vie humaine par l’homme même, est aussi simple que le sens où il entend l’institution par laquelle celle-ci est conservée et perpétuée.

La guerre est encore plus absurde qu’horrible. Et les documents qu’il accumule pour faire sentir le bien fondé de ce point de vue, forment un ensemble infiniment plus saisissant que les meilleures argumentations que tel ou tel théoricien pur ait jamais élaborées en vue d’aboutir à la même conclusion.

Quant au mariage, il n’y admet pour exclusive base que l’amour mutuel des deux contractants, et pour but unique la fondation d’une famille. Si toutefois l’un des deux époux a été amené par les aberrations du monde actuel à nouer des liens où l’amour ne soit pour rien et où la fondation d’une famille soit reléguée parmi les préoccupations secondaires, si même elle n’est considérée comme un inévitable inconvénient, qu’il se garde de jamais sacrifier le devoir à la passion. Il va de soi qu’il ne s’agit pas ici seulement du devoir légal, variable d’âge en âge et d’une latitude à l’autre, et d’ailleurs fréquemment en grave contradiction avec l’immuable conscience qui veille, estime Tolstoï, au cœur de l’homme de tous les siècles et de toutes les races.

Restreint à la société contemporaine, ce précepte n’était pas à coup sûr susceptible d’une plus poignante illustration que celle qu’il a reçue dans Anna Karénine, par l’opposition entre l’alliance de Lévine et de Kitty d’une part, et de l’autre le mariage d’argent d’Oblonsky et de Dolly, le mariage d’ambition de Karénine et d’Anna, et enfin l’union de celle-ci et de Vronsky, union maudite, car Tolstoï tient pour monstrueuse, sinon impossible, l’existence de l’amour en dehors du mariage.

L’une des manifestations les plus admirables du talent de l’auteur éclate en ceci, que le souci du développement de ses thèses ne l’a nulle part induit à forcer le caractère d’aucun de ses personnages, ni à altérer les mœurs du milieu où ils évoluent. Bien plus, ses postulats ne semblent que des conclusions inéluctables mais indifférentes, du jeu normal de ces caractères et de ces mœurs. Ses bons-hommes, pour emprunter une expression à l’argot des ateliers, restent toujours eux-mêmes, c’est-à-dire campés d’une façon qui égale la maîtrise d’un La Bruyère. Et leur monde, cour, chancelleries, camps, salons, bureaux, prétoires, est croqué avec la fidélité d’un Saint-Simon — et d’après nature d’ailleurs, tout comme dans les mémoires de celui-ci.

S’il s’attache de préférence aux représentants de la haute société, ce n’est certes pas que son érudition ni sa sympathie se trouvent en défaut à l’égard de la vie matérielle et psychique des humbles. Bien avant d’embrasser son actuel genre d’existence, il avait fraternisé avec les moujiks, et chaque fois qu’il les produit en scène, il le fait avec une exactitude de mise au point, que l’on ne rencontre jusqu’à ce jour chez aucun — sans exception — des romanciers français qui ont tenté l’étude des populations rurales.

Mais les puissants de la terre lui paraissent, à tort ou à raison, ceux de nos congénères dont les passions offrent le plus d’intérêt pour le penseur, parce que le champ qui leur est permis est le plus vaste, et que les formes et les couleurs qu’elles affectent sont les plus variées, les plus complexes et les plus nuancées.

Qu’il scrute une âme de cet ordre ou celle d’un simple, c’est toujours avec une pénétration dont l’acuité ne recule pas même devant la crainte que, de loin en loin, le lecteur n’éprouve soudain que c’est en lui-même que l’on vient de plonger le scalpel.

Dans le langage que tiennent les personnages, dans leurs attitudes et dans lears gestes, dans leurs actions et dans leur extérieur, dans les décors artificiels ou naturels qui les conditionnent plus ou moins, c’est la même scrupuleuse vérité. La fixation en est généralement achevée par la mise en lumière d’un détail, qui devient le motif conducteur, parfois cruel, du personnage, ou dégage du décor une impression ineffaçable.

Ce sont de telles qualités qui justifient une des définitions que l’on a données de Tolstoï, à savoir, qu’il y a dans cette âme de bouddhiste hindou l’esprit d’un chimiste anglais.

