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votre lettre du 1er novembre[1]. Vous saurez à présent, monsieur, qu’un corps détaché de mon armée, ayant passé le Danube au mois d’octobre, battit un corps turc très-considérable, et fit prisonnier un bacha à trois queues qui le commandait.

Cet événement aurait pu avoir des suites, mais le fait est (chose dont vous ne serez pas content peut-être) qu’il n’en eut pas ; et que Mustapha et moi nous nous trouvons…

9025 — À M. LE CONTE DE LEWENHAUPT.
Janvier.

Monsieur, je suis avec vous comme le coq à qui on donna une perle ; il dit qu’on lui faisait trop d’honneur, et qu’il ne lui fallait qu’un grain de millet[2]. Je suis très-indigne du beau mémoire que vous m’avez envoyé sur la désertion, mais j’en sens tout le prix ; et, quoiqu’il ne m’appartienne pas de dire mon avis sur une chose si importante et si éloignée de mes connaissances, j’ose pourtant être entièrement de votre opinion.

Ce sont les moines qui devraient déserter en foule, et ce sont les soldats qui devraient rester avec leurs colonels ; cependant c’est parmi nous tout le contraire. La raison en est que les moines sont animés par trois motifs qui manquent aux soldats : l’enthousiasme, l’espérance, et la cuisine.

Les soldats suédois avaient l’espérance avec Charles XII, et son enthousiasme guerrier. Les Anglais se nourrissent, dit-on, mieux que les autres.

Tous ces gens-là d’ailleurs croient avoir une patrie ; et vous savez qu’en général le soldat français est accusé de n’en point avoir[3], d’être fort raisonneur, inconstant, et pillard. Personne n’est plus entouré de déserteurs que moi ; ils passent tous par Ferney pour aller en Suisse, à Genève, et en Savoie ; et ils reviennent à Ferney mourant de faim. On en composerait une armée plus nombreuse que celles qui ont été commandées par les Condé et les Turenne. Ce fléau cessera peut-être quand on cessera d’avilir le métier. M. le marquis de Monteynard[4] a déjà fait, dans ce dessein, la plus belle opération qui ait été tentée encore ; et j’ose croire que, depuis cette époque, la désertion est moins fréquente.

  1. Lettre 8966.
  2. La Fontaine, livre I, fable xx.
  3. Voyez tome XXIX, page 136.
  4. Ministre de la guerre ; voyez tome XLVII, page 317 ; et ci-après, lettre 9049.