Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8966

8966. — À CATHERINE II,
impératrice de russie
À Ferney, 1er novembre.

Madame, je vois par la lettre du 26 septembre, dont Votre Majesté impériale m’honore, que Diderot est tombé malade sur les frontières de la Hollande. Je me flatte qu’il est actuellement à vos pieds ; vous avez plus d’un Français enthousiaste de votre gloire. S’il y en a quelques-uns qui sont pour Moustapha, j’ose croire que ceux qui sont dévots à sainte Catherine valent bien ceux qui se sont faits Turcs. Il est vrai que Diderot et moi nous n’entrons point dans des villes par un trou[1] comme des étourdis : nous ne nous faisons point prendre prisonniers comme des sots ; nous ne nous mêlons point de l’artillerie, où nous n’entendons rien. Nous sommes des missionnaires laïques qui prêchons le culte de sainte Catherine, et nous pouvons nous vanter que notre église est assez universelle.

J’avoue, à ma honte, que j’ai échoué dans le projet de ma croisade. J’aurais voulu que madame la grande-duchesse eût été rebaptisée dans l’église de Sainte-Sophie, en présence du prophète Grimm, et que votre auguste alliée eût établi des tribunaux de chasteté tant qu’elle aurait voulu dans la Bosnie et dans la Servie. Pierre l’Ermite était pour le moins aussi chimérique que moi, et cependant il réussit ; mais il faut considérer qu’il était moine ; la grâce de Dieu l’assistait, et elle m’a manqué tout net. Si je n’ai point la grâce, j’ai du moins la raison en ma faveur.

Sérieusement, madame, il me paraît absurde qu’on ait eu un si beau coup à faire, et qu’on l’ait manqué : je suis persuadé que la postérité s’en étonnera. N’ai-je pas entendu dire qu’avant la campagne du Pruth un ambassadeur demandant à Pierre Ier où il prétendait établir le siège de son empire, il répondit : À Constantinople ? Sur ce pied-là, je disais : Catherine la Grande, ayant réparé si bien le malheur de Pierre le Grand, accomplira sans doute son dessein, et l’auguste Marie-Thérèse, dont la capitale a été assiégée deux fois par les Turcs, contribuera de tout son pouvoir à cette sainte entreprise. Je me suis trompé en tout : elle a pardonné aux Turcs en bonne chrétienne ; et le roi de Prusse, roi des calvinistes, a été le seul prince qui ait protégé les jésuites, lorsque le bon homme saint Pierre a exterminé le bon homme saint Ignace : que peut dire à cela le prophète Grimm ?

Il faut que M. de Saint-Priest ait bien raison, et que Moustapha ait un esprit bien supérieur, puisqu’il a su engager les meilleurs chrétiens du monde dans ses intérêts, et réunira à la fois en sa faveur les Français et les Allemands.

Le roi de Prusse dit toujours que vous battrez Moustapha toute seule ; que vous n’avez besoin de personne : je le veux croire ; mais vos États ne sont pas tous aussi peuplés qu’ils sont immenses ; le temps, la fatigue, et les combats diminuent les armées ; et avant que la population soit proportionnée à l’étendue des terres, il faut des siècles. C’est là ce qui fait ma peine ; je vois que le temps est toujours trop court pour les grandes âmes. Ce n’est pas à un barbouilleur inutile qu’il faut de longues années, c’est a une héroïne née pour changer la face du monde. Elle est encore dans la fleur de son âge ; je voudrais que Dieu lui envoyât des lettres patentes contre-signées Mathusalem, pour mettre ses États au point où elle les veut. On dit que des corps de Turcs ont été battus ; c’est une grande consolation pour Pierre l’Ermite.

Je me mets aux pieds de Votre Majesté impériale avec le plus profond respect et l’attachement le plus inviolable.

  1. Voyez lettre 8490.