Ce sont elles aussi qui ont maintes fois valu à leur possesseur d’être classé parmi les féaux du réalisme.

Si l’on désigne par ce mot la recherche constante du naturel, il est incontestable que Tolstoï est un réaliste au premier chef, et même qu’il a en cela poussé la manière de l’école jusqu’à la perfection. Dès qu’il a eu pris la plume, il a délibérément réagi contre le romantisme, et la protestation était d’autant plus éclatante, que le sujet choisi, le Caucase, venait précisément d’être comme le trépied sur lequel avaient vaticiné Pouchkine et surtout Lermontov. Bien plus, son désir de traduire ses sensations ou celles de ses personnages avec le plus d’exactitude et en même temps le plus de simplicité possible est si vif, que — pareil en cela aux frères de Goncourt — il lui sacrifie tout souci de style. Subtilités de rhétorique, grandiloquence, culte de la période bien conduite et bien équilibrée, il méprise tout cela. On peut même regretter qu’il se soit laissé aller dans ce sens à multiplier les redondances inutiles, les hardiesses inopportunes, les négligences injustifiées.

Mais des écrivains récents nous ont aussi habitués à entendre par réalisme — ou par un autre terme d’ailleurs assez impropre — l’impassibilité dans renonciation. À ce point de vue encore Tolstoï relève de la secte. Pourtant, il y a en lui quelque chose qui sent déjà un tantinet le fagot, à savoir une certaine ironie narquoise dont tressaillent parfois ses descriptions ou ses récits. Et lorsqu’il est sérieux, il tombe en franche hérésie. Pour restreindre aux lettres russes la comparaison entre son œuvre et celles des réalistes authentiques, il est évident que Gogol, Tourgueniev et Dostoïevsky se sont souvent, eux aussi, départis quelque peu du « marmoréisme » orthodoxe, mais ces oublis, chez eux, ne naissaient jamais que sur les incitations d’un pessimisme misanthropique, égoïste, et dont la seule conclusion logique est tout bonnement l’épicurisme.

En face du monde tel qu’il est, c’est-à-dire en face du mal universel et de l’étemelle iniquité, Tolstoï ne ressent ni le découragement de Tourgueniev, ni l’amertume de Gogol, ni les farouches rancœurs de Dostoïevsky. Sa douleur est l’intense répercussion de toutes les souffrances humaines qu’il a vues ou conçues, c’est la compassion évangélique en son entière pureté, et ses révoltes généreuses impliquent la nécessité de l’espérance et aussi sa possibilité.

« Impotent, crient à l’homme Gogol, Tourgueniev, Dostoïevsky, et avec eux bien d’autres pessimistes, ne vois-tu pas que tous tes efforts vers le mieux sont condamnés à demeura vains ?

— Paresseux, lui dit Tolstoï, ne comprends-tu pas qu’il te suffirait d’un peu d’énergie pour arriver enfin à assouvir tes aspirations ? »

Le programme officiel du réalisme compte un troisième article, qui -affirme que, pour dépeindre fidèlement le genre humain, il importe d’insister sur ses monstruosités. Une pareille façon d’envisager l’étude du naturel est étrangère à Tolstoï. S’il est réaliste, ce n’est donc pas le moins du monde à la façon dont le public français entend aujourd’hui cette qualification. Malheureusement toutes les surprises qu’il nous ménage ne sont pas aussi agréables.

Nos écrivains, à la suite de leurs initiateurs antiques, nous ont gâtés sous le rapport de la composition. Aussi éprouvons-nous une impression pénible chaque fois qu’il nous fait constater, dans une production de l’esprit, quelque insuffisance de la méthode ou quelque erreur de goût. Or, il semble précisément que les lettres grecques et latines et les nôtres soient vouées à conserver le monopole de la bonne ordonnance de l’ensemble et du judicieux choix des détails, de même que les trois langues correspondantes à maintenir leur privilège de clarté. La méthode et le goût, déjà rares dans les œuvres les plus géniales que puissent alléger les littératures anglaise et allemande, sont presque inconnues des auteurs russes.

L’unité et la continuité de l’action ne se rencontrent guère là-bas que dans un livre de Dostoïevsky : Crime et Châtiment. Chez Tolstoï on n’en découvre point de trace.


Anna Karénine roule sur deux actions, celle qui englobe Anna, son mari et Vronsky, et celle qui se poursuit entre Lévine et Kitty. Toutes deux appellent une égale attention, elles sont rattachées l’une à l’autre par des liens qui ne sont en somme que des « ficelles ». On a voulu voir dans Guerre et Paix un sujet prédominant : la lutte de la Russie contre l’étranger. N’y a-t-il pas là excès d’ingéniosité ? En réalité, on peut isoler dans cette œuvre une bonne demi-douzaine d’intrigues parallèles.

Non content d’enchevêtrer à l’infini ces diverses trames, l’auteur s’est encore imaginé de consacrer une place parfois énorme à des digressions qui n’ont pas le moindre rapport avec n’importe laquelle des actions développées ni avec les thèses plaidées. Ainsi, dans Anna Karénine, telle chasse en marais, qu’a-t-elle à faire avec, d’une part, la tragédie vécue par Anna, son mari et Vronsky ou l’idylle où s’emparadisent Lévine et Kitty, et d’autre part la question du mariage ? Et dans Guerre et Paix, en quoi cette interminable chasse à courre, et la périlleuse gageure tenue par un officier ivre, et la perte de jeu infligée par ce même militaire à un de ses camarades, influent-elles, soit sur la marche des cinq ou six intrigues, si ce n’est pour les interrompre, — soit sur la solution du problème de la guerre ? Elles n’ont même pas l’excuse de nous renseigner sur des nuances spéciales aux mœurs de l’époque analysée, car le « petit oncle » ne peut courir le renard qu’exactement de la manière qu’on le court aujourd’hui, et Dologhov ne saurait s’imbiber de spiritueux et tailler une banque autrement que le premier officier venu de notre temps.

Il y a également lieu de remarquer que la plupart des acteurs principaux d’une œuvre font double emploi avec ceux de l’autre, et non seulement par le rôle dont ils sont chargés, mais aussi par les péripéties qu’ils traversent. Ainsi le Pierre Bésoutchov, l’André Boltkonsky, la Natacha, le vieux ménage Rostov, la princesse Droubetskoï de Guerre et Paix, ont leurs pendants rigoureux, comme leurs prolongements, respectivement dans le Constantin Lévine, l’Alexis Vronsky, la Kitty, le vieux ménage Cherbatsky, la comtesse Lydia d’Anna Karénine. Oblonsky n’est que le développement d’une moitié de la personnalité du vieux Rostov, et Varinka a été créée d’une côte de Marie Bolkronsky.

Il est vrai que l’auteur a su nous rendre si intime tout le petit monde qui s’agite dans le premier des deux livres, que l’unique sentiment éprouvé par nous en le reconnaissant dans le second est presque le soulagement de retrouver de vieux amis dont on n’avait pas depuis longtemps reçu de nouvelles.

Une autre particularité qui, par contre, choque franchement, est celle-ci, qu’après avoir ouvert ses deux romans par une exposition très habile, et merveilleuse de clarté et de logique, Tolstoï n’a pas craint de leur infliger à chacun la fin la plus fâcheuse qui se puisse imaginer. Lorsque, dans Guerre et Paix, le sang a cessé de couler, que les morts sont enterrés et les blessures déjà à demi cicatrisées, et que les âmes sœurs qui s’étaient cherchées d’instinct plusieurs années durant viennent de se rejoindre, lorsque dans Anna Karénine l’héroïne s’est suicidée, il semble que l’auteur n’ait plus rien à nous dire. Hélas ! il se croit obligé d’accumuler encore des pages et des pages — si elles n’étaient qu’inutiles ! mais c’est qu’elles dégagent un profond ennui, — pour nous apprendre comment Pierre ou Lévine sont parvenus à calmer leur tourment d’absolu.

Si ces épilogues nuisent incontestablement à l’œuvre en soi, ils offrent cependant l’intérêt de nous renseigner sur les phases par lesquelles l’auteur a passé pour aboutir à son actuel état psychique.

Comme Pierre et comme Lévine, il a très jeune perdu toute foi en les dogmes de l’Église, et considéré les rites et la masse qui les observe, non avec mépris, mais avec pitié. Comme eux, à travers toutes les circonstances de la vie, avidement il a cherché la croyance indéfectible où il pût s’établir enfin, quémandant des indications à tous les systèmes de métaphysique et des guides jusque dans les franc-maçonneries martiniste, swedenborgienae, etc., consultant la science, et souffrant si cruellement de ne découvrir nulle part le sentier certain, que durant quelque temps il a été, au milieu même d’une existence très active et de tout ce qui constitue le bonheur individuel, obsédé de l’idée du suicide.

Il estime qu’à présent la lumière lui est venue.

Sa doctrine philosophique et morale tient en peu de mots.

Les causes premières et les suprêmes finalités sont absolument inconnaissables. Le mieux que nous puissions faire pour la paix de notre âme à leur endroit consiste donc à les supprimer résolument de nos préoccupations. Nous venons de ce qui pour notre intelligence doit rester le néant, et nous y allons.

Nous y sommes aussi, car la vie n’a de réalité que par rapport à nous. La seule chose qui importe, c’est de tirer de cette triste apparence le lîieilleur parti possible, autrement dit, de nous rendre les uns aux autres l’existence aussi tolérable que possible. Surtout travaillons, c’est l’unique moyen efficace de tuer le temps. Et ne nous tuons pas nous-mêmes, car nous risquerions de supprimer une existence utile en quelque chose à l’amélioration de celle d’autrui.

Tolstoï affirme professer dans tout cela le pur christianisme, dégagé des altérations qu’avec les siècles y ont apportées les Églises.

L’histoire nous a appris qu’il n’est pas très malaisé de faire rendre à la doctrine chrétienne, en la pressurant bien, d’abord le panthéisme, puis le rationalisme, et enfin le quiétisme. Par contre il n’est pas besoin du moindre effort pour reconnaître dans les croyances de Tolstoï tout bonnement l’orthodoxie bouddhique. D’autant plus que la morale de Sakya-Mouni repose, de même que celle de l’Évangile, sur l’humilité que doit nous inspirer cette évidence que nous ne sommes qu’une parcelle de néant, sur la compassion que nous devons éprouver pour tout ce qui partage avec nous la misérable condition de vivre, et sur l’abnégation que nous devons pratiquer à l’égard de nos frères en humanité pour que le poids de l’existence leur semble un peu moins lourd.

Ce n’est du reste pas la première fois qu’est signalée la parfaite conformité du « tolstoïsme » avec la grande théorie hindoue. M. E.-M. de Vogüé, notamment, y a beaucoup insisté. On peut ajouter que le prophète de Toula n’est pas seul en Russie à relever, plus ou moins inconsciemment, du bouddhisme. Tout le mouvement nihiliste — c’est le sens philosophique du mot qui est en cause ici, et non l’acception détournée à laquelle l’usage a habitué l’Occident — a sa source dans la doctrine du Nirvana.

D’autre part, on ne voit en principe guère de différence entre les croyances de Tolstoï, telles que nous les avons résumées d’après lui-même, et celles où ont abouti tous les esprits qui, à l’heure présente, restreignent rigoureusement leur confiance à la science positive. Mais ceux-ci, de la nécessité de nous atténuer mutuellement l’ennui de vivre, déduisent la conclusion logique du progrès, tandis que Tolstoï, par une inconséquence qu’il faut renoncer à comprendre, nie la perfectibilité de l’être par l’amélioration des conditions de son existence.

À peine a-t-il établi que le pourquoi de toutes choses nous demeurera caché à jamais, il reproche amèrement à la science de ne l’avoir pas découvert, et pour la punir il la supprime. Après avoir affirmé que tous nos efforts doivent tendre à l’extrême réduction des servitudes imposées par la nature à l’individu et à l’extrême développement des rapports entre tous les membres de la collectivité, il condamne précisément l’unique instrument que nous y puissions employer.

Platon interdisait sa république aux poètes. Tolstoï la ferme à quiconque pense. Si par là il se sépare du bouddhisme, c’est pour se rapprocher étroitement de l’idée hindoue qui a donné naissance au fakirisme : — Penser fait mal, donc retournons à la vie végétative. C’est le même sophisme que celui qui conclut la Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert.

La thèse a été depuis longtemps si victorieusement réfutée, que l’on peut s’étonner qu’elle ait gardé la force de resurgir à nouveau. Quoi qu’il en soit, voici comment elle est plaidée dans Confession, dans En quoi j’ai foi dans le Commentaire de l’Évangile, dans Que faut-il donc faire ? dans Quelle est ma vie, et ailleurs parmi cette multitude des écrits didactiques de Tolstoï qui menace de surpasser la masse des productions de Swedenborg.

Et d’abord la science.

« Vous dites, par exemple, que l’homme a le droit de ne se soumettre qu’aux lois par lui consenties : la science vous répondra que les lois ne sont pas l’œuvre de l’homme, mais l’expression d’un moment historique. Vous dites que vous croyez en Dieu : la science vous répondra que les idées métaphysiques varient avec les phases de l’évolution humaine. Vous dites que l’Iliade est la plus belle des épopées : la science vous répondra qu’une épopée est le résumé de la mentalité d’une société primitive. La science ne s’inquiétera pas de savoir si la liberté est ou non nécessaire à l’homme, si Dieu existe ou non, si l’Iliade est belle ou non. Elle se contentera de localiser dans l’histoire les sujets que vous venez de lui soumettre et la façon dont vous les envisagez. Dites-lui que vous souhaitez quelque chose, ou que vous y avez foi, ou que vous l’aimez. Elle vous répondra que vos vœux, votre culte, vos passions, ne sont que les vœux, le culte, les passions, d’un homme de tempérament et d’âge donnés, vivant dans un milieu et à une date donnés, et que par conséquent le juste, le vrai et le beau sont purement relatifs. »

Et Tolstoï oublie qu’il a posé en principe le néant des conceptions humaines, pour taxer d’erreur et d’inutilité ce qui précisément démontre ce néant.

Voyons maintenant comment est dressé le réquisitoire contre le progrès.

« Pourquoi le peuple — c’est-à-dire les neuf dixièmes de l’humanité — demeure-t-il indifférent à la civilisation, pourquoi même souvent s’y montre-t-il hostile ? Parce que la plupait des avantages du progrès passent hors de sa portée, et que ceux qui l’effleurent lui causent plus de mal que de bien.

« Les forces de terre et de mer sont de jour en jour plus importantes, mieux disciplinées et mieux outillées ; il y aura plus de veuves et d’orphelins la prochaine fois que l’on se battra.

« La propriété s’accroît peu à peu ; — le nombre des propriétaires diminue proportionnellement.

« Les villes s’agrandissent de plus en plus ; — il y a moins de travailleurs dans les campagnes.

« Les voies ferrées vont se multipliant ; — les forêts vont se réduisant[2].

« Les salaires sont plus élevés que jadis ; — le coût de la vie aussi.

« Les routes sont de mieux en mieux entretenues, les rues de mieux en mieux éclairées, la sécurité de mieux en mieux assurée ; — les impôts sont de plus en plus lourds.

« Il y a maintenant des journaux, des tramways, le télégraphe, le téléphone, c’est à peine si l’on bat encore les femmes et les enfants, et déjà quelques dames ne font presque plus de fautes d’orthographe ; — nous ne sommes pas meilleurs que nos ancêtres. »

De ces constatations banales on déduit généralement qu’il faut travailler à ce qu’un nombre d’humains de plus en plus considérable soit mis à même de participer aux bénéfices de la civilisation.

De quel droit, s’écrie Tolstoï, si un moujik estime que, tout ignorant qu’il est à notre sens, il en sait quand même assez pour contenter ses besoins, lui imposons-nous d’apprendre quoi que ce soit !

Du reste l’éducation est la grande pervertisseuse. Quiconque instruit son prochain ne cherche en réalité qu’à assouvir sur lui l’une des formes du despotisme. Enseigner un enfant, c’est vouloir l’asservir à nos idées, le façonner à notre image. Et l’enfant, de son côté, pour quels motifs apprend-il ? Pour éviter d’être puni, ou pour recevoir des récompenses, ou pour surpasser ses condisciples, ou pour conquérir ce que l’on appelle une situation. La crainte et la dissimulation, la vanité, la jalousie et l’envie, les appétits matériels, c’est là tout ce que les pédagogues développent en lui.

L’application sociale d’un tel système est tout indiquée.

« Sur quel critérium vous fondez-vous, demande le sage de Iasnaïa-Poliana, pour avancer que le moujik est inférieur au boïar ou au prélat, à l’officier ou au magistrat, au banquier ou au professeur ? Si le bârine raille sa grossièreté, ne trouve-t-il pas en retour parfaitement ridicule que le bârine confonde le seigle avec l’orge, et une vache pleine avec une vache laitière ? Les Anglais tiennent les Hindous pour des sauvages ; aux yeux des Hindous les Anglais sont de purs barbares. Les Européens sourient en parlant des Japonais ; les Japonais ont-ils les Européens en si grande estime ? Les Français trouvent aux Allemands l’esprit trop lourd ; les Allemands estiment trop léger l’esprit des Français. De même les progressistes professent que le peuple a tout à faire pour s’élever à un état social bien ordonné, et moi j’affirme que c’est lui qui a raison contre eux lorsqu’il préfère son inertie, et que moins il se souciera de droits civiques, plus il jouira de ses droits humains. »

En un mot, cessons de penser à donner de la force aux faibles, pour devenir faibles nous-mêmes.

Dans la société tolstoïenne nous avons déjà vu qu’il n’y aurait plus d’effusion de sang, et que toute éducation serait abolie. Il va de soi que nul être humain ne saurait prétendre à juger son semblable ni encore moins à le châtier ; partant les tribunaux et les prisons auront vécu. On abandonnera les villes, on renoncera à tout commerce, à toute industrie. La propriété individuelle n’aura plus de raison d’être, puisque tout sera à tous. Le partage remplacera le salaire et l’aumône, et chacun produira de ses mains ce dont il pourra avoir besoin.

Si la suppression du gouvernement, impliquée par chacun des articles de ce programme, n’est cependant nulle part nettement spécifiée, c’est que la censure est encore assez sévère en Russie. Quant à la dissolution de la famille, elle devait manquer également à cette nomenclature, d’ailleurs classique, car Tolstoï ne va pas jusqu’au communisme absolu. La famille au contraire, est la base de la société patriarcale vers laquelle il voudrait nous voir régresser.

Non content de formuler son rêve, il l’a réalisé pour lui-même. Avec un large esprit de conciliation, il est vrai. Il porte l’eau, laboure, sème et fauche, soigne son cheval, trait ses vaches et tond ses brebis, se tricote des bas, lave son linge, confectionne ses bottes. Seulement il n’a pas partagé ses terres avec ses paysans, et on le sert encore à table en gants blancs et chaussures à semelle de feutre.

Lorsque dans la conversation un de ses hôtes fait allusion à Guerre et Paix et à Anna Karénine, Tolstoï entre en rouge colère.

« J’ai écrit ces livres et d’autres, dit-il quelque part, à une époque où je m’imaginais que les conteurs comme les poètes ont mission de profiter de l’énorme influence qu’ils exercent pour enseigner la vérité. Mais je me suis vite aperçu que, loin d’être en mesure d’indiquer à autrui le chemin de la vérité, je ne savais pas moi-même où le trouver. »

Tous ceux qui ont lu les deux chefs-d’œuvre de la littérature russe les considéreront volontiers comme deux erreurs, à condition que l’auteur retombe le plus tôt et le plus souvent possible dans son péché. L’humanité n’a pas soif seulement de vérité. Ses aspirations vers la beauté ne sont ni moins ardentes ni moins sacrées. C’est peut-être parce que tout ce qui est réellement beau est vrai, et réciproquement.

R. C. ------
  1. E.-M. de Vogüé, le Roman Russe. C’est surtout aux livres de M. de Vogüé, ainsi qu’à ceux de MM. Alfred Rambaud et Anatole Leroy-Beaulieu, qu’il faut se reporter si l’on veut pénétrer l’âme russe, et par conséquent celle de Tolstoï.
  2. Dans les immenses plaines russes les locomotives sont chauffées au bois